À nouveau la Palestine
Hamza Esmili

La rédaction de ce texte a débuté au lendemain du 7 octobre. Il a d'abord semblé judicieux à son auteur de ne pas le publier tant que le carnage à Gaza était toujours en cours. Cependant, alors que chacun pressent que la guerre actuelle a valeur de bataille finale, il apparait désormais – à tous ceux pour qui la destruction d'un peuple n'est pas souhaitable – que seul un réglement proprement politique de la question palestinienne est à même de couper court à la tragédie qui se dévoile sous nos yeux. Ce texte, construit depuis une perspective arabe par nécessité, doit ainsi être lu comme une participation au débat qui déjà s'enclenche.

Dia al-Azzawi, Sculpture 6
On voudrait porter sur la trame d’évènements en cours au Moyen-Orient le regard de qui a en grande partie été socialisé à la politique lors des révolutions arabes. L’affect n’en est pas moins vif ; face à l’actualité, disons-le, l’abattement progresse d’heure en heure. Mais même l’émotion la plus intense doit se donner des prises sur le réel ; au risque de l’erreur d’analyse, il faut tenter de contenir le néant au sein duquel prennent forme toutes les pathologies individuelles et collectives, dont la plus menaçante et la plus actuelle est la prophétie autoréalisatrice de la guerre civilisationnelle.

La perspective est donc celle qui a pris forme lors de la séquence débutée par l’immolation d’un vendeur ambulant en Tunisie à la fin de l’année 2010. Plus d’une décennie d’insurrections, d’échecs et de retours de flamme a ainsi été au fondement d’un mode de politisation alternatif à celui anti-impérialiste qui a longtemps eu cours dans la région. Pour la première fois depuis 1967, la politique au sein des sociétés du Maghreb et du Machreq s’est majoritairement énoncée dans les termes d’une économie morale qui leur est propre. À la faveur des révolutions arabes, les grandes idéologies de l’ère moderne, c’est-à-dire le conservatisme, le socialisme et le libéralisme, l’équation théologico-politique ou la question nationale ont ainsi été réinvesties à la lumière neuve de la critique des États postcoloniaux.

La réalité discursive dans laquelle vient s’insérer la trame des évènements actuels est quant à elle marquée du sceau du transfert ; la Palestine agit comme la métaphore coagulant entre elles tant de situations disparates que sa texture propre en vient à s’estomper. Aussi, à l’heure sans doute où la trame historique des révolutions arabes prend fin, il importe de lui faire droit une dernière fois, comme pour mesurer la rupture que représente dans l’histoire récente de la région la centralité retrouvée de la question palestinienne. Ce point de vue, arabe par nécessité, doit permettre de tisser autrement l’écheveau dont la Palestine est à nouveau le nom.

Guerres imbriquées

À l’aube du samedi 7 octobre 2023, la frontière réputée hermétique entre Gaza et Israël a rompu. Plusieurs centaines d’unités armées palestiniennes l’ont franchie, conquérant d’abord des centres opérationnels de l’armée israélienne, avant d’investir les villages environnants. Au fil de la journée, une longue série d’atrocités et de morts civiles israéliennes s’égrènent[1].

L’attaque contre Israël menée par plusieurs factions palestiniennes à la tête desquelles s’est placé le Hamas a valeur de fait d’époque. Bien qu’il soit l’épisode d’une guerre bientôt centenaire, la consistance du massacre excède celle d’un acte à rationalité militaire. Tant la nature que la magnitude de l'offensive sont sans équivalent dans le long cours du conflit, le double ressort exterminateur et nihiliste révèle ainsi une violence de masse inédite dans l’histoire politique palestinienne[2]. Plusieurs décennies d’affects tristes conçus dans la succession des défaites historiques s'exaspèrent dans l’assaut donné contre les kibboutz ; Amira Hass, grande voix de la gauche israélienne, elle-même ancienne habitante de Gaza, décrit ainsi au lendemain de la catastrophe l’exultation sardonique[3] de ceux qui ont été condamnés à une vie d’assiégés perpétuels[4].

Comme attendu, la réponse israélienne est celle de la violence débridée. Enivré d’idéologie suprémaciste, laquelle précède largement le massacre du 7-octobre, le gouvernement israélien se lance à corps perdu dans l’annihilation de chaque rameau de l’ennemi collectivement identifié à Gaza. Le bombardement systématique de ses infrastructures civiles – écoles, hôpitaux, mosquées – doit préluder à une invasion terrestre destinée à « détruire le Hamas » à tout prix, c’est-à-dire au prix nécessaire de l’effacement systématique de la société palestinienne de Gaza[5], voire à « remodeler le Moyen-Orient ». À l’aube d’un probable nouvel exil, plus d’un million d’habitants doivent fuir précipitamment au sud de l’étroite bande de Gaza encerclée de toute part, en sus de plusieurs milliers de morts civils aussitôt assassinés pour solde de tout compte. La Cisjordanie, où l’État israélien offre armes et encouragements aux colons, n’est pas en reste ; la liste des raids, morts et détenus s’allonge de jour en jour. L’ire vengeresse n’épargne pas non plus les Arabes israéliens, voire plus largement la gauche, lesquels sont visés tant par le régime israélien que par les nervis fanatisés du suprémacisme néo-nationaliste.

Cette première strate historique, la plus importante, donne lieu à des réactions en série la répercutant en d’autres configurations sociopolitiques. Fait marquant en Europe, le consensus libéral et humanitaire – il est vrai largement mis à mal au cours des dernières années – cède de part en part. Au nom du rapport de force[6], une partie de la gauche française s’abîme dans le déni d’affectation par l’évènement. La nature solidairement exterminatrice et nihiliste de l’attaque dirigée par le Hamas est passée sous silence, ce qui empêche dès lors d’en saisir la singularité. Cette réaction – à laquelle contribue tant la force de l’inertie que la pensée géopolitique[7] – est cependant tributaire d’une forme de politisation qui ne se réduit pas au regard porté sur la situation palestinienne. Ainsi, incapable de prendre acte du massacre du 7-octobre, la partie la plus conséquente de la gauche française avait quelques années auparavant refusé de reconnaître la poussée démocratique à l’œuvre dans les révolutions arabes. Quelques-uns de ses plus importants courants avaient même souscrit à la répression inouïe de l’insurrection syrienne au nom de la « lutte contre l’islamisme » ; l’un de ses principaux dirigeants s’était ainsi gaussé du « Daech de la Goutta », en référence narquoise à l’attaque au gaz sarin par le régime d’Assad lors de laquelle près de 1400 civils avaient perdu la vie dans la banlieue de Damas[8].

En l’un et l’autre cas, la gauche française transfère sur la scène lointaine du Moyen-Orient l’une de ses impasses constitutives. Réduite au registre « potestatif[9] », elle a abdiqué le désir de comprendre sociologiquement la variété des expériences collectives qui composent la trame contemporaine. À l’heure de la fascisation des esprits, elle se révèle inapte à tout exercice de réflexivité quant à son rôle au sein des sociétés modernes, par-delà l’impitoyable tectonique des rapports de force qui lui tient lieu de géopolitique[10]. Méconnaissant la concrétude des configurations sociohistoriques et des idéaux politiques qui s’y conçoivent, la gauche française projette sur la Palestine - comme sur la Syrie hier – la radicalité déréalisée d’une pensée dégradée.

À l’inverse, l’impératif de destruction de Gaza semble faire consensus parmi les gouvernements occidentaux, lesquels souscrivent d’emblée au principe de la punition collective et le mettent parfois eux-mêmes en œuvre : les Etats-Unis déploient ainsi le plus grand de leurs porte-avions au large de Gaza, dont ils appellent les habitants à s’exiler en Égypte, avant d’annoncer que quelques milliers de leurs soldats participeront au massacre ; l’Union européenne parait remettre en question le principe de son aide à la Palestine entière ; la France clame la constance de l’ennemi de quelque point géographique par où on l’observe. L’implacable correspondance est ainsi établie là-bas et ici, nulle dissimilitude de nature n’oppose la trame française à celle israélienne. Réagissant à l’attaque du 7 octobre, le maire d’une ville d’importance dit placidement qu’il faut « nettoyer la France ».

Si la réalité française a sa propre contexture[11], in fine peu en lien avec la situation palestinienne, l’historicité propre au conflit est partout déniée. Tant au nom de rapports de forces constitués en cadre inexorable de la politique que par l’encodage de ceux-ci dans les termes d’une opposition ontologique, la configuration historique au sein de laquelle l’attaque du Hamas et la réponse que lui donne le gouvernement israélien sont des développements inédits le cède ainsi à la force des projections croisées. À défaut d’intelligibilité politique, le périmètre de la Palestine comme métaphore est considérablement étendu, celui-ci devient le nom d’un conflit d’essence civilisationnelle.

La fin des révolutions arabes

Car la solidarité à l’égard de la Palestine est singulièrement revigorée au sein du Machreq et du Maghreb – et au-delà – par la trame des récents évènements. La question palestinienne parait à nouveau comme celle centrale à la conscience politique arabe. Elle retrouve ainsi le statut de point d’aboutissement par excellence de l’ensemble des espérances collectives. Le fameux slogan « la Palestine, la boussole » donne à voir le retour d’un refoulé qui ne l’avait été que superficiellement. À l’heure postcoloniale, la conscience politique arabe – tant séculière que religieuse – se construit primordialement dans le rapport à l’Occident. Cette perspective spéculaire – « qui est l’autre et qui est moi ? » écrit Abdallah Laroui[12] – est d’abord celle du marxisme arabe, lequel se fond intégralement dans le thème de l’anti-impérialisme[13], puis du réformisme islamique, qui en prend efficacement le relais en dénonçant l’emprise occidentale sur le monde musulman. Tout au long des décennies suivant les indépendances, l’un des modes majeurs de la critique des gouvernements arabes est celui que fonde la dénonciation de leur proximité – explicite ou devinée – aux puissances impérialistes.

Le nom « Palestine » constitue alors la sublimation de l’épreuve de la domination occidentale. Si celle-ci peut être manifestée par d’autres évènements historiques, comme l’invasion du Suez en 1956 ou les guerres du Golfe et l’embargo lors desquels l’Iraq est détruit par une coalition d’États occidentaux[14], la constance de la question palestinienne et l’accroissement exponentiel du déséquilibre des forces en présence l’instituent en cause primordiale[15]. Qu’importe que la conscience arabe reproduisît ainsi une vieille erreur d’analyse, celle qui consiste à ne voir dans le projet sioniste qu’un agent de la domination occidentale[16], cette identification permettait d’incarner une injustice tout à la fois vécue et historique, sensible et indépassable.

L’autoritarisme des gouvernements fut expliqué par la solidarité spontanée à l’égard de la Palestine des masses arabes ; le récit solidairement populaire et militant voulait que, sans la contrainte de leurs gouvernants, celles-ci auraient immédiatement œuvré à la libération palestinienne. Souvent interrogé sur la meilleure expression du soutien des peuples arabes, Arafat répondait invariablement que leur premier devoir était de se libérer de leurs gouvernants. Les indépendances conquises étaient dès lors réputées de peu d’importance ; l’occupation de la Palestine – et la succession de défaites qu’elle entraînait – démontrait que l’impérialisme était le cœur persistant du malheur arabe. La sublimation opérait en deux sens : d’abord en figurant l’ordre du monde de plus au plus défavorable aux Arabes puis en l’exhaussant au plan de meurtrissure qu’assène le scandale de la déshumanisation. L’identification prenait ainsi le pas sur la solidarité ; chacun devinait la valeur affectée à sa propre vie à la vue des souffrances infligées aux Palestiniens et auxquelles acquiesçait d’une seule voix la société internationale.

La séquence des révolutions arabes manifeste une rupture d’importance au sein de cette trame affective et idéologique. L’accroissement de la division du travail social parmi les sociétés de la région conduit à l’amplification des aspirations à l’égalité qui les parcourent. La mort de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid agit comme l’extraordinaire catalyseur de toutes les souffrances vécues. En Tunisie, en Égypte, au Yémen, en Arabie Saoudite, au Bahraïn, en Lybie, en Syrie ou au Maroc, elle conduit à l’alliance de groupes sociaux différenciés mais provisoirement unis par une commune quête de justice. À la lumière de la dénonciation des États postcoloniaux, les grandes idéologies constitutives de la modernité politique – le libéralisme, le conservatisme et le socialisme - sont éprouvées au sein de chacune des sociétés qui font l’expérience de la mobilisation populaire. Les révolutions arabes sont ainsi le lieu de l'internalisation de la critique sociale, conquérant par là-même pour leurs sociétés une conscience historique inédite.

Aussi, certains développements politiques différenciés se donnent à voir : le libéralisme – sous une forme plus ou moins autoritaire – est endossé par le Maroc et l’Arabie saoudite. Le conservatisme donne lieu à de sévères contre-révolutions en Tunisie et en Égypte, voire à la tentation génocidaire du régime de Bachar al-Assad conduite au nom de « la résistance au sionisme global ». Quant au socialisme, celui-ci est figuré puissamment – c’est-à-dire sous sa forme utopique – par l’expérience des zones libérées de la révolution syrienne[17]. Cette explicitation idéologique par l’épreuve de la conflictualité sociale conduit également à poser à nouveau frais le problème théologico-politique, que l’accession au pouvoir puis la mise à distance[18] de mouvements issus du réformisme islamique remet au goût du jour, ainsi que la question nationale, notamment depuis la perspective des rapports de genre et de l’existence de minorités raciales, sexuelles et religieuses au sein des sociétés arabes.

La séquence des révolutions arabes n’implique pas la disparition de la politique anti-impérialiste. Néanmoins, tant que la vigueur contestatrice subsistait, tant que les forces de la contre-révolution n’avaient pas partout triomphé, celle-ci était reléguée dans l’ombre de la potentialité toujours à l’œuvre d’une mobilisation populaire actualisant la critique politique dans la réalité de rapports sociaux en pratique expérimentés. « Tu ne viens pas me faire un discours sur la bourgeoisie globale et les classes laborieuses », disait en 2017 un participant au Hirak du Rif[19]. La concurrence entre la politique anti-impérialiste que sublime la Palestine et celle qui prend forme lors de l’ère révolutionnaire est aussi démontrée par son envers. Les pays de la région qui ne connaissent pas de grandes mobilisations populaires sont aussi ceux où la violence occidentale a été la plus forte ou la plus récente : la Palestine elle-même, où l’occupation coloniale persiste, le Liban, qui avait été envahi par Israël et dont une partie est demeurée sous son joug[20], l’Iraq[21], détruit par les États-Unis en 2003, ou l’Algérie, au sein de laquelle le traumatisme de la férocité française ne s’est jamais résorbé.

Pendant plus d’une décennie, la Palestine est reléguée à l’arrière-plan de la conscience politique arabe. Quoique près de 1500 civils soient assassinés par l’armée israélienne lors de la guerre de 2014, celle-ci ne suscite qu’une émotion lointaine, guère semblable aux grandes manifestations de soutien à la seconde intifada ou celles qui s’étaient élancées en dénonciation de l’invasion américaine de l’Iraq, tandis que les Accords d’Abraham conclus par les pays arabes les plus résolument engagés sur la voie du libéralisme conduisent à une critique restée largement contenue.

La faiblesse relative du discours socialiste conduit cependant à l’essoufflement progressif des révolutions arabes. Le libéralisme triomphant oublie les conditions sociohistoriques de sa propre incubation ; le conservatisme croit mettre un terme à la mobilisation populaire en décrétant sa corruption par des forces étrangères. Cette saturation de la séquence historique, ainsi que la pente résolument nationaliste suivie par l’Europe, conduisent alors au renouveau de la politique anti-impérialiste par-delà toute prise dans le réel. Progressivement, le militarisme russe est minoré au nom de la dénonciation de la domination occidentale ; le coup d’État antifrançais au Niger est salué par une presse francophone marocaine longtemps acquise à l’ancien colonisateur ; la Chine est espérée comme contrepoids à l’Amérique hostile et injuste.

Ces éléments disparates ne révèlent pourtant leur sens historique qu’à l’heure de la guerre de 2023. L’extraordinaire émotion collective qui saisit les sociétés arabes à la vue de l’annihilation programmée de Gaza permet à la politique anti-impérialiste de recouvrer ses quartiers de noblesse égarés. Bush et Blair n’ont jamais été jugés, la guerre contre le terrorisme dénie noms et visages aux morts de Haditha comme à ceux de Gaza[22]. Qu’importe que les crimes de Bachar al-Assad aient été si vastes et si terribles ; la Palestine est la scène primordiale de la déshumanisation. Qu’importe également l’oubli de tant d’autres forfaits historiques affectant les Arabes et les Musulmans ; la Palestine rend perceptible un déni de justice que nulle mobilisation populaire ne saurait effacer. Pour la conscience arabe confrontée à l’épuisement de la séquence révolutionnaire, l’irrédentisme militariste du Hamas offre à voir une politique se dispensant tant d’idéaux moraux que de lucidité historique[23]. La résistance géopolitique – c’est-à-dire d’un bloc contre l’autre – est de nouveau exaltée, sous les auspices prétendument fanoniennes d’un destructeur hara-kiri pour toute politique[24].

L’illusion s’estompe : le poids de l’histoire l’emporte de beaucoup sur l’état de la division du travail social et les aspirations à l’égalité qui s’y logent[25]. En 1968, Abdallah Laroui écrivait que « bien plus que l'expérience des différentes luttes nationales, le problème palestinien, à cause de ses complexités, de ses contradictions objectives, permet aux Arabes, tout en exigeant d'eux, de naître réellement à l'histoire. Chacun doit applaudir à cette naissance et faire en sorte qu'elle n'avorte pas, car il y va de l'avenir des Arabes, bien sûr, mais aussi de l'intérêt des autres peuples[26] ».

L’optimisme a échu, mais le constat d’une impitoyable détermination historique demeure. À l’insu de ses tenants, la politique anti-impérialiste était le signe d’une malédiction. La fin des révolutions arabes n’est guère causée par la guerre de Gaza, celle-ci démontre simplement à qui l’aurait oublié que nulle résolution historique n’est à espérer sans que la question palestinienne n’y trouve également son dénouement. La malédiction est aussi une promesse ; par la force des choses, la Palestine est l’épreuve d’un monde où tous sont investis d’une égale dignité historique[27].

Pour une politique de la responsabilité

La meurtrissure dont la Palestine est – hélas – le nom n’a de cesse de conduire à l’abîme de l’affrontement civilisationnel. En miroir de l’Europe au sein de laquelle les évènements récents finissent de rompre le consensus libéral - et de donner à voir l’esquisse d’un autre bien plus sombre -, le transfert conduit aux pires crispations collectives. À Berlin ou en Tunisie, des synagogues brûlent. Aux États-Unis, un enfant palestinien est criblé de coups de poignard.

Le retour du refoulé anti-impérialiste finit de persuader que couper court au transfert ne peut se faire par l’évitement, mais à la seule faveur d’en empêcher l’aboutissement actuel, c’est-à-dire d’offrir un traitement responsable et juste de la situation israélo-palestinienne pour elle-même. Aussi s’agit-il de ressaisir la conflictualité à l’œuvre sur le plan de la politique bien comprise, c’est-à-dire d’une diplomatie où l’ensemble des parties en présence sont invitées à l’exercice de la réflexivité sociohistorique. Gershom Scholem – le grand historien du judaïsme et tenant convaincu du projet sioniste – pouvait écrire : « Je vois dans le sionisme un mouvement qui tient que nous sommes obligés de nous soumettre à l’épreuve de l’histoire sans couverture utopique. Et il est clair que l’on paye pour cela. On rencontre d’autres gens qui ont des droits et des intérêts contraires. La haine que nous portent les Arabes ne ressemble pas à la haine de Hitler. Elle est fondée sur un intérêt réel, que nous avons lésé. Et Weizmann, par exemple, savait très bien que les Arabes ont une cause valable, appuyée sur des arguments solides. La question est de savoir si nous pourrons tenir jusqu’à ce que nous arrivions à un accord avec eux ».

Tenir jusqu’à l’accord, cela veut dire évaluer les possibilités réelles – et les coûts collectifs que chacune représente – s’offrant aux uns et aux autres. L’historicité recherchée n’est pas celle proclamant le droit légitime des uns ou des autres à disposer souverainement de la terre[28]. À l’inverse, il s’agit bien d’enquêter quant à la forme politique permettant à deux consciences nationales de s’épanouir dans un pays en partage. Toute politique de la responsabilité doit cependant admettre comme axiome de départ l’obsolescence de la « solution à deux États » qui avait été au cœur des accords d’Oslo. Ceux-ci ont pourtant entraîné d’importantes concessions historiques réalisées par les Palestiniens[29]. Ils ont ainsi entériné les frontières de 1967, accepté le non-droit au retour des réfugiés dans les territoires perdus en 1948 et renoncé à la charte nationale de l’OLP – « caduque » selon le célèbre mot de Yasser Arafat. Nulle contrepartie ne leur fut cependant offerte ; dans l’attente d’un État qui ne vient pas, la société palestinienne est formée d’individus apatrides et dénués de droits sociaux et civiques, quotidiennement soumis aux affres de l’occupation et à une Autorité palestinienne – et au Hamas s’agissant de Gaza – réduite à la fonction de police auxiliaire.

À ce titre, la responsabilité israélienne est écrasante[30]. Le principe d’un État palestinien – même selon des termes objectivement défavorables à celui-ci – n’a jamais été admis par les vastes courants sociaux que représente une droite israélienne aussi fanatisée que de facto hégémonique – elle gouverne ainsi quasi-continument le pays depuis l’assassinat de Rabin. Prolongeant le coma artificiel de l’Autorité palestinienne, soutenant explicitement le Hamas en l’érigeant en partenaire privilégié pour la poursuite de la guerre, la politique de l’État d’Israël révèle un rare manque de discernement historique[31]. Le refus tant de la partition effective que l’incorporation des Palestiniens au sein d’une entité politique dont la forme serait nécessairement à reconstruire[32] instituent une impasse aussi dangereuse que globale.

Mais la politique de la responsabilité trouve pourtant quelque motif d’espoir auprès d’une gauche israélienne qui n’a pas renoncé à interroger son impensé palestinien, même après le traumatisme collectif que représente l’attaque du 7 octobre[33]. La redistribution possible d’alliances qui se laisse ainsi deviner est seule à même de politiser autrement le conflit et, gageons-le, de défaire la somme des projections croisées qui le prennent pour funeste point d’aboutissement.



[1] Plus de 1400 morts sont à déplorer à l’heure où ce texte est rédigé.
[2] La lutte palestinienne ne fait état d’aucun autre massacre de cette ampleur et nature, même lors des émeutes antijuives lors de la période mandataire. À vrai dire, le seul crime de guerre similaire dans l’histoire du conflit est celui des camps palestiniens de Sabra et Chatila (1982), commis par l’armée israélienne et ses supplétifs chrétiens maronites, dont l’estimation du nombre de victimes varie entre 1500 à 3000 morts.
[3] Amira Hass écrit : « Les réactions joyeuses des Palestiniens à la réalisation actuelle du Hamas ne devraient surprendre personne. Après tout, l'ennemi tout-puissant s'est révélé dans toute sa nudité - une armée non préparée qui est occupée à protéger des colons priant dans la ville de Hawara en Cisjordanie et des Juifs qui s'emparent des sources palestiniennes. Des soldats et des policiers confus qui ont pris l'habitude de penser que le combat signifie réveiller les enfants de leur sommeil avec des baïonnettes sorties, ou envahir un camp de réfugiés dans un véhicule blindé. Des inventeurs de logiciels espions et des agents du Shin Bet collaborateurs qui étaient tellement satisfaits de leurs réalisations qu'ils ont négligé le facteur humain - c'est-à-dire, le désir de liberté partagé par tout être humain. La moitié des habitants de Sdérot sont à Gaza, et la moitié des habitants de Gaza sont à Sdérot", ont plaisanté les habitants de Gaza pendant le Shabbat une fois que le nombre d'Israéliens capturés est devenu clair. Ce sont les plaisanteries de détenus condamnés à perpétuité, des personnes connues uniquement à travers les récits de leurs grands-parents réfugiés, avec les paysages de Jiyya, Burayr, Hamama, Najd, Dimra, Simsim et d'autres villages détruits autour de l'actuelle bande de Gaza, où se trouvent aujourd'hui les kibboutz attaqués et les villes israéliennes. Mais que vient après cette joie et ce sentiment de réussite ? ».
https://www.haaretz.com/opinion/2023-10-10/ty-article/.premium/arriving-again-at-the-cycle-of-vengeance/0000018b-15d7-d2fc-a59f-d5df4d810000
[4] Amira Hass poursuit : « Le monde s'est soudainement retourné, et le cauchemar quotidien des Palestiniens a brisé la façade de normalité qui a caractérisé la vie israélienne pendant des décennies. Le Hamas l'a écrasé au moyen de l'opération-surprise qu'il a lancée, démontrant ainsi son ingéniosité militaire et sa capacité à élaborer des plans, à les garder secrets et à utiliser des tactiques de diversion. Ses agents ont fait preuve de créativité en utilisant diverses méthodes pour percer les murs de la plus grande prison du monde, où Israël a entassé deux millions d'êtres humains. Ses hommes armés se sont lancés dans cette campagne en étant prêts à sacrifier leur vie, sachant très bien qu'ils avaient de bonnes chances d'être tués. Certains d'entre eux ont assassiné des centaines de civils israéliens dans ce qui semblait être des orgies de vengeance, que leurs commandants n'ont pas jugé judicieux d'empêcher, ne serait-ce que pour des raisons tactiques. Trois jours plus tard, l'ampleur de ces actes de rage palestinienne se dévoile encore. » (Ibid.)
[5] Benny Gantz dit également que le Sud d’Israël (dont on ne sait pas s’il comprendra Gaza ou non) sera transformé en « paradis pour Israéliens ». https://www.timesofisrael.com/gantz-says-war-in-south-and-possibly-in-north-could-take-months-to-complete/
[6] Amira Hass écrit : « Comme dans chaque guerre israélienne contre la bande de Gaza où le Hamas avait un intérêt, en particulier étant donné le meurtre de civils, on devrait se demander : cette organisation a-t-elle un plan d'action réaliste et un objectif politique réaliste, ou voulait-elle principalement rétablir sa position aux yeux des habitants de Gaza ? Son opération militaire était-elle accompagnée cette fois-ci d'un plan logistique pour aider et secourir les civils de Gaza attaqués ? Ou cela retombera-t-il une fois de plus sur les agences d'aide internationale ? ».
https://www.haaretz.com/opinion/2023-10-10/ty-article/.premium/arriving-again-at-the-cycle-of-vengeance/0000018b-15d7-d2fc-a59f-d5df4d810000
[7] Laquelle fait bonne place à l’antisémitisme.
[8] Cette position est également celle des décoloniaux français, dont l’amitié pour le régime de Bachar al-Assad n’est plus à démontrer, malgré les massacres commis par ce dernier à l’encontre – aussi – des Palestiniens de Syrie. Voir Esmili, Hamza&Sakhi, Montassir, (2023) « En Syrie, le crible d’un séisme », Revue Conditions, https://revue-conditions.com/tremblementdeterre
[9] Vibert, Stéphane. (2016). « Le bain acide des relations de pouvoir. Critique de la socioanthropologie potestative ». Revue du MAUSS, 47, 287-303.
[10] Esmili, Hamza (2023). « L’utopie et sa réception. À propos de la révolution syrienne », Revue Conditions, https://revue-conditions.com/lutopieetsareception
[11] À l’échelle mondiale, seuls deux pays ont ainsi connu des attentats dans la séquence des évènements récents : la France et la Belgique francophone.
[12] Dans un ouvrage qui a fait grande date, le philosophe et historien marocain Abdallah Laroui écrit : « Depuis trois quarts de siècle les Arabes se posent une seule et même question : < qui est l’autre et qui est moi ». En février 1952, Salâma Mûsa intitule un de ses articles « Pourquoi sont-ils puissants ? ». Le « ils » n’avait nul besoin d’être défini. «Ils», « eux », sont les autres qui, toujours à côté de nous, en nous, sont présents. Penser, c’est d'abord penser l’autre : cette proposition, vraie ou fausse pour l’individu, se vérifie à chaque instant dans notre vie collective et c’est bien par elle qu’il faut commencer. Quel est l’autre des Arabes ? Après s’être appelé, pendant longtemps, Chrétienté et Europe, il porte aujourd’hui un nom, vague et précis la fois, celui d’Occident. ». Laroui, Abdallah (1967), L’idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero.
[13] Un exemple important est donné par les travaux de Samir Amin, économiste et théoricien de l’impérialisme. Voir notamment Amin, Samir (1976). L’impérialisme et le développement inégal, Éditions de Minuit.
[14] Avant 2011, les plus grandes manifestations connues par les sociétés arabes étaient celles dénonçant les deux invasions américaines de l’Iraq.
[15] Dans une lettre ouverte au président de la République française, Dominique Eddé écrit : « Le massacre par le Hamas de centaines de civils israéliens, le 7 octobre dernier, n’est pas un acte de guerre. C'est une ignominie. Il n'est pas de mots pour en dire l'étendue. Si les arabes ou les musulmans tardent, pour nombre d’entre eux, à en dénoncer la barbarie, c’est que leur histoire récente est jonchée de carnages, toutes confessions confondues, et que leur trop plein d’humiliation et d’impotence a fini par épuiser leur réserve d’indignation ; par les enfermer dans le ressentiment. Leur mémoire est hantée par les massacres, longtemps ignorés, commis par des Israéliens sur des civils palestiniens pour s’emparer de leurs terres. Je pense à Deir Yassin en 1948, à Kfar Qassem en 1956. Ils ont par ailleurs la conviction – je la partage – que l’implantation d’Israël dans la région et la brutalité des moyens employés pour assurer sa domination et sa sécurité ont très largement contribué au démembrement, à l’effondrement général. Le colonialisme, la politique de répression violente et le régime d’apartheid de ce pays sont des faits indéniables. S’entêter dans le déni, c’est entretenir le feu dans les cerveaux des uns et le leurre dans les cerveaux des autres. Nous savons tous par ailleurs que l’islamisme incendiaire s’est largement nourri de cette plaie ouverte qui ne s’appelle pas pour rien « la Terre sainte ». Je vous rappelle au passage que le Hezbollah est né au Liban au lendemain de l’occupation israélienne, en 1982, et que les désastreuses guerres du Golfe ont donné un coup d’accélérateur fatal au fanatisme religieux dans la région. »
https://www.lorientlejour.com/article/1354010/lettre-ouverte-au-president-de-la-republique-francaise.html
[16] Laroui, Abdallah, La crise des intellectuels arabes, op.cit. Qui peut nier aujourd’hui que la société israélienne est aussi orientale que ses voisines ? Cette erreur d’appréciation opère également en Europe, où l’on s’obstine à voir en Israël une société européenne.
[17] Sakhi, Montassir (2023), La révolution et le djihad, Syrie, France, Belgique, La Découverte.
[18] Cette mise à l’écart se fait violemment, par le biais de coups d’État, en Tunisie et en Égypte ; par les élections au Maroc.
[19] Esmili, Hamza (2018). « « Faire communauté. Politique, charisme et religion au sein du Hirak du Rif », Tumultes, n°50, 1/2018, pp. 131-149.
[20] Le Sud-Liban demeure occupé par Israël jusqu’en 2000. Les Fermes de Chebaa le sont encore aujourd’hui ; quoique le territoire soit relativement insignifiant, il figure la permanence de la blessure.
[21] L’Iraq, le Liban, l’Algérie et le Soudan forment le second cycle des révolutions arabes, entamé en 2019.
[22] Hass, Catherine (2019). Aujourd’hui la guerre. Penser la guerre, Clausewitz, Mao, Schmitt, Administration Bush, Fayard.
[23] Abdallah Laroui écrit : « L’intellectuel antirationaliste a beau jeu de répondre : historicisme signifie réalisme et celui-ci signifie soumission au fait accompli, et il se réfugie dans le romantisme et le volontarisme a-historique. ». Laroui, Abdallah (1974), La crise des intellectuels arabes, Maspero.
[24] Il reste à comprendre quelle logique interne et pratique a poussé le Hamas – rompu à la gestion gouvernementale et à la négociation avec l’adversaire – à faire montre de tant de violence exterminatrice.
[25] Sur ce retournement au sein de sociétés où la division du travail social et l’exigence d’égalité progressent, voir Elias, Norbert (2017). Les Allemands, Seuil.
[26] Laroui, Abdallah, La crise des intellectuels arabes, op.cit.
[27] Qu’adviendrait-il des anti-impéralistes, décoloniaux et géopolitologues de tout bord si la question palestinienne trouvait sa résolution ?
[28] Abdallah Laroui écrit encore : « Quand nous disons qu’en Palestine deux droits historiques sont en opposition, et qu’en bonne logique le plus récent et le moins discontinu devrait l’emporter, cette assertion n’est pas absolument vraie, car les juifs de Palestine investissaient le droit passé par un droit présent qui est le travail de la terre et l’action politique, tandis que les arabes s’appuyaient essentiellement sur le droit théorique que donne une possession continue ; ils se sont révoltés en 1936, cela est vrai ; ils ont mené une lutte héroïque, mais délaissés et méconnus par tous, ils ont désespéré, et la guerre de 1948 s’est pratiquement déroulée sans eux. C’est bien ce fait qu’on trouve exprimé dans le discours du représentant de l’U.R.S.S. en 1947, qui récuse expressément le droit historique, reconnaît uniquement la volonté présente d’une communauté, et sur ce plan les arabes de Palestine n’étaient pas en position de force. Entre les deux politiques, on devine l’opposition entre une vision de l’histoire qui considère le droit comme un absolu donné pour toujours et inaliénable, et une autre qui voit le droit comme la consécration toujours révocable d’un travail de tous les instants. Vingt années de misère dans les camps n’ont en rien fortifié la position des arabes et nullement poussé les autres à reconnaître ce droit qui, historique, se perd chaque jour davantage dans l’histoire. ». Laroui, Abdallah, La crise des intellectuels arabes, op.cit.
[29] Ce qui marque ainsi un procès d’étatisation largement arrivé à maturité.
[30] On admet que la question du rapport du projet sioniste à la société arabe palestinienne se pose en d’autres termes que ceux de l’étatisme et du colonialisme avant 1948.
[31] Cette hypothèse demeure charitable, étant entendu qu’elle suppose que la majorité de la société israélienne n’est pas acquise à la solution de la disparition pure et simple des Palestiniens.
[32] Yossi Beilin, architecte des accords d’Oslo, ne dit pas autre chose. https://www.liberation.fr/planete/2020/08/30/yossi-beilin-une-confederation-israelo-palestinienne-n-est-pas-un-reniement-de-la-solution-a-deux-et_1797891/
[33] La pétition The Elephant in the Room, signée par plus d’un millier d’intellectuels juifs et israéliens non antisionistes, revêt ainsi une importance capitale. Voir https://sites.google.com/view/israel-elephant-in-the-room/home. Cette pétition a également donné lieu à un appel à la fin de la guerre et au retour des otages à la suite du 7 octobre.

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