Les séismes qui ont eu lieu à proximité des villes de Gaziantep et d’Ekinözü
[1] sont à l’origine d’un désastre humain de rare ampleur. Tant la Turquie que la Syrie voisine déplorent des dizaines de milliers de morts – selon un décompte toujours provisoire à l’heure où ce texte est rédigé –, bien plus de blessés et une dévastation matérielle considérable. Certaines villes, comme Antakya ou Kahramanmaraş, ont été détruites à grande échelle. S’agissant de la Syrie, pays singulièrement ravagé par une décennie de bombardements gouvernementaux et russes, plus de cinq millions de personnes ont perdu leur logement à la suite de la succession des tremblements de terre
[2].
La catastrophe est arrivée au sein de l’une des zones géographiques les plus conflictuelles au monde. Loin d’autoriser la trêve, elle accentue les polarisations parmi les parties en présence. À son corps défendant, le drame agit ainsi comme un crible efficace pour donner à voir les enjeux collectifs qui trouvent leur foyer dans la région. Aussi un célèbre journal satirique français – connu pour sa position intransigeante à l’égard de l’islam et des musulmans – ne s’y est-il pas trompé en se
réjouissant de la survenue du tremblement de terre – laquelle supplée d’hypothétiques « chars ». Comme souvent s’agissant du Moyen-Orient, le
transfert agit à plein : on se gausse de la mort
là-bas de ceux que l’on désigne comme adversaires
ici. Quoique déplorable, la caricature demeure pourtant inoffensive. Il en est tout autrement de la campagne orchestrée par le régime de Bachar al-Assad
[3] à l’occasion du séisme. Sans surprise, l’État du Baath – soit le parti panarabe qui gouverne la Syrie depuis 1963 –prend appui sur la catastrophe pour réclamer la fin de sa mise au ban internationale, laquelle avait été décrétée à la suite de l’impitoyable répression qu’il a opposée au soulèvement populaire de 2011. L’argument parait simple : il s’agit ainsi d’alléger le fardeau des Syriens, en supprimant les verrous juridiques qui entravent la solidarité internationale à l’heure la plus tragique. Hormis la généreuse raison humanitaire, toute forme de politisation de l’évènement parait aussi malvenue qu’hors de propos.
Le récit est efficace. Quelques jours après le séisme, il est repris à l’unisson par la gauche anti-impérialiste – par-delà la diversité de ses variantes nationales
[4] –, l’extrême-droite européenne
[5] – historiquement favorable à la dynastie Assad
[6] –, le mouvement décolonial
[7], les restes du nationalisme arabe
[8] et de nombreuses instances internationales. Comme depuis une décennie, la tragédie syrienne sert ainsi de terre de projection – le psychanalyste dirait de
sublimation – à des formes politiques issues de tout autres configurations socio-historiques .
Même répétée à l’infini, la mystification que tous font leur demeure cependant de part en part trompeuse. Euphémisé – « il faut lever les sanctions pour raison humanitaire » – ou explicite – « elles étaient dès le départ indues » –, le soutien à Bachar al-Assad s’exprimant à l’heure de la catastrophe repose ainsi sur la méconnaissance de la situation historique syrienne et une longue série de mensonges que ses affidés répandent dans le débat public en même temps que la politique de normalisation avec le régime du Baath à laquelle ils invitent. En miroir, la réalité des
zones libérées de son emprise – qui ont été durement touchées par le séisme – sont complètement privées d’aide internationale et ignorées des relais du régime syrien, ce qui finit ainsi de convaincre que l’enjeu de la fin des sanctions pour ceux qui la défendent sitôt la survenue du séisme n’est guère d’essence humanitaire.
Aussi est-il nécessaire de défaire le fil logique qui parait mener de la catastrophe à la revendication au retour du régime de Bachar al-Assad parmi le concert des nations
respectables[9]. Simultanément, il s’agit d’interroger les possibilités de l’aide humanitaire à l’heure du séisme – lesquelles ne peuvent être déliées de la trame authentiquement politique que celui-ci redouble.