En 1955, Isaac Nachman Steinberg, le chef d'une petite organisation juive basée à New York, a adressé un avertissement écrit au jeune État d'Israël : "Le passage d'un chemin spirituel glorieux, bien que dépourvu de pouvoir politique, à une voie jonchée des symboles étincelants du pouvoir étatique et du prestige militaire, semble être un chemin périlleux." Steinberg écrivait avec le cœur : des décennies plus tôt, il avait lui-même vécu la promesse exaltante et éphémère de la Révolution d'Octobre en Russie, lorsqu'il avait été le premier commissaire du peuple à la Justice représentant le Parti socialiste-révolutionnaire de gauche. Après que l'alliance de ce parti avec les Bolcheviks de Lénine ait brutalement pris en mars 1918, Steinberg fut contraint à l'exil, souffrant d'un "bîme de désenchantement" à l'égard de la révolution - et évidemment le chemin emprunté par la construction de l'État soviétique.
Comme beaucoup d'autres révolutionnaires exilés, Steinberg passa les années d'entre-deux-guerres à Berlin, mais l'accès au pouvoir d'Adolf Hitler en 1933 le força à s'exiler à nouveau, cette fois-ci à Londres. Là-bas, il s'impliqua dans une organisation juive appelée la Ligue Freeland pour la colonisation territoriale juive. Steinberg en était venu à croire que trouver des solutions territoriales non étatiques à l'errance juive était une manière décisive de mettre en oeuvre son ambition idéaliste d'améliorer le destin de l'humanité entière.
En 1939, Steinberg se rendit en Australie au nom de la Ligue Freeland, pour explorer l'option de créer une colonie juive d'ampleurdans la région supposément vide de Kimberley, dans le nord de l'Australie cccidentale. La Seconde Guerre mondiale éclata pendant son séjour là-bas, et Steinberg resta en Australie jusqu'en 1943, puis se rendit à New York, où la Ligue Freeland avait déménagé. À New York, Steinberg devint le nouveau chef officiel de l'organisation. Avec lui, la Ligue Freeland gagna un critique vocal de l'État juif en Palestine, comme le démontrait son sérieux avertissement de 1955.
Dans le contexte de l'effondrement moral à l'oeuvre dans les doctrines et actions militaires israéliennes, il pourrait être tentant d'interpréter le message anti-étatique de Steinberg à l'attention des habitants du jeune Israël comme étant particulièrement clairvoyant. La Ligue Freeland était un groupe de taille mais bien connecté, s'efforçant de trouver des lieux de résidence pour les réfugiés juifs en dehors de l'Europe et de la Palestine. Ces projets d'établissements, qui ne se sont jamais réalisés, devaient inclure un certain degré d'autonomie culturelle mais n'étaient explicitement pas destinés à devenir des États. "Toutes les nations possèdent des États", écrivait Steinberg en 1948, "mais les hommes sont-ils devenus plus heureux pour autant ? L'énergie des nations ne s'est-elle pas épuisée dans la construction de l'État au détriment d'autres phénomènes sociaux : la famille, les échanges humains quotidiens, les normes éducatives, la morale sociale ?"
En effet, alors que le nombre de décès de civils à Gaza atteint des proportions inimaginables, avec des actes de violence connexes en Cisjordanie, la nature intrinsèquement violente de tout État et sa doctrine sacrée de la sécurité permanente devraient être examinées de près. Dirk Moses, spécialiste en études sur le génocide au City College de New York, a présenté une analyse éclairante sur du concept de sécurité permanente dans un article du 14 novembre pour la Boston Review
[traduit dans Conditions], dans lequel il examinait les opérations militaires israéliennes à Gaza depuis l'attaque du Hamas le 7 octobre. En d'autres termes, avec le recul, peut-être que Steinberg et les "territorialistes" avaient raison et que l'État juif n'était pas la meilleure voie à suivre dès le départ. Non pas parce que les Juifs ne méritaient pas un État, mais parce que, du moins selon Steinberg, ils méritaient quelque chose de mieux qu'un État.
Cependant, la question de savoir si l'histoire a donné raison à Steinberg et à son mouvement et si les sioniste qui ont triomphé au sein des mouvements juifs étaient dans l'erreur n'est pas celle qui apporte les résultants les plus satisfaisants à notre volonté désespérée de faire face à l'instant présent. Appréhender l'histoire du territorialisme juif - c'est-à-dire le mouvement idéologique derrière la Ligue Freeland - pour discréditer moralement le sionisme ne nous fournit pas d'outils analytiques productifs, ni ne rend justice au passé riche du territorialisme. Simultanément, nous ne devons pas non plus céder à l'inclinaison opposée, c'est-à-dire utiliser le territorialisme comme une forme de savoir ajoutée au récit officiel du sionisme que nous connaissons, c'est-à-dire la route qui mène inévitablement à l'État en Palestine historique.
Alors, que peut apporter aujourd'hui le projet largement échoué du territorialisme juif ? Au lieu d'examiner son histoire en termes de succès et d'échecs, ou comme l'un de ces chemins non pris par l'Histoire, ce dont nous avons vraiment besoin est de recouvrer l'histoire politique juive dans un sens plus général. Voilà ce que le territorialisme juif pourrait nous permettre, car l'histoire de ce mouvement est tributaire de l'étendue et de la profondeur de l'imagination politique juive à différents moments de l'histoire. Cela nous montre que l'ambition territoriale juive n'était pas nécessairement seulement axée sur le militarisme étatique et la dépossession coloniale, comme le suggèrent certains milieux politiques de gauche, même si ces concepts étaient certainement présents dans l'air du temps géopolitique de la première moitié du XXe siècle. Parce que le territorialisme était à l'origine un produit du sionisme mais est devenu l'un de ses principaux critiques au cours de son existence d'un demi-siècle, son histoire nous enseigne quelque chose sur ce qu'est le sionisme, mais aussi sur ce qu'il aurait pu être.
L'histoire du mouvement territorialiste juif, dont la Ligue Freeland était la dernière incarnation, a commencé en 1903. Cette année-là, le Secrétaire britannique aux affaires coloniales Joseph Chamberlain proposa au leader sioniste Theodor Herzl une partie de l'Afrique de l'Est coloniale britannique, qui était à tort appelée "Ouganda" (la région était en réalité située au Kenya). L'offre a provoqué des débats houleux au sein du jeune mouvement sioniste, alors que Herzl décéda en 1904 sans exprimer d'opinion tranchée pour guider ses successeurs sur la question. Un vote prévu en 1905 conduisit au rejet de l'offre et à une scission ultérieure au sein du mouvement, qui a à son tour à la création de l'Organisation territorialiste juive (ITO) sous la direction de l'écrivain et militant juif anglais Israel Zangwill.
Au cours des deux décennies suivantes, les membres londoniens de l'ITO ont scruté le monde à la recherche de "terres vides" pour établir des colonies d'ampleur pour leurs frères juifs vivant dans les shtetls appauvris d'Europe de l'Est. L'ITO se considérait comme dépendant de l'ordre mondial colonial, dans lequel il espérait trouver un lieu non peuplé et sous-développé. Entre 1905 et 1925, l'organisation a exploré des options dans des endroits éloignés tels que la Cyrénaïque (Libye), la Mésopotamie (Iraq), l'Angola et le Honduras. Entre 1907 et 1914, l'ITO a également été impliquée dans Projet Galveston qui visait à amener des immigrants juifs russes dans le Midwest américain.
Le but perçu de ce projet, qui était de sauver non seulement des vies juives individuelles mais la vie juive collective, qui a également inspiré la restauration du mouvement territorialiste juif en 1934 - presque une décennie après la dissolution de l'ITO en 1925. La raison principale était l'ascension d'Hitler au pouvoir et la menace qui en découlait pour les Juifs en Europe. Le nouveau mouvement s'est rapidement formé à partir de plusieurs groupes plus petits qui étaient apparus à travers le continent, et ce nouveau corps a été nommé la Ligue Freeland pour la colonisation territoriale juive.
Comme auparavant, les territorialistes étaient d'accord avec les sionistes pour dire que la solution à l'errance juive devait être territoriale, sous la forme d'une colonie d'ampleur en dehors de l'Europe. Alors que les sionistes en étaient venus à croire que cet "ailleurs" devait être la Palestine, les territorialistes plus modérés pensaient que la Palestine ne serait pas en mesure d'absorber tous les Juifs qui avaient besoin d'être relocalisés et que d'autres solutions devaient donc également être trouvées.
Les territorialistes plus radicaux, dont Steinberg, ont quant à eux soutenu que la Palestine était tout à fait moralement inatteignable. Après tout, la terre avait déjà ses habitants : les Arabes palestiniens. Lorsque les résultats fatidiques du vote du Plan de Partition des Nations Unies pour la Palestine de 1947 ont été annoncés, le principal média de la Ligue Freeland a réagi ainsi : "In ne peut pas supposer que de grands nombres d'Arabes dépossédés accepteraient de renoncer à leur revendication sur leurs foyers et terres, qui leur sont aussi chers que la Palestine l'est pour les Juifs." Ce qui était peut-être encore plus troublant pour les Freelanders était leur conviction que la poursuite du projet de construction de l'État sioniste nécessiterait la militarisation avancée de la société juive, un développement qui, pour eux, était contraire à l'éthique et à la religion juives, et donc inacceptable.
Sous l'influence de Steinberg, la Ligue Freeland s'est ainsi de plus en plus présentée comme anti-étatique et anti-militariste, tout en étant curieusement à ses débuts un mouvement colonial. Pendant le milieu et la fin des années 1930, les dirigeants du mouvement (Steinberg n'était pas encore aux commandes) correspondaient abondamment avec les gouvernements français et britannique à propos des possessions coloniales de ces empires. Dans ces lettres, les Freelanders n'ont pas hésité à utiliser un langage qui mettait explicitement en avant la "blancheur" juive pour présenter les Juifs comme de bons sujets coloniaux potentiels sur des terres "non-blanches".
Cependant, seulement quelques années plus tard, sous la ferme direction de Steinberg, les territorialistes se sont soudain retrouvés à la table des négociations avec à la fois les colonisateurs et les colonisés. Qu'est-ce qui s'était passé ? Entre 1946 et 1948, la Ligue Freeland avait engagé des discussions approfondies avec le gouvernement néerlandais et celui surinamais qui avait récemment (et partiellement) été affranchi, afin d'établir une colonie potentielle au Suriname (Guyane néerlandaise) pour 30 000 personnes déplacées juives. Ce plan était à un stade avancé de négociation, représentant la tentative la plus aboutie des Freelanders, avant que les Néerlandais n'y mettent fin en août 1948. C'était trois mois après l'établissement de l'État d'Israël, et au milieu d'une guerre coloniale prolongée que les Néerlandais menaient en Indonésie, le plus grand pays musulman du monde.
Et puis vint l'année 1948. L'État d'Israël était devenu une réalité et le projet au Suriname avait échoué, mais il avait entraîné un changement majeur dans la pensée des territorialistes. Soudain, ils envisageaient leur propre histoire et, par extension, l'essence de la politique juive, comme partie du remodelage aux côtés des forces décoloniales émergentes de l'ordre international d'après-guerre. Cela avait un sens éminent, du moins pour Steinberg et son cercle.
Ce cercle s'étendait, de manière surprenante peut-être, jusqu'en Israël et aux marges du mouvement sioniste lui-même. Là-bas, la Ligue Freeland s'était affiliée, à partir du début des années 1950, à Ihud (Unité), le mouvement successeur de l'organisation mieux connue Brit Shalom (Alliance pour la Paix).
Fondée en 1925, Brit Shalom était également appelée l'Alliance Juive-Palestinienne pour la Paix. Il s'agissait d'un mouvement non-étatique d'intellectuels, dont beaucoup s'étaient installés en Palestine. Brit Shalom prônait une vision alternative du sionisme, appelant à la création d'un foyer de culture juive en Palestine plutôt qu'à un État pour les Juifs (le "Judenstaat" de Herzl). Ils préconisaient un État binational où Juifs et Arabes auraient des droits égaux. Albert Einstein et Martin Buber comptaient parmi les partisans de Brit Shalom.
Ihud, bien qu'il n'ait jamais abandonné le binationalisme de Brit Shalom, a été contraint après la création de l'État d'Israël à se concentrer sur la création d'une structure fédérale plus consensuelle. Malgré le climat politique difficile pour Ihud, ses membres étaient parmi les premiers émigrants en Israël et étaient généralement respectés au sein du Yishouv, la communauté juive pré-étatique de Palestine. Ce n'est donc qu'au début des années 1950 que le Premier ministre israélien David Ben Gourion les a ouvertement attaqués pour leurs opinions.
Steinberg correspondait de manière soutenue avec le leader pacifiste d'Ihud, Nathan Chofshi. En 1953, Steinberg félicita Ihud d'avoir toujours pris en compte les "désirs" et les "souffrances" de leurs voisins arabes : "Le Yikhud [Ihud] s'est opposé aux tendances en Israël vers l'arrogance nationale, la gloire de l'État, la confiance militaire en soi, à toute forme d'assimilation morale." De même, Chofshi décrivait Ihud comme la seule organisation véritablement juive en Israël, signifiant par là la seule organisation moralement droite, et il considérait la Ligue des Territoires Libres comme le seul contrepoint d'Ihud à l'étranger.
L'admiration mutuelle entre Steinberg et Chofshi était accompagnée de leur indignation commune quant à la direction prise par le jeune État d'Israël. Les deux hommes étaient consternés par le tristement célèbre massacre de Deir Yassin du 9 avril 1948, commis par l'Irgun et le Lehi, deux milices sionistes pré-étatiques, ainsi que par le massacre de Qibya du 14 octobre 1953 perpétré par l'armée israélienne. Tous deux déplorent la Loi sur la Citoyenneté de 1952, qui annulait les lois du Mandat britannique décrivant les Arabes palestiniens comme des citoyens, et la Loi sur l'Acquisition des Terres de 1953, par laquelle Israël a exproprié la plupart des villes et villages arabes palestiniens à l'intérieur des frontières de l'État de 1948.
Chofshi et Steinberg étaient également tout à fait d'accord sur les maux internes de l'État. Alors que cette conviction anti-étatiste n'était pas surprenante chez Steinberg, Chofshi, arrivé en Palestine en 1908 lors de la Deuxième Aliyah, était un sioniste déclaré bien connu et respecté, un authetique nationaliste juif. Le mythe du sionisme en tant qu'idéologie étatique cohérente et consolidée devient ainsi au mieux incertain lorsque l'on se penche sur la contradiction inhérente que lui représente Chofshi : un sioniste anti-étatique. Il s'avère donc que même l'État d'Israël post-1948 n'était pas sans contestation par certains acteurs impliqués dans le projet même de construction de l'État.
Steinberg et Chofshi n'étaient plus des jeunes hommes dans les années 1950. Les efforts d'Ihud se sont finalement évaporés dans le contexte de la politique étatique israélienne dominante, tandis que l'action active de la Ligue Freeland a pris fin peu de temps après la mort de Steinberg en 1957. Cependant, l'intention de cet article n'a pas été de pleurer le monde perdu d'une politique juive qui n'a jamais vu le jour. Il ne s'agit pas non plus d'un récit de "gentils" contre des "méchants" dans la politique territoriale juive, dans laquelle les "méchants" (les sionistes) sont sortis vainqueurs et les vainqueurs moraux (les territorialistes) ont échoué.
Pour être clair : l'ITO et les territorialistes n'étaient certainement pas des saints moraux. Eux aussi avaient des idées complexes sur la race et l'ingénierie sociale qui correspondaient aux tendances coloniales et racistes de l'époque. Même Steinberg, si enthousiaste à l'idée de faire partie du monde décolonial, ne pouvait pas pleinement résoudre la contradiction figurée par les peuples autochtones des terres supposément "vides" où les Juifs devaient s'installer au lieu de la Palestine.
Ce que nous devrions retenir de cette histoire n'est donc pas que les territorialistes étaient moralement supérieurs aux sionistes. C'est plutôt que leur histoire souvent ignorée aide à découvrir un univers politique juif beaucoup plus diversifié que l'identification incontestée du sionisme à la politique juive ne la laise entendre. Même en se concentrant uniquement sur le sionisme, la connexion entre Steinberg et Chofshi montre un univers perdu de l'hétérodoxie sioniste qui a perduré bien au-delà de la création de l'État d'Israël en mai 1948.
Israel Zangwill, le père fondateur du mouvement territorialiste, a écrit de manière : "Le passé est fait pour inspirer, non pour imiter, pour continuer, non pour répéter." En effet, le passé ne peut jamais fournir un modèle pour l'avenir, mais peut-être que la pluralité du passé politique juif peut fournir au moins un rayon d'espoir afin que l'imagination politique puisse un jour servir de guide pour sortir de l'impasse morale dans laquelle se sentent désormais piégés de nombreux membres de la gauche politique juive.