À la suite de l'attaque du 7 octobre du Hamas en Israël, un débat international sur le terme de génocide a été déclenché. Certains spécialistes dans l'étude des génocides, dont l'historien israélien Raz Segal et le sociologue britannique Martin Shaw, ont soutenu que l'assaut israélien conduit en représailles contre la population palestinienne de Gaza constitue un génocide. Des universitaires et juristes palestiniens et internationaux, ainsi qu'un nombre croissant de commentateurs (y compris des voix juives), affirment également qu'un génocide est imminent ou déjà en cours. Par exemple, le Center for Constitutional Rights poursuit en justice le gouvernement américain pour ne pas avoir empêché le génocide à Gaza. Avant et après eux, d'autres experts juridiques internationaux ont publié une déclaration condamnant le massacre de 1 200 Israéliens par le Hamas comme étant lui-même génocidaire, et un groupe de chercheurs sur l'Holocauste a ainsi écrit que ces actes étaient analogues aux pogroms ayant ouvert la voie à la Solution finale.
L'objectif des allégations de génocide n'est pas seulement légal et stratégique mais aussi, comme dans le cas de l'invasion russe en Ukraine et du traitement chinois des citoyens ouïghours, urgent et moral, lié à la fois à la sauvegarde des vies et à l'endiguement des désastres humanitaires. Au moment où j'écris, Gaza est détruite par les bombes et les missiles israéliens, les victimes civiles palestiniennes augmentent d'heure en heure - plus de 11 000, dont plus des deux tiers sont des femmes et des enfants -, les hôpitaux ont été systématiquement pris pour cible et des travailleurs humanitaires ainsi que des journalistes sont régulièrement tués. Plus d'un million de Palestiniens ont été déplacés, tandis que les forces armées israéliennes envahissent la ville. Pendant ce temps, les colons et les autorités israéliennes ont déclenché une vague de terreur contre les Palestiniens de Cisjordanie. "Le jour de la vengeance approche", déclarent des hommes masqués alors qu'ils assassinent et expulsent des Palestiniens de leurs villages.
En plus des débats entre experts juridiques, un mouvement de protestation mondiale antiguerre - le plus important depuis la Seconde Guerre du Golfe - a émergé, dénonçant les actions d'Israël comme étant génocidaires et réclamant un cessez-le-feu immédiat. Cette allégation de génocide exprime l'indignation et le chagrin face à la destruction de vies tenues pour moins dignes de compassion, cherchant en retour à générer une pression politique internationale à même de freiner les ambitions d'Israël et à engager à terme la responsabilité juridique de sesalliés. Elle vise également à incriminer la violence militaire israélienne en la plaçant dans le même cadre que la Shoah, qui demeure l'épure universelle du génocide. Pour cette raison, un universitaire palestinien de Gaza, Haidar Eid, a écrit le 10 octobre que le conflit était "notre soulèvement de Varsovie". En réponse, des commentateurs israéliens ont inversé l'équation en comparant les bombardements de leur pays sur Gaza à la destruction de Dresde par les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour eux, ce sont les Palestiniens, et non les Israéliens, qui jouent le rôle des Nazis dans ce drame fatal.
La perspective juridique aide à comprendre pourquoi cette allégation de génocide n'a pas obtenu de soutien significatif au-delà du mouvement de protestation. Le droit international établit une norme singulièrement élevée pour étayer des accusations de génocide, en partant ainsi du principe que ce "crime des crimes" est un acte rare commis par des États "voyous". Pourtant, des actes de punition collective, de déportation, voire de destruction de peuples, sont au fondement de la pratique historique des États modernes. Certains de ces cas - abondants dans l'histoire récente - répondent à la définition actuelle du génocide, mais la plupart n'y s'inscrivent pas. À cet égard, le cadre juridique du génocide sur la violence survenue aussi bien le 7 octobre que par la suite est fondamentalement limité par les paramètres légaux du concept. Aussi, toute partie concernée par la protection des civils doit considérer l'histoire plus large de la violence étatique et de la violence non-étatique dans leurs manifestations actuelles et historiques en Israël et à Gaza.
La violence étatique massive contre les civils n'est pas un défaut du système international, elle est directement liée au concept de souveraineté lui-même. Le droit naturel à la légitime défense joue un rôle fondamental dans la conception occidentale de la souveraineté, dont la formalisation est historiquement indissociable de l'expansion impériale. Depuis la conquête espagnole des Amériques à partir du XVIe siècle, les colons ont justifié leurs représailles contre la résistance indigène comme une auto-préservation défensive. S'ils estimaient que leur survie était menacée, les colonisateurs se livraient à des représailles massives contre les peuples autochtones, y compris les non-combattants. Le doctrine pratique de l'effet secondaire leur assurait que tuer des innocents était permis en tant que conséquence subsidiaire de la réalisation d'une fin morale, comme la légitime défense.
Ils considéraient leur présence dans des contrées lointaines comme légitime, basée sur des hiérarchies civilisationnelles et raciales. La résistance autochtone était présentée comme criminelle et terroriste. Les Espagnols pensaient ainsi avoir été mandatés par Dieu pour propager la foi et s'estimaient donc justifiés à annexer tous les territoires non peuplés de chrétiens afin de convertir les païens. Selon cette lecture, les autochtones de la jungle, et non les colons, étaient les agresseurs. Au XIXe siècle, la mission de christianisation avait été renforcée par la mission réputée progressiste de civilisation des sauvages. Plus récemment, cette idéologie coloniale s'est manifestée dans le projet de "porter la démocratie au monde arabe", avec Israël désigné comme "la seule démocratie au Moyen-Orient", la "villa dans la jungle".
Les guerres coloniales qui ont permis à l'Europe de conquérir la majeure partie du monde au début du XXe siècle ont favorisé l'émergence de l'État moderne européen. Sans les possessions impériales et le commerce lucratif du sucre (et d'autres produits), lequel était lui-même fondé sur le commerce atlantique des esclaves, les États européens n'auraient pas pu générer les excédents nécessaires pour financer leurs appareils militaires et bureaucratiques. Et bien que les puissances européennes et les colons dans leurs colonies ne cherchaient pas à exterminer les peuples qu'ils avaient conquis, ils tuaient ceux qui résistaient, affirmant que leurs mains y étaient ainsi contraintes.
Un certain nombre d'enseignements peuvent être tirés de cette histoire d'expansion et de violence de masse. Le premier est que la destruction des civils est souvent plus importante lorsque la riposte sécuritaire atteint le niveau de ce que j'ai appelé la sécurité permanente - des réponses extrêmes des États aux menaces sécuritaires, mises en œuvre au nom de la légitime défense. Les actions de sécurité permanente ciblent l'ensemble des populations civiles sous la logique de garantir que les terroristes et les insurgés ne puissent plus jamais représenter une menace. Il s'agit donc d'un projet visant à anticiper les menaces futures dès aujourd'hui. De telles aspirations sont évidentes dans de nombreuses crises politiques et humanitaires en cours. Vladimir Poutine estime que l'Ukraine doit être forcée à retourner dans l'orbite russe pour ne jamais pouvoir servir de site de lancement pour les missiles de l'OTAN. L'armée birmane a cherché à écraser le séparatisme rohingya une fois pour toutes en expulsant en 2017 toute la minorité où il se déployait. Et les dirigeants du Parti communiste chinois cherchent à pacifier et à rééduquer les Ouïghours par l'incarcération massive pour prévenir à jamais les aspirations à l'indépendance.
Le deuxième enseignement est que des représailles particulièrement brutales surviennent lorsque la résistance indigène implique des attaques contre les familles du colonisateur - contre les femmes et les enfants. Les campagnes menées contre la révolte indienne de 1857-1859, la rébellion des Boxers en Chine en 1900 et l'insurrection des Herero dans le Sud-Ouest africain allemand de 1904 à 1907 en sont des exemples. S'ajoute au bain de sang le fait que ce type de lutte démographique sans compromis est souvent exactement ce que prescrivent les mouvements de résistance millénaristes et violents qui surgissent à la suite de la décomposition sociale provoquée par la domination coloniale. De tels mouvements ont tendance à considérer les colonisateurs comme une entité hostile unique, rendant les familles de colons aussi passibles de violences que le personnel militaire et policier. Ce que certains historiens appellent le "génocide subalterne", c'est-à-dire le génocide contre les colonisateurs, est apparu précisément dans ces conditions de pouvoir et de violence asymétriques.
Abordée comme une question analytique, il est clair que la violence anticoloniale est la conséquence d'une occupation ou d'une domination coloniale durable. Rappeler cela ne justifie en aucun cas les attaques contre les civils depuis une perspective normative ou légale. Les archives historiques montrent néanmoins que, aussi terribles soient-ils, les soulèvements anticoloniaux violents ont systématiquement été écrasés avec une violence bien plus grande que celle qu'ils ont mis en oeuvre. La violence des civilisés est bien plus efficace que celle des barbares et des sauvages. La répression du soulèvement Maji Maji en Afrique orientale allemande entre 1905 et 1907, par exemple, a causé au moins 75 000 et peut-être 300 000 décès africains. Tout au long des cinq cents ans d'histoire des empires occidentaux, la sécurité des colons européens a primé sur la sécurité et l'indépendance des colonisés.
Que cela signifie cela dans le cas d'Israël et de Gaza aujourd'hui ?
De nombreux responsables du Hamas semblent adopter une position millénariste sur la violence, même si l'organisation affirme maintenant être prête à négocier pour les otages. Dans une interview à la télévision arabe, l'ancien président du bureau politique du Hamas, Khaled Mesha'al, a suggéré que les luttes anticoloniales pouvaient durer plus d'un siècle et coûter des millions de vies. Admettant que le Hamas n'avait pas consulté les Palestiniens de Gaza à propos de l'attaque du 7 octobre, il a insinué qu'ils devaient néanmoins payer le prix de la libération nationale : "aucune nation n'est libérée sans sacrifices". Interrogé sur le massacre de civils israéliens, il a répondu que les pertes civiles se produisent en temps de guerre et que le Hamas "n'en est pas responsable", refusant de reconnaître les atrocités commises par ses propres forces.
Quant à Israël, ses idéologues ont depuis longtemps poursuivi une stratégie d'usure pour contenir la lutte palestinienne, une stratégie qu'ils ont qualifiée de "tondre la pelouse" - assassinats ciblés et bombardements occasionnels sur les populations civiles permettant ainsi de reconduire le statu quo. Cette doctrine est l'expression contemporaine de la célèbre thèse du Mur de Fer, énoncée par Vladimir Jabotinsky en 1923, par laquelle le dirigeant sioniste révisionniste soutenait que la lutte palestinienne était compréhensible, inévitable et de nature anticoloniale. Parlant des Palestiniens, Jabotinsky écrivait qu'ils "ressentaient au moins le même amour jaloux instinctif pour la Palestine que les anciens Aztèques pour l'ancien Mexique et les Sioux pour leurs prairies vallonnées." Puisque les Palestiniens ne pouvaient pas être achetés avec des promesses matérielles, Jabotinsky voulait que les autorités du Mandat britannique permettent la colonisation sioniste jusqu'à ce que les Juifs, alors une petite minorité en Palestine, atteignent la majorité. "La colonisation sioniste doit soit s'arrêter, soit avancer indépendamment de la population autochtone", indique-t-il, "ce qui signifie qu'elle ne peut avancer et se développer qu'avec la protection d'une puissance indépendante de la population autochtone - derrière un mur de fer que la population autochtone ne peut pas franchir."
Hamas a violemment franchi le Mur de fer représenté par la frontière de Gaza le 7 octobre. En réponse, nous assistons maintenant à la tentative d'Israël de mettre en place une solution de sécurité permanente. Ayant échoué à maintenir le statu quo et interprétant le massacre commis Hamas comme un traumatisme semblable à la Shoah, ses dirigeants déclarent maintenant que ces "Nazis" palestiniens ne devraient plus jamais être en mesure de représenter une menace pour Israël. Avec ses assauts aériens et terrestres, le gouvernement israélien cherche non seulement à détruire le Hamas en tant qu'entité politique et militaire - un objectif de sécurité - mais aussi à rassembler une grande partie, voire la totalité, de la population palestinienne dans le sud de Gaza, peut-être afin de créer une zone tampon permanente dans le nord et, finalement, de pousser les habitants de Gaza de l'autre côté de la frontière en Égypte.
La logique stratégique est probablement que la pression du désastre humanitaire qui en découle forcera l'ONU et surtout le monde arabe à réinstaller les Palestiniens dans d'autres pays - qui est l'objectif de sécurité permanent. Un groupe de réflexion proche du gouvernement, l'Institut Misgav pour la sécurité nationale et la stratégie sioniste, a déjà formulé un plan en ce sens. Un ministre d'extrême droite israélien préconise même la recolonisation de Gaza par des colons juifs. En d'autres termes, pour s'assurer que les mouvements palestiniens ne pourront plus jamais attaquer Israël, ses forces armées soumettent deux millions de Palestiniens à des crimes de guerre en série et à des expulsions massives. "Notre objectif est la victoire", a déclaré le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu le 16 octobre, "une victoire écrasante sur le Hamas, renversant son régime et éliminant sa menace pour l'État d'Israël une fois pour toutes". Le ministre de la Défense, Benny Gantz, a réitéré cette idée : "Israël ne peut pas accepter une telle menace active à ses frontières". Déjà le 14 octobre, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés a averti d'une possible nouvelle Nakba. Les dirigeants israéliens ont eux-mêmes adopté ce langage. Avi Dichter, ministre de l'agriculture et membre du cabinet de sécurité, a parlé cette semaine de "mettre en oeuvre la Nakba de Gaza". Avant lui, le député de la Knesset Ariel Kallner a écrit sur les réseaux sociaux : "En ce moment, un seul objectif : la Nakba ! Une Nakba qui éclipsera la Nakba de 48. Nakba à Gaza et Nakba pour quiconque ose se solidariser !"
Si les États occidentaux soutiennent cette solution pour la sécurité permanente d'Israël - comme semblent le faire les États-Unis en budgétisant le soutien aux réfugiés dans les pays voisins sous couvert de geste humanitaire -, ils s'inscriront dans une tradition éprouvée. Pendant, entre et après les deux guerres mondiales du XXe siècle, des transferts et échanges de populations à grande échelle ont eu lieu sur le continent eurasiatique pour homogénéiser les empires et les nations. Des millions de personnes ont fui, ont été expulsées ou transférées de Turquie, Grèce, Autriche, Italie, Inde, Palestine, Europe centrale et orientale. Les Européens progressistes pensaient alors que la paix à long terme serait assurée si les minorités problématiques étaient éliminées. Cette idéologie - partagée aujourd'hui par les gouvernements de la Russie, de la Chine, de la Turquie, de l'Inde et du Sri Lanka - soutient que les populations autochtones et minoritaires doivent se soumettre à leur subordination et, si elles résistent, faire face à la subjugation, à la déportation ou à la destruction. Les opérations antiterroristes qui tuent des milliers de civils sont considérées comme des réponses acceptables aux opérations terroristes qui en tuent beaucoup moins.
Les peuples autochtones et occupés se retrouvent alors dans une position impossible. S'ils résistent par la violence, ils sont violemment réprimés. S'ils ne le font pas, les États ignoreront la violence de moindre intensité mais incessante à laquelle ils sont soumis. En ce moment même, les États occidentaux et de nombreux États arabes sont prêts à tolérer indéfiniment les conditions insupportables de vie dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, tout en essayant de négocier une paix durable au Moyen-Orient sans résoudre la question palestinienne. "Il y a de la violence dans cette insistance à la non-violence de la part de la communauté internationale", a écrit Abdaljawad Omar, un doctorant de l'Université de Birzeit à Ramallah, le 9 novembre, "car c'est effectivement une invitation pour les Palestiniens à se coucher et à mourir."
En effet, la résistance non violente à cet état de fait est ignorée, diabolisée et violemment réprimée. De nombreux États américains et l'Allemagne criminalisent le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions. La Marche du Retour à Gaza de 2018 à 2019 a été accueillie par des tirs de sniper israéliens qui ont tué 233 Palestiniens et en ont blessé et mutilé près de 6 000. Les dirigeants palestiniens locaux qui prônent la protection non violente de leurs communautés contre les colons, comme Issa Amro à Hébron, sont harcelés par les autorités israéliennes. Comme l'a relevé la spécialiste du Moyen-Orient Helena Cobban, le Hamas peut ainsi estimer à peu de frais que les Palestiniens n'ont rien à gagner en se conformant à l'ordre international normatif, qui les a de facto oubliés.
L'ensemble de ces considérations suggère certaines limites au débat actuel sur le génocide. Alors que le concept de génocide est parfois utilisé par les universitaires dans un sens explicatif plus large, il est également invoqué aujourd'hui en tant que catégorie juridique pour accuser Israël du crime international le plus grave. Quoique des actes militaires puissent être condamnées comme génocidaires par la mobilisation politique, juridiquement parlant, le constat d'un génocide ne peut être déclaré de manière unilatérale. En effet, les tribunaux poursuivent les individus pour des actes de génocide, généralement accompagnés de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Ce moment pourrait bien arriver. Karim Khan, le procureur de la Cour pénale internationale, a déclaré que la Cour avait compétence sur le territoire où se déroule le conflit et qu'il suivait de près le conflit. Mais jusqu'à présent, il ne parle que de crimes de guerre, pas de génocide.
Si Khan devait chercher des preuves pour étayer l'accusation de génocide avancée contre Israël, il semblerait néanmoins qu'il n'ait pas besoin de chercher très loin. Les hommes politiques et le personnel militaire israéliens ont fait de nombreuses déclarations avec des connotations génocidaires, affirmant la dépravation ("animaux humains") et la culpabilité collective des Palestiniens de Gaza pour le massacre de masse du 7 octobre commis par le Hamas contre les Israéliens. Le 28 octobre, Netanyahu a comparé le Hamas à l'ennemi biblique d'Israël, Amalek. "Va maintenant, et frappe Amalek", lit-on dans le passage biblique, "et détruis entièrement tout ce qu'ils ont, et ne les épargne pas; mais tue homme et femme, enfant et nourrisson, bœuf et brebis, chameau et âne." Il est parfois oublié que la Convention des Nations unies sur la prévention et la répression du génocide de 1948 interdit également "l'incitation directe et publique à commettre un génocide." Un ancien officier du renseignement de l'armée israélienne a observé que "tout comme le Hamas a supprimé toutes les lignes rouges en ciblant des civils, Israël aussi ripostera de la même manière."
Pourtant, prouver que des individus israéliens ont commis des actes de génocide est extraordinairement difficile compte tenu des paramètres établis par le droit international. Ce n'est pas un hasard. Lorsque les États à l'origine de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide l'ont négociée, en 1947 et 1948, ils ont distingué l'intention génocidaire de la nécessité militaire, afin que les États puissent mener le type de guerres que mènent aujourd'hui la Russie et Israël et éviter les poursuites pour génocide. La norme juridique élevée découle de la définition restrictive du génocide de la Convention des Nations unies, qui était basée sur la Shoah et exige qu'un auteur ait l'intention de "détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tant que tel" (le dolus specialis), selon au moins l'une des cinq manières prescrites (l'actus reus). Les termes "en tant que tel" sont largement considérés comme imposant une exigence d'intention stricte : un acte compte comme génocide uniquement si des individus sont ciblés uniquement en raison de leur appartenance au groupe, comme les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et non pour des raisons stratégiques comme la répression d'une insurrection. Malgré de nombreuses affirmations de culpabilité collective des Palestiniens par les dirigeants israéliens, ces derniers affirment également que leurs forces armées ciblent le Hamas comme une menace sécuritaire, et non les Palestiniens "en tant que tel". Si la Shoahest unique, comme on l'admet, comment d'autres cas de violence de masse contre des civils doivent-ils y être mesurés? Cette problématique parait inextricable.
En d'autres termes, les États ne permettent pas à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de limiter leur droit à la sécurité permanente, envisagée contre des ennemis tant internes qu'externes. L'ampleur stupéfiante de la violence d'après-guerre perpétrée en toute impunité témoigne de cette réalité. Il est vrai que les États se sont entendus sur d'autres instruments, comme les Conventions de Genève, ôour restreindre les crimes de guerre, mais ils ont également fait de leur mieux pour éviter les conséquences pratiques de telles contraintes. Ensemble, les États-Unis et la Russie ont tué des millions de civils dans leurs guerres impériales respectives en Corée, au Vietnam ou en Tchétchénie. Il en va de même pour des États postcoloniaux comme le Nigeria et le Pakistan dans la lutte contre des sécessions territoriales. Des accusations de génocide ont été portées dans certains de ces cas, dans le cadre de campagnes mondiales comme celle que nous voyons actuellement, mais aucune n'a abouti et elles sont largement oubliées dans les annales des violences de masse contre des civils. Cette perspective est aujourd'hui celle à laquelle font face les défenseurs de la Palestine, car il est pratiquement impossible d'établir des analogies réussies avec la Shoah - en particulier par les Palestiniens contre Israël, pour qui la mémoire de la Shoah est fondatrice.
En ajoutant à la difficulté d'établir une intention génocidaire, l'incertitude pèse également dans le droit international humanitaire sur la légalité des civils tués "incidemment" lors d'attaques contre des cibles militaires légitimes. Alors que la majorité des juristes internationaux sont d'accord pour dire que les décès de civils sont acceptables tant qu'ils ne sont pas disproportionnés par rapport à l'objectif militaire recherché, d'autres soutiennent que le bombardement de marchés très fréquentés et d'hôpitaux, indépendamment de l'objectif militaire, est nécessairement indiscriminé et donc illégal.
Inutile de dire que les responsables israéliens insistent sur le fait qu'ils respectent le droit international en ne ciblant que le Hamas et en lançant des avertissements aux civils. Leur ordre aux Palestiniens de se rendre au sud de Gaza a ainsi été défendu comme une tentative de séparer la population civile des combattants du Hamas. La plupart des États occidentaux, y compris les États-Unis, acceptent ce raisonnement, considérant que l'utilisation par le Hamas de "boucliers humains" est la cause plausible des pertes civiles et justifient dès lors par nécessité les attaques indiscriminées d'Israël. Ces États vont encore loin pour excuser toute conduite israélienne au nom de sa légitime défense, les États-Unis semblent ainsi avoir tergiversé sur l'applicabilité des Conventions de Genève aux territoires palestiniens. Il n'est donc pas surprenant que ces mêmes États n'aient pas poussé le gouvernement israélien à expliquer comment couper l'eau, la nourriture et l'électricité à Gaza - une "guerre de la faim", comme l'a déclaré l'Euro-Med Human Rights Monitor - est une tactique militaire légitime. Celle-ci est pourtant réprouvée par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui déclare qu'un acte précurseur au génocide consiste à "infliger délibérément au groupe des conditions de vie calculées pour entraîner sa destruction physique en tout ou en partie". Cependant, si des "pauses humanitaires" ont lieu pour permettre l'acheminement de l'aide, bien que très insuffisante, et que le "siège total" est levé après la défaite militaire du Hamas (si elle se produit), il sera difficile de soutenir dans un contexte juridique que l'étranglement de Gaza par Israël était un acte génocidaire.
Le groupe israélien de défense des droits de l'homme, Breaking the Silence, a observé une opération qui relève moins du génocide que d'une forme particulièrement brutale de dissuasion : la 'Doctrine Dahiya' qui, selon eux, requiert des "attaques disproportionnées, y compris contre des structures et des infrastructures civiles". Cette doctrine et ses applications sont clairement illégales. Pour étayer ce point de vue, le journaliste américain Thomas Friedman a écrit dans une tribune récente que la conduite d'Israël était conçue pour signaler à ses ennemis que personne ne pouvait "être plus fou" qu'elle. Pour spécifier ce qu'il entendait, il a élaboré le concept de la règle de Hama, faisant référence au massacre impitoyable de 20 000 rebelles islamistes par le président syrien Hafez al-Assad dans la ville de Hama en 1982. Selon ce décompte, Israël est bien en chemin pour atteindre ce terrible total. Les représailles excessives, nous devrions nous rappeler, sont une caractéristique de la guerre coloniale et de la consolidation de l'État-nation.
Indépendamment de toute question juridique de génocide, les partisans d'Israël se retrouvent à tolérer tacitement ou explicitement le massacre continu de milliers de civils palestiniens. Une partie considérable de la population mondiale rejette légitimement cet état de fait scandaleux. Ces défenseurs des Palestiniens ne sont pas freinés par les exigences juridiques contenues dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, selon laquelle les personnes tuées dans le cadre d'un génocide doivent être assassinées "en tant que telles", c'est-à-dire uniquement en raison de leur identité, plutôt que par la logique militaire de les vaincre.
Cependant, en réalité, que ce soit en commettant un génocide ou en érigeant un nouveau Mur de fer de défense, des masses entières de Palestiniens sont tuées et peut-être expulsées. Cette distinction sémantique et juridique est in fine sans différence pour les victimes. Vue sous cet angle, l'accusation de génocide par le mouvement de protestation propalestinien peut être comprise comme un symptôme de "l'échec total du droit international à répondre aux crimes de guerre et aux crimes contre l'humanité (y compris l'apartheid)", comme l'a observé le juriste Itamar Mann. La revendication s'arrime également au principe de vérité de la perspective des victimes. Puisque le génocide est un synonyme de la destruction des peuples, que le meurtre et la suppression de leur culture soient motivés par une destruction « en tant que telle » ou par la dissuasion de la sécurité permanente, l'expérience vécue est de même facture : une attaque destructrice contre un peuple, et non seulement contre des civils aléatoires. Mais la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ne reflète pas la perspective des victimes. Elle protège les auteurs, c'est-à-dire les États qui recherchent leursécurité permanente.
Jusqu'à présent, la plupart des États occidentaux ont agi de la même manière, en se solidarisant en soutien à Israël. Ils affirment que le Hamas est seul responsable du conflit actuel. Ce qui manque dans cette perspective, c'est une reconnaissance de l'histoire qui y a mené. Par exemple, la plupart des Palestiniens à Gaza ne sont pas des habitants de Gaza, mais des réfugiés du nettoyage ethnique perpétré sur leurs villages par les forces israéliennes en 1948. Ceux qui veulent retourner à ses villages, maintenant détruits, se souviennent de la résolution 194 (III) de l'Assemblée générale des Nations unies du 11 décembre 1948, qui stipule que les « réfugiés désirant retourner dans leurs foyers et vivre en paix avec leurs voisins devraient être autorisés à le faire dans les meilleurs délais ». La plupart des États du Sud global n'ont pas non plus oublié le droit à l'autodétermination des Palestiniens. Ils demandent non seulement si Israël a le droit d'exister, ce qui est la question habituelle en Occident, mais aussi si la Palestine en a un. Pour cette raison, bien qu'ils dénoncent le meurtre de civils israéliens par le Hamas, ils ne considèrent pas l'attaque comme « non provoquée », comme le font la plupart des États occidentaux. Cela ne diminue en rien le fait que les atrocités commises par le Hamas rendent actuellement impossible la perspective de vivre en paix avec les voisins israéliens.
L'historien juif du nationalisme, Hans Kohn, a observé une situation similaire lorsqu'il a quitté la Palestine après le massacre des Juifs à Hébron en 1929. Comme Jabotinsky, il a vu la violence commise comme une révolte coloniale. Cependant, à l'inverse de Jabotinsky, il pensait que la colonisation sioniste derrière le Mur de fer de l'armée britannique était intenable, car elle était dirigée contre la population majoritairement arabe et provoquerait une guerre coloniale sans fin. Les événements terribles depuis le 7 octobre – et en fait depuis l'établissement de l'État d'Israël – témoignent de sa perspicacité. La vision de Kohn d'un État binational en Palestine a été anéantie par la logique du Mur de fer. Aujourd'hui, le théoricien politique palestinien Bashir Bashir parle d'un « binationalisme égalitaire , comme d'un arrangement pratique qui respecte les nationalités indépendantes des Palestiniens et des Israéliens tout en les unissant dans une structure politique équitable. Peut-être que l'esprit de Kohn pourrait ainsi revenir un jour. En attendant, nous devons reconnaître que la qualification ou non de génocide n'épuise pas les réalités moralement déplorables de la doctrine de la sécurité permanente. Les aspirations qui en sont au fondement et les pratiques qui les manifestent n'auront de cesse de hanter tant les Palestiniens que les Israéliens.