Najib Nessar
Le sionisme
(1911)
Singulier destin que celui de Najib Nessar (1865-1948) ! Journaliste palestino-libanais, de confession chrétienne, fondateur de la revue Le Carmel, il fut certainement le premier écrivain arabe à mener une lutte sans relâche contre le sionisme, ce qui lui a valu une mise en accusation par les autorités ottomanes pour "incitation aux divisions sectaires", ainsi que la fermeture temporaire de sa revue.

Najib Nessar était un authentique libéral, partisan de la révolution constitutionnelle ottomane de 1908 et époux de Sadhij Bahaa, elle-même grand nom du féminisme palestinien et fille du fondateur du mouvement religieux baha'i. Son opposition au sionisme découle de son nationalisme arabe, dont le caractère génétiquement moderniste le dispute à la blessure historique qu'assène la violence coloniale. Cette polarité n'aura de cesse de se radicaliser, aboutissant progressivement aux contradictions "anti-impérialistes" mortelles dans laquelle la gauche arabe demeure pour bonne part empêtrée.

Pionnier, comme le décrit l'historien palestinien Rashid al-Khalidi, Najib Nessar fut aussi un solitaire. Peu suivi par ses contemporains, ce dont il garda une tenace amertume, régulièrement réprimé par les autorités ottomanes puis britanniques, il décède quelques semaines avant la Nakba et l'établissement de l'État d'Israël. Le fracas du siècle a ainsi largement accrédité le propos de Nessar, érigeant leur auteur au rang de prophète de malheur.

Le texte suivant est constitué des deux derniers chapitres de son pamphlet "Le sionisme. Son histoire, ses objectifs et son importance" (publié en 1911). Son format est singulier : il s'agit d'une traduction en arabe abrégée et commentée de l'entrée "sionisme" dans la Jewish Encyclopedia. Incendiaire, parfois injurieux, cet étrange ouvrage atteste tout à la fois de l'opposition ardente de son auteur au projet sioniste et aux velléités nationales juives, des complexités de la politique ottomane à la veille de la 1ère Guerre mondiale, mais également d'une admiration non feinte à l'égard de la figure de Theodor Herzl. L'idéal national alternatif au sionisme n'est pourtant qu'esquissé par Nessar, sous la forme vague d'une politique tout à la fois assimilationniste et impériale, ce qui témoigne sans doute de l'entre-deux de la pensée arabe aux derniers temps du règne ottoman.

Lorsqu'on lit l'Encyclopédie, on constate que l'association sioniste a des succursales officielles dans la plupart des capitales des royaumes du monde, en plus de la population dispersée dans toutes les localités juives.

Elle délègue principalement l'activité politique aux succursales présentes dans les capitales des gouvernements dont la politique est proche de celle du gouvernement ottoman. Alors que la plupart de ses banques et entreprises sont enregistrées en Angleterre, l'Association est ainsi essentiellement dirigé depuis Berlin, du fait de la proximité entre le gouvernement allemand et celui ottoman. Cela est démonté par le discours prononcé par un sioniste invité à l'assemblée du Comité Union et Progrès [ndlr : principale organisation du mouvement des Jeune-Turcs] à Salonique. Il attaqua avec virulence la politique anglaise entre les fleuves et loua la position prussienne là-bas, ce qui mit mal à l'aise les membres du Comité et en poussa beaucoup à quitter l'assemblée pour ne pas écouter son discours, vivement critiqué par le journal Rûmlî à l'époque. Nous publierons tout cela dans les prochains numéros du Carmel.

Après la déclaration de la constitution, un agent colonial nous menaça en disant : "Je suis français et mon organisation est anglaise." Cela, ainsi que leur prétendue sympathie pour l'Empire ottoman, montre qu'ils trompent pour tirer profit de toutes les circonstances et s'alignent politiquement selon leurs intérêts pour réaliser leurs ambitions.

Il est douloureux de voir que certains Juifs ottomans se mettent au service des colonisateurs, se faisant passer pour des agents immobiliers. Nous avons des preuves solides à ce sujet que je préfère ne pas mentionner compte tenu de la situation actuelle, mais ces preuves finiront par être révélées d'elles-mêmes à l'avenir. Cela ne devrait pas surprendre, car une fois que le sionisme s'est étendu et a réussi, il est naturel que les Juifs le soutiennent et placent leurs espoirs en lui pour restaurer leur vie nationale et retrouver leur gloire perdue, notamment parce que, selon la tradition juive, il est interdit de payer un impôt à un roi non juif, et dans la Torah, le transfert des Juifs aux mains d'autres nations est considéré comme une punition de Dieu.

Les Juifs se moquent de nous en disant qu'ils aiment l'Empire ottoman et veulent vivre à l'ombre du croissant, qu'ils en ont assez de fréquenter les Américains, les Russes, les Français, les Anglais et d'autres peuples. Or, ils ont trouvé dans ces pays un confort et une liberté que nous n'avons pas encore atteints. Ils veulent profiter de notre ignorance, tirer parti de notre inertie, de notre division et de notre faiblesse nationale pour s'emparer de notre pays et de ses ressources, pour modeler l'histoire à leur avantage, comme l'a dit leur chef, le Dr Max Nordau. Si leurs paroles étaient vraies, nous verrions alors l'Empire ottoman se manifester dans tous les aspects de leur vie, mais ce que nous voyons de leurs actions ne correspond en rien à leurs discours.

Nous n'aurions jamais opposé de résistance à la colonisation israélite si elle n'était pas liée aux objectifs politiques qu'ils ne peuvent plus nier, et s'ils étaient satisfaits d'un autre refuge que la Palestine ou la Syrie, et s'ils vivaient dispersés parmi les Ottomans, et s'ils vivaient comme des Ottomans en réalité et non en discours, et s'ils traitaient les Ottomans comme ils se traitaient les uns les autres, en s'engageant réellement dans le commerce et les affaires.

Ceux qui lisent le rapport de l'Encyclopédie sur le sionisme peuvent en tirer des leçons utiles. Par exemple, les projets commencent généralement petit, initiés par une personne ou un groupe confronté à une forte opposition et des obstacles. S'ils restent fidèles à leurs principes, ils finissent par se développer, se répandre et s'étendre. Herzl, lorsqu'il a commencé son projet de fonder le mouvement sioniste, était seul, au point que l'un de ses associés l'a traité de fou, et les hommes religieux l'ont combattu. Mais la justesse de sa méthode, avec quelques ajustements pour convenir à tous les Juifs selon leurs goûts et leurs principes, a finalement été acceptée et a attiré à elle les cœurs des Juifs du monde entier.

Quant à nous, chacun de nous, dès qu'il prononce un mot ou exprime un début d'idée, pense qu'il doit être écouté par le monde entier, soutenu dans ses paroles et ses actions, sinon il se déclare seul dans son patriotisme et sa loyauté. Désespéré de succès, il se retire de l'action, se plaignant de la faiblesse du patriotisme de tous et de la division des voix. Cette situation est paradoxale, étant donnée la réputation juive de ne favoriser que le profit personnel. Les difficultés les ont dispersés, les ont divisés et ont rendu difficile leur unité, mais grâce au bon leadership d'Herzl et à sa détermination à rassembler son peuple, le succès a été remarquable.

Nous ne sommes pas comme le peuple juif, nous disposons une affiliation commune ottomane qui nous unit sous un même drapeau, en plus de la majorité d'entre nous ayant une affiliation au califat ottoman auquel nous sommes ainsi obligés de nous attacher, plus haut encore que les affaires sociales et politiques ordinaires. Ce califat englobe 250 millions de musulmans non ottomans, notre voix est donc puissante et les moyens de connexion sont présents. Cependant, nous manquons de comprendre le vrai sens du patriotisme et d'un bon leadership sans cette hésitation qui reflète notre nature.

Nous avons besoin de compter sur nous-mêmes et de ne pas attendre tout de notre gouvernement. Les Juifs sont un peuple dispersé sur terre, avec une parole divisée et pas de gouvernement pour unir leur parole et les protéger des urgences et des dangers. Malgré cela, un seul homme a réussi à unir leur parole et à concevoir un plan d'attaque. Alors pourquoi ne pourrions-nous pas nous défendre nous-mêmes au lieu d'attendre du gouvernement qu'il nous protège de toute calamité ? Une telle attitude est une reconnaissance de notre incapacité et de notre faiblesse, et c'est quelque chose que je ne veux pas pour mes compatriotes. Si nous supposons que certains fonctionnaires du gouvernement veulent nous vendre pour des intérêts privés, accepterions-nous l'esclavage et le malheur des mineurs ? Notre gouvernement est constitutionnel aujourd'hui, et les gouvernements constitutionnels sont pour le peuple. Donc, si le peuple ne peut pas utiliser le gouvernement pour ses intérêts sociaux et ses avantages publics, alors le peuple est apathique et risque de disparaître.

Nous avons appris par la lecture de l'Encyclopédie que le sionisme et ses alliés sont devenus des associations puissantes et riches. Pour résister à leurs visées, il est nécessaire que chaque sein parmi les Ottomans soit riche en patriotisme. Et pour cela, le pays a besoin de leaders aussi dévoués que Herzl, qui renient leurs propres intérêts pour le bien commun. Nous avons beaucoup de Herzl mais ils manquent de connaissance de leur propre valeur et du courage littéraire pour faire le premier pas. Qu'ils se manifestent et n’aient pas peur, les circonstances les serviront, car les consciences se sont éveillées et sont prêtes. Que nos hommes se lèvent et commencent à former des associations appelant à l'ottomanisme pour les Ottomans, et qu'ils apprennent l'économie et inculquent le principe de ne pas laisser l'argent des Ottomans s'échapper dans les poches des colons qui menacent notre survie et ne nous le restituent pas.

En créant des sociétés qui rassemblent de l'argent massivement, où les pauvres et les riches participent pour acheter des terres, entreprendre des projets agricoles, industriels et commerciaux, les petits produisent les grands. Que le diligent sage commence, et quiconque marchera sur le chemin réussira. Si nous avons passé des générations à souffrir de misère et de malheur, n'est-il pas temps de trouver un refuge, de ne pas laisser nos hommes périr et de marcher sur le chemin de la liberté, de vivre pour notre pays et pour nous-mêmes, sans attirer les malédictions de nos ancêtres et de nos enfants en gaspillant le pays qu'ils ont acquis au prix de leur sang ? En conclusion, nous devons reconnaître la contribution des partisans qui ont soutenu notre cause, ont averti des dangers du sionisme et alerté sur les dommages qu'il nous porte. Nous ne nous plaignons pas de ceux qui nous ont résisté, surtout des musulmans qui sont la majorité de ce pays, mais qui ont essayé de décourager nos efforts et nous ont attaqués avec des accusations infondées, car tout cela est souvent le lot des gens de principe et d'esprit patriotique.
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