[Chroniques des révolutions arabes]

Entretien avec Mourad, directeur d'école à Bdama - Syrie (1)

Montassir Sakhi et Hamza Esmili

La première partie de cet entretien a été publiée ici.



Mourad : Où j’en étais ? Ah oui, du coup j’ai demandé aux éléments (du régime) de donner leurs armes. Ils m’ont dit « comment ça donner nos armes, mon oncle », ils vont détruire nos maisons, nous exécuter. J’ai répondu qu’ils allaient prendre d’assaut le commissariat, et que nous allions tous mourir si le conflit éclatait… L'officier a appelé le commandant de police à Idlib, qui lui a dit « comment ça rendre les armes ?! Ca va pas ?! » Le policier de Bdana lui a dit « mais ils vont nous tuer, ils ont pris le commissariat de Zaayniya et ils vont prendre celui-ci aussi ! ». Le commandant de police a raccroché, il n’a pas voulu répondre. Le policier a appelé quelqu’un d’autre, et pareil pas de réponse… Personne ne voulait répondre. Alors il m’a dit « mon oncle, en quoi ça me regarde tout ça, tiens prends les armes ». Ils ont donné leurs armes comme ça !

J'ai dit aux policiers de venir dormir chez nous, les gens du village, ce soir-là. « Laissez les choses en l’état et demain à l’aube prenez le train ou le bus et partez d’ici ». Qu’ils rentrent dormir, c’était la nuit, il était plus de 23h ! Alors, ils sont venus. L’un d’entre eux, alaouite et connu pour sa cruauté, s’est mis à pleurer de peur. Il avait deux pistolets, des munitions et un fusil. J’ai pris le fusil, j’avais une mobylette, alors j’ai mis le fusil dans son petit coffre. J’ai voulu lui enlever le pistolet mais il était noué de manière très serrée autour de sa taille. Moi, ce que je voulais, c’était prendre le fusil et les deux pistolets et les mettre dans le coffre de la moto, détourner le regard et qu’il disparaisse. Du coup, en sortant, je voulais partir mais les gens ont crié : « il est parti où ? ». J’ai dit qu’il s’était enfui ! Ils ont dit qu’ils allaient partir à sa poursuite, j’ai dit non, n’y allez pas, il s’est enfui avec son fusil, il est armé et vous aussi !

Je tenais absolument à ce qu’il n’y ait pas d’effusion de sang. On l’a laissé s’enfuir, il est parti vers la montagne. Il connaissait la région et a pu disparaitre. Il est revenu ensuite, avec le régime, quand l’armée gouvernementale est revenue, quinze jours après. Il était leur guide, ils ont arrêté tout le monde à cause de lui. J’ai pris les armes et je suis allé là où était les gens qui sont devenus ensuite l’Armée libre. Je leur ai donné les armes. Ils avaient entre leurs mains onze alaouites, qui venaient d'un autre commissariat. Ils les avaient pris en prisonniers, je leur avais dit de me les confier. C’était la condition pour que je leur donne les armes, qu’ils me confient les alaouites. Les onze policiers alaouites. Mais ils ont refusé, les alaouites m’ont dit, comment tu vas nous protéger ? Et c’est vrai, je n’avais pas de forces armées à ma disposition, comment j’aurais pu les protéger ?! Les contrebandiers ont proposé de tous partir ensemble et de les raccompagner en voiture chez les leurs puis revenir à Bdama.

Hamza : Les leurs à Damas ?

Mourad : non, à Lattaquié, à soixante kilomètres de chez nous. À ce moment-là, on n'avait pas peur, je suis allé avec eux. J’ai trouvé une voiture (un taxi), ils étaient onze. On en a déposé six, en voiture. J’ai réglé la course, ils avaient pas d’argent, rien. Cinq sont restés, ils ont refusé les solutions qu'on leur proposait. En fait, ils étaient en contact avec une autre voiture. Je l’ai su après bien sûr. Après deux jours, j’ai pris le téléphone et j’ai appelé l’un d’entre eux. Il m'a tout de suite menacé.

Il faut savoir que nous étions une zone libérée dès le 15 avril, c'est-à-dire qu'il n’y avait plus d’autorité du tout sur nous. Ils nous ont organisé une rencontre avec la Sûreté politique, au début Mai. On s’est rencontré pour qu’ils récoltent les avis des gens du pays, étant donné que le régime cherchait à calmer les choses. Ils ont donc demandé l’avis des gens à propos de la révolution. On s’est tous retrouvé chez le président de la section de la Sûeté politique à Idlib. Au départ, ils nous ont regroupé dans un bureau d’officier. L'officier a dit avec son accent alaouite « qu’est ce qu’il y a, mokhtar [plus basse autorité administrative d’une localité] ? Vous voulez la liberté ?Allez voir la Turquie, tout est cher là-bas ! Ici tout est économique ! La tomate coûte rien, le concombre coûte rien, tout coûte rien ! Vous voulez la liberté, allez en Turquie ! ». Le Mokhtar a hoché la tête.


Après qu’il ait fini, j’ai demandé l’autorisation de parler. Il m’a demandé qui j’étais, je lui ai dit je suis Mourad Mohammed, le directeur de la l’école Ad-Dala. Je lui ai dit « Votre excellence, la vie n’est pas affaire de concombre, de tomates ou d’aubergines. Il y a de la liberté, de la dignité. C’est notre demande ! ». Il m’a dit que ce que je disais était juste. Il avait l’habitude de parler et que tout le monde se taise. Il m’a dit « tu as raison professeur, mais tout ça va changer, son excellence le président va changer tout ça ».

À un moment, ils ont décidé d'aller chez le capitaine, comme si tout ce qu'on s'était dit jusque-là n'avait aucune valeur ! Évidemment, celui qui nous accueilli n’avait en fait pas de compétence pour discuter, seulement pour anônner ce que lui disaient ses supérieurs ! Chez le capitaine, il y avait beaucoup de monde à la réunion. Il a commencé par un mot de bienvenue, puis il a demandé à faire connaissance de tout le monde. Alors chacun s’est présenté à tour de rôle. Quand nous avons fini, il a commencé à parler : « Tout ce que vous voyez sur Aljazeera et Alarabiya, tout ça ce sont les mensonges des médias. Tout ça c’est un complot ! Rien n’est vrai ! Rien ! ».

J’ai levé la main, il m’a donné l’autorisation de la parole. Je lui ai dit, « on s’est tous présenté mais pas toi ? Peux-tu nous dire qui tu es ? ».
Il m’a dit qu'il était le capitaine untel, président de la section de la sécurité politique à Idlib. J’ai dit hamdoullilah ! Il m’a dit pourquoi hamdoulilah ? J’ai eu un petit rire. J’avais un message à lui faire passer. Je lui ai dit que nous étions venus chez lui en craignant pour nos ongles ! Il m’a demandé pourquoi. Je lui ai répondu nous avons entendu la rumeur selon laquelle Atef Najib avait été transféré de Deraa à Idlib. Atef Najib était le cousin de Bachar qui avait fait arracher les ongles des enfants à Deraa. Le capitaine a rit de sa grosse voix d'officier.

Bien sûr, ce qui s’est joué dans cette histoire, c’est que nous avons cassé le mur de la peur ! Avant, quand tu voulais parler de la sorte à un officier, c’était impossible ! Le but était de casser l’obstacle de la peur devant les présents pour qu’eux aussi ouvrent leur bouche ! Le premier a parlé ensuite a été un membre de notre délégation, qui a dit vouloir la liberté. Puis le reste ont aussi dit ce qu'ils avaient sur le coeur. Bien sûr, on savait que c’était peine perdue, mais nous avons parlé.

Cet homme, ce capitaine de la Sûreté publique aurait pu faire détruire tout Idlib d'un ordre. Franchement, on avait peur, on se disait qu’on allait être emprisonnés ! Dès la première manifestation, j’avais été convoqué par la Sûreté politique. Moi, ainsi que trois contrebandiers et un autre professeur. Évidemment, j’y suis allé, tout s’est bien passé, le directeur du commissariat m’a bien reçu.
Ça fait longtemps que je n’ai pas parlé de tout ça, ça me rend fier tout ça. Après la réunion soit finie, je suis allé voir le capitaine. Je lui ai dit qu’on ne voulait pas qu’il y ait de problèmes. Je lui ai dit que notre demande essentielle, c’était de pouvoir manifester. Il m’a dit de ne pas manifester. Je lui ai dit que c'était impossible, que nous manifesterions ! Je lui ai dit que cependant, j’étais un directeur d’école, et l’école appartient au pays, aux gens du pays, et que tous les bâtiments gouvernementaux étaient à nous et que nous ne laisserions personne y toucher. Mais en contrepartie, nous ne voulions pas d’empêchement de manifester. La réponse était claire, il fallait qu'il fasse cesser la surveillance permanente par tous. J'avais une enseignante alaouite, proche du parti, il me semblait inacceptable qu'elle interroge les élèves sur leurs agissements et ceux de leurs proches.

J’ai pris le numéro du capitaine. Quand est-ce que je l’ai utilisé ? Quand l’armée est arrivée aux frontières du pays. Bdama est la première zone libérée où l’armée est entrée, en Syrie. Et la première qui ait été détruite. Nous étions les premiers à nous exiler !

Quand nous sommes arrivés aux frontières, j’ai appelé le capitaine. Bien sûr, à ce moment-là, l’armée était déjà entrée dans Bdama. Il était en position de force, l’armée avait pris possession de Bdama, c’était fini ! Il m’a dit, ceux qui ont participé aux manifestations, nous allons les prendre. La prison. Ceux qui ont pris les armes, prison. Et ceux qui avaient tué seraient jugés. Je lui ai dit qu’il n’y avait personne qui n’avait pas pris part aux manifestations, ça voulait dire que nous serions tous emprisonnés ? Il m’a dit vous serez tous en prison ! Je lui ai dit c’est toi le président ou c’est Bachar al-Assad le président ?

Bachar al-Assad dit qu’il y avait une grâce, que les manifestants pourraient rentrer chez eux sans être inquiétés. Bien sûr, c’était une décision de Bachar al-Assad. Je lui ai quand même demandé s'il suivait les ordres présidentiels. Il m'a dit de rentrer. Je lui ai demandé quelles garanties nous avions de ne pas être inquiétés, il n'a pas rapondu. J'ai racccroché.

Je savais que dès que je mettrai le pied à Bdama, je serais arrêté. C'est arrivé à de nombreux amis qui ont participé à la révolution, voire à leurs familles. La plupart ont complètement disparu dans les prisons du régime, on n'a plus jamais eu de nouvelles.

Quand on est arrivés en Turquie, il y avait mon épouse, mes enfants, ma mère, mes frères et sœurs et la mère de mon épouse. Nous sommes arrivés au camp de Reyhanlı le 21 Juin 2011. Nous sommes entrés au camp de Reyhanii. Pendant les quatre premiers mois, nous étions interdits de sortir ! A Bdama, le régime a repris le contrôle et a tué tous ceux qui étaient restés.
Au camp, c'était le chaos. On était environ 3000 personnes et les Turcs n'avaient rien prévu pour nous.

Avec quelques amis, nous avons commencé à organiser les choses. Quand septembre est arrivé, je souffrais de l'absence d'école. Je me disais que les enfants en Syrie faisaient leur rentrée et que les nôtres au camp en étaient privés. On a fait la demande aux Turcs, qui ont accepté de construire une école. Mais les conditions devenaient de plus en plus dur à Reyhanlı, c'était vraiment le chaos. La violence était à son comble. Je ne compte plus le nombre d'insultes et de menaces reçues. Le peu de cheveux qui me restaient est soit devenu blanc, soit est parti. Mes enfants étaient désorientés. J'emmenais partout avec moi ma fille de trois ans. Il y a plein de photos où on la voit avec moi en manifestation, assise sur mes épaules. Comme elle était toute petite et blonde, les gens aimaient bien nous prendre en photo. Je me reposais aussi beaucoup sur mon autre fille, qui avait onze ans et était très mature.

C'est également le moment où j'ai commencé mon activisme médiatique. J'avais des contacts fréquents avec Aljazeera et d'autres chaînes arabes ou internationales. J'ai travaillé de concert avec plusieurs journalistes pour les faire entrer en zones libérées. J'ai aussi participé aux rapports des grandes organisations des droits de l'Homme, le premier était pour Human Rights Watch, rédigé avec Peter Bouckaert. Nous entrions clandestinement en Syrie mais les Turcs nous laissaient faire. J'ai aussi commencé à travailler régulièrement poru Sky News, pour filmer ce qui se passait en Syrie.

Bdama a été à nouveau - et cette fois pour longtemps - libérée du régime en 2012. Si tu cherches « libération de Bdama », tu trouveras un rapport d’Octobre 2012 de Sky News, on y est allé avant même l'Armée libre. On avait avec nous un expert militaire, on est entrés avant l’Armée libre ! Les gens nous ont accueillis ! Il y a des photos dans le rapport de l’accueil des gens, nous étions les premiers à entrer après le départ de l’armée !
Montassir : c’était les gens qui ne sont pas partis à la montagne ?

Mourad : oui, certains sont restés, et d’autres sont revenus. Beaucoup sont revenus. Après un an et quatre mois, la zone s’est libérée et les gens sont revenus. Mais quand les gens sont revenus, alors il a commencé à y avoir les bombardements ! Des missiles, des missiles, puis des missiles. Et des barils. Face à la violence du régime, au début, il n'y avait que l'Armée libre. plus tard, Daech, an-Nosra et Ahrar ac-Cham sont apparus.

Bien sûr, la zone s’étant libérée, le désordre a commencé. J’y allais chaque mois, chaque quinzaine. Organiser un conseil local, organiser des initiatives pour que les gens s’occupent d’elles-mêmes. Les gens me demandaient de rester, mais j’avais un autre engagement, à ce moment-là, je me concentrais sur Alep. C'était la grande heure de la révolution syrienne, toutes les régions se libéraient les uns après les autres. Il était donc nécessaire de travailler à plus haut niveau.

Toujours est-il que la région est resté libre jusqu’à nos jours. Les Russes, avec les Iraniens, le Hezbollah et le régime, ont pris d’assaut la montagne des Kurdes et la montagne des Turkmènes, et ils ont progressé jusqu’à un point nommé Timsmama. Le dernier point auquel ils sont arrivés est à environ 7km de Bdama. Hier, l'Armée libre l’a prise, mais avant c’était au régime, et avant-hier à l’Armée libre… Un point toujours chaud ! Alors les gens sont encore à Bdama, mais sous des bombardements permanents. Les frontières sont fermées, les camps de réfugiés sont durs, il n’y a pas de solution !

Les données de la région ont changé. Elle s’est libérée, mais c’est difficile de revenir. Revenir, ça veut dire être un poids pour d’autres, attendre l’aide alimentaire, attendre les dons financiers, attendre les bombardements… J’ai une famille, je ne peux pas leur imposer ça. Et mon épouse travaille pour Médecins sans frontières.

A suivre !

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Tilda