[Chroniques des révolutions arabes]

Entretien avec Mourad, directeur d'école à Bdama - Syrie (1)

Montassir Sakhi et Hamza Esmili

Nous rencontrons Mourad le 18 juillet 2016 à Kilis. Son nom et son contact nous ont été donnés par Ghalia[1] qu’il a aidé à mettre en relation avec des militants syriens de divers bords politiques. L’entretien se déroule dans un café du centre de Kilis, notre interlocuteur est sorti à cette occasion du camp de réfugiés pour la première fois depuis trois jours, ce dernier ayant été fermé à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet. L'entretien touche tant à la période pré-révolutionnaire qu'au déroulé de la mobilisation populaire et ses devenirs. Contre l'ensemble des discours géopolitiques, anti-impérialistes et conspirationnistes, cet entretien démontre l'extrême ancrage de la révolution au sein de la réalité collective qui la précède. La mobilisation est ainsi de part en part traversée des conventions qui fondent la société syrienne, celles-là même que la répression exterminatrice du régime de Bachar al-Assad a rompu.


Mourad : En ce qui concerne mon expérience personnelle, au début il s’agissait de simples manifestations. Nous refusions la réalité qu’on avait jusque-là vécue pendant des années. Même si cela faisait longtemps, nous n’imaginions absolument pas la possibilité de ce que nous avons alors vu, après ce qui s’est passé durant les années 80, on ne s’attendait à ce qu’on puisse sortir, crier des slogans de lutte… Je n’appartenais à aucune organisation, ni aucun mouvement, ni à un courant particulier. J’étais directeur d’école, diplômé d’anglais, j’ai enseigné l’anglais puis j’ai été directeur d’école pour huit ans, dans un collège. Nous sommes sortis au cours du mois d'avril, un mois après les manifestations de Dera’a. De toute évidence, la région était très sensible, la région de Bdama est au nord de Lattaquié, à 60 kilomètres, également à 60 kilomètres d’Idlib.

Hamza : Une région alaouite donc…

Mourad : Une région en contact direct avec les Alaouites. J’ai cinq enseignantes, cinq enseignantes alaouites, en plus des collègues chrétiens… Un grand nombre de croyances, une zone sensible… Mais il n’y avait aucun problème, je n’avais de différend avec aucune partie en tant que directeur d’école. Lorsque la révolution a commencé, les manifestations ont débuté… Les premiers à être sorti sont les contrebandiers, environ 25 personnes au 18 avril, le premier à être sorti c’est le contrebandier. Pourquoi ? Car il avait un compte personnel avec le régime. Il est vrai que nous, le peuple, avions une haine contre le régime, mais les manifestations étaient pacifiques. Mais le contrebandier, dès la première manifestation, il avait apporté des armes.

Montassir : Mais qui sont les contrebandiers ?

Mourad : Nous sommes une zone frontalière avec la Turquie, les contrebandiers faisaient passer du thé, des êtres humains, des armes aussi, ils faisaient passer tout… pour vivre, tu comprends ?

Hamza : Avant la guerre donc ?

Mourad : Bien sûr, bien avant la guerre… C’était un métier, le meilleur… Tu vois, moi j’étais fonctionnaire mon salaire en ces temps-là était 15 000 LS, 300 $ à peu près. Le contrebandier, il gagnait autant en une nuit… Il faisait passer des vaches, en général quinze vaches chargées de biens, tu vois… Lui et ceux qu’on appelait les sahibis, les gens qui chargeaient les vaches en Turquie… Ils avaient de l'argent et des armes. Bien sûr, ils avaient une mauvaise relation avec le régime parce que le régime les rackettait systématiquement.

Mo : Syriens et Turcs ?

M : Non, moi je parle seulement des Syriens. Et le racket du régime était permanent, chaque mois il en prenait un, passer un jour aux RG jusqu'à ce qu'il donne… Les passeurs, ils communiquaient entre eux, si y en un qui faisait passer 50 vaches mettons, ils se mettaient d’accord pour que ce soit un autre qui y aille... Ils étaient en communication et en conflit direct avec les services de renseignements. Alors, environ quinze passeurs de Bdama, et des zones frontalières, sont sortis manifester. Moi j’étais à la maison après avoir mangé, environ deux ou trois heures de l’après-midi, quand j’ai entendu un takbir dans la rue. J'ai été étonné. Qui ? On discutait, on essayait de voir qui avait fait ça, avec les professeurs, les gens de confiance. Les gens avaient peur, tout le monde refusait de courrir le risque de l'effusion de sang... Je leur ai dit de mon côté, je les ai prévenus le même jour, si nous l'on sort pas, d'autres sortiront et ce ne sera pas en notre intérêt. Effectivement, ils sont sortis, les contrebandiers sont sortis. Je suis sorti moi aussi, juste après la prière du vendredi à la mosquée. Avec chaussures, sans chaussures, je ne me souviens plus. On regardait Al Jazeera, on avait mal de voir les gens sortir à Deraa, Ban Yas Lattaquié etc. sans que nous on sorte. Une grande partie de ceux qui étaient dans la rue étaient mes étudiants. « Professeur, viens ! Professeur ! »

Je suis parti avec eux. Mais je ne pouvais pas crier ! J'ai marché avec eux, et après une certaine distance, on était dans une zone montagneuse, donc c'était en montée. Ils ont dit « la chute du régime ». Je leur ai dit, « quoi, la chute du gouverment, pourquoi on dirait ce genre de choses ? ». Pour être franc, j'ai vite pris une position centrale, je ne voulais pas que le contrebandier me montre le chemin. Je leur ai dit, doucement, on a qu'à porter les slogans de démocratie, liberté, les slogans connus. Alors, ils ont commencé à crier démocratie et liberté.

Nous avons continué à marcher. Ils ont dit, les contrabandiers, mais qui étaient aussi mes étudiants, ce que dit le professeur, écoutez-le. Ils s'y sont engagés. Mais quelqu'un a alors crié « chute du régime ». J'ai dit « La ilah ila Allah », « les jeunes que Dieu vous bénisse, laissez nous à la démocratie et à la liberté, uni, le peuple syrien est uni ». La dignité, la liberté, ce genre de choses. La liberté individuelle, c'était de bon aloi, on le voyait à la télévision. Mais dans toutes les manifestations, il y avait aussi les slogans pour la chute du régime. Mais ils ne filmaient pas ça, ils ne voulaient pas avoir de problème. Ils ne voulaient pas donner la preuve que le régime utilisaient les armes. On a marché, de 25 à 30 puis 40 puis 50 etc.

Quand on a été une centaine, quelqu'un a dit qu'on devait aller confronter le commissariat. J'ai dit « Allah vous vienne en aide, comment ça aller confronter la commissariat ? ». On savait qu'il y avait onze alaouites dans le commissariat et que les contrebandiers voudraient prendre d'assaut les lieux, ils avaient apporté des armes dans leurs voitures. Ils voulaient prendre d'assaut le commissariat pour prendre les armes de la police. J'ai dit « non, non, il faut que l'on soit plus nombreux, pour l'instant nous sommes trop peu pour vaincre, attendez que l'on soit plus nombreux ». Je leur ai aussi dit que s'ils persistaient à prendre la route du commissariat, je n'irai pas avec eux et que la plupart des gens en feraient de même. Alors ils ont dit « faisons comme le professeur dit ». On a donc changé de direction, on est allé à une distance plus lointaine. Nous étions de plus en plus nombreux, quand les gens voyaient Mahmoud, Ahmed ou Mustafa, ils prenaient courage.

Petit à petit, notre nombre a dépassé les 2000. Les autres régions nous voyant nous rejoignaient aussi. Le commissaire a fini par nous appeler pour nous dire qu'il fallait qu'il n'y ait pas de problème. Quand on a fini par arriver devant le commissariat, en ne nous disant qu'il n'y aurait pas de problème. Je lui ai dit que nous étions dans une situation de ras-le-bol et qu'il fallait que le commissariat soit évacué. Il m' dit que de son côté il ne se passerait rien, qu'il n'y aurait pas de problème. Alors j'ai demandé aux jeunes qu'il y ait une ligne de séparation, pour qu'il n'y ait pas d'escarmouches. Mais j'ai dit au commissaire qu'il était de sa responsabilité que les soldats et les policiers n'aient pas de comportement fou, et que nous aurons la responsabilité des manifestants de notre côté. Il m'a dit d'accord. Plus tard, il m'a raconté ce qu'il avait dit à ses hommes, il m'a dit « je te jure, je leur ai donné l'ordre « ton visage contre le mur » » à la façon alaoutite. (Il imite l'échange entre le commissaire et ses hommes). « Monsieur... » « Ton visage contre le mur ».

Les gens ont fait une halte devant le commissariat, « le peuple veut la chute du régime ». « les jeunes, regardez il n'y a personne pour nous répondre ou pour commettre de choses folles ». Évidemment c'était des jeunes, parmi eux des contrabandiers, ils ont fini par se disperser et on est tous rentré chez nous, il ne s'est rien passé hamdoulilah. Mais les contrebandiers ont pris confiance. Tu vois, c'est comme en Turquie, ce qui a soutenu la position d'Erdogan, c'est que le peuple soit sorti pour le soutenir. Quand le contrebandier a vu 2000 personnes dans la rue avec lui, des gens qui venaient d'autres villages, il a pris confiance. Deux ou trois jours plus tard, les contrebandiers ont pris d'assaut le commissariat, avec ses armes.

Montassir : ils sont entrés dans le commissariat avec leurs armes ?

Mourad : Ils sont entrés dans le commissariat prendre les armes. Les militaires avaient peur, la police avait peur, la plupart étaient sunnites. Ils n'avaient pas l'intention de défendre le régime dont tous les cadres étaient alaouites. Ils ne voulaient pas tirer sur les leurs. Quand les manifestants ont fait ça, les choses ont pris de l'ampleur. Celui qui était faible détenait tout à coup des armes. On est parti avec quelques jeunes pour rencontrer les contrebandiers. On s'est dit qu'il fallait agrandir les choses, toucher toute la région. Parce que si le régime avait le moindre soupçon de ce qui pouvait se passer, il ferait venir l'armée, or tu n'es pas capable de faire face à l'armée. Si tu as pris un fusil, tu ne pourras pas faire face à un tank. Les contrebandiers discutaient déjà de ça, de prendre un tank russe et de le revendre. Effectivement ils ont agrandi les choses et ils ont encerclé la section de de la Sécurité d'État, politique et militaire et international dans Jisr As-Shoghour. Vous en avez probablement entendu parler non ? En 2011, les premières opérations militaires qui ont eu lien en 2011 étaient à Jisr-as-Shoghour, quand les contrebandiers ont encerclé et pris d’assaut les bâtiments de la Sûreté d’Etat militaire.

Les gens de la Sûreté d’Etat se sont rendus, le directeur de la région, celui que vous appelez le Governor en anglaiss’est rendu aussi. Au sein de la Sûreté d’Etat militaire, il y avait un homme qu’on appelait Abou-Yaaroub. Abou-Yaaroub refusait de se rendre. Il y a eu des intermédiaires, tout ça, mais il refusait de se rendre. Le régime était capable de tout finir, un seul avion et il finissait toute l’histoire. Mais il les a laissés faire , alors ils ont eu pris encore plus d’ambition.

Le contrebandier voulait uniquement saisir des armes pour les revendre. Le fusil à l’époque coûtait 200 000 SL. C’est un montant énorme ! 4000 $ ! C’est un montant énorme pour le contrebandier. Ils ont pris les armes. Moi-même, lorsque je suis entré dans la Sécurité d’État. Après que ce soit fini, ils l’ont explosé avec un baril de Lackar, une matière collante. Ils ne savaient pas faire d’explosifs et ils n’en avaient pas ! Alors que les contrebandiers encerclaient le bâtiment et que Abou Yaaroub ne voulait pas se rendre, l’un d’entre eux l’a approché avec un camion et a balancé le baril à l’intérieur du bâtiment militaire et l’odeur s’est répandue. La matière qu’ils ont utilisée est très inflammable et très odorante. Des coups de feu ont retenti et l’explosion s’est produite. Ceux qui sont morts sont morts et ceux qui ne sont pas morts ont été gravement blessés, du sang suintait de leurs yeux et de leurs oreilles. Abou Yaaroub lui-même est sorti du bâtiment complètement sonné. Ils ont voulu l’arrêter mais quelqu’un a tiré et il est mort. Ils l’ont tué.

Montassir : Il est mort ?

Mourad : Il est mort ! Ils ont tué... je ne sais pas le chiffre exact, 200, plus, moins, de gens de la Sûreté militaire, je ne sais pas. Ça, c’était environ au milieu de juin 2011. À ce moment-là, évidemment les contrebandiers étaient tous armés, alors tu sais ce qu’a fait le régime ? Il a sorti les brigands et les voleurs des prisons et ceux qui avaient des antécédents. Il les a sortis avec une grâce. En juin 2011. Tout ça pour diffuser l’idée que ces gens-là sont des gangs armés et non des révolutionnaires. Qu’il n’y a pas de révolution.

Montassir : Quand tu parles de « nous », tu parles d’une organisation contestataire ? Il y avait une organisation contestataire ? Dans le Baath, les Frères musulmans ? Y’avait-il des connaissances ?

Mourad : C'était une révolution populaire. Populaire. Personne ne connaissait personne. Dans notre région, franchement personne ne se connaissait. Les groupes se faisaient… Par exemple moi, comme directeur d’école, je parlais aux professeurs et je leur disais qu'il y avait des manifestations qui s'organisaient.

Montassir : Y avait-il par exemple une association ?

Mourad : J’avais mis en place une association caritative. Mais qui n’avait pas du tout d’activité politique. Interdit qu’il y ait… Chaque mois, je devais donner un rapport à la Sûreté. J’ai fait ça, j’ai donné ci, j’ai organisé ça.

Montassir : Et tu es adhérent au Baath ?

Mourad : Oui, j’étais hizbi [membre du parti] ! Si je ne l’avais pas été, si je n’avais pas été un agent, jamais je n’aurais pu être directeur d’école. Ni professeur ni directeur. A la base, je suis devenu directeur d’école par erreur. Moi j’étais religieux depuis ma jeunesse, c’est-à-dire que je porte la barbe, je fais la prière. Bien sûr je n’avais aucune activité politique, mais j’étais religieux. C’était de notoriété publique, c’était toujours signalé dans mon dossier, mais je n’ai jamais eu de problème.

Montassir : Comment es-tu devenu directeur d’école alors que tu es religieux ?

Mourad : Je suis devenu directeur d’école par erreur en 2002-2003. Le régime, quand Bachar Al-Assad en a pris la tête, a mis en place l’enseignement fondamental. Il a annulé les trois étapes, primaire, collège et lycée, pour mettre en place deux étapes, le fondamental et le secondaire. Le fondamental du 1er (CP) au 9ème (3ème) et le secondaire du 10ème, 11ème et baccalauréat. C’était en 2002-2003.

Le directeur de l’éducation nationale à Idlib l’a appliquée entièrement, alors que le ministère avait dit que les régions qui pouvaient le faire le feraient et sinon non. Qu’a fait le directeur d’Idlib ? Il a dit nous pouvons le faire, alors qu’il a appliqué la réforme de l’éducation fondamentale. Mais du coup comment tu fais ? Au lieu d’avoir une école, tu te retrouves à en avoir trois. Une école pour la première section, du premier degré au quatrième (CP au CM1), une école pour la seconde section, du cinquième (CM2) au neuvième (3ème) et après le secondaire. Or nous, à Bdama, on avait le collège avec le secondaire tandis que le primaire était indépendant. Alors il y avait eu le chaos.

Hamza : qu’est ce qui était attendu de cette réforme ?

Mourad : Son idée [à Bachar], c’est que la fabrique du changement passe par l’école. Le projet, c’est qu’en douze ans, il construise une nation. Tu fais grandir une génération de jeunes éduqués, sur des bases solides, et tu peux ensuite construire des générations.

Hamza : Comment ça construire une nation ? Il n’y avait pas de nation avant ?

Mourad : Il était bien averti de la corruption qui régnait partout. L’éducation, les institutions, tout. En pratique, c’était relativement une bonne idée. Au niveau de ma région, tout le cadre éducatif et administratif a changé. Lorsqu’à la place d’une école, nous en avons institué trois, nous avons commencé à avoir le 7ème, 8ème le 9ème, fusionné au 1er, 2nd, 3ème, 4ème, 5ème, et 6ème, et nous avons laissé le secondaire tel quel. Les choses se sont détériorées et nous avons eu besoin d’un cadre administratif plus large. Lorsqu’à la place d’une école, tu en as trois, tu as besoin d’un cadre administratif trois fois plus grand. Si tu as par exemple 10 administratifs (employés), comme tu as désormais trois écoles, il t’en faut 30. On s’est mis à procéder par évaluation des cadres administratifs, qu’on appelle les échelon 5. Le secrétaire de la bibliothèque, le secrétaire de l’informatique, c’est-à-dire des tâches très précises, très cadrées, mais chacun avait son travail et des horaires précises. A la place de ces gens que tu as retiré de la classe, les échelon 5, tu les as remplacés avec une génération nouvelle, des jeunes !

Mais quel était le problème ? Nous n’étions pas prêts ! Il n’y avait pas de cadre ! Alors nous avons été obligés d’embaucher les non-diplômés, les licenciés, les bacheliers à la place des universitaires et des diplômés d’instituts qui sont devenus administratifs. Car les échelon 5, la maison était construite sur eux ! C’est tout !

Montassir : Et vous vous étiez professeur du coup avant ?

Mourad : Moi, j’avais trente ans. J’étais professeur de langue anglaise au lycée et au collège. Ils m’ont dit Mahmoud, il t’est demandé de devenir directeur d’école. Je leur ai dit, laissez-moi tranquille avec cela, moi je veux être en classe, donner mon cours, puis partir. Et puis j’ai d’autres engagements, je gérais une association caritative, j’avais des sessions de cours privés aussi. Des sessions pour vivre ! Mon salaire c’était 300$, ça ne me suffisait pas ! Pour cinq jours de travail par semaine !

Montassir : Des sessions, c’est-à-dire des cours particuliers de langue anglaise ?

Mourad : Oui, après l’école et parfois l’été. J’avais une exploitation de pommes et d’olives, ça ne me suffisait pas, mon salaire ne me suffisait pas. J’étais jeune marié, depuis seulement deux ans, et j’avais une petite fille, mon salaire ne me suffisait pas ! Et bien sûr, j’avais d’autres engagements, organiser une association caritative, aider les pauvres. C’était une initiative personnelle de mettre en place cette association et c’était un grand danger ! Parce que tous ceux qui avaient mis en place des associations caritatives depuis vingt ans ont tous fini en prison ! Certains sont morts, certains se sont enfuis !

Hamza : des Frères musulmans?

Mourad : Oui. Moi, mon orientation n’était pas avec les Frères, mais mon orientation était d’aider les autres. Alors, j’ai mis en place l’association en 2002 aussi, avec l’appui des membres du parti Baath, sous leur protection. Parce que sinon, ça aurait été ma fin ! Sous leur protection, avec l’optique de continuer l’existant et de réparer ce qui ne marchait pas. Sous la pression, je me suis retrouvé à devoir prendre la direction de l’école. Il n’y a personne d’autre que toi, m’ont-ils dit. Il faut changer, corriger, régler, alors j’ai accepté. Au détriment de mon foyer, de ma santé et de mon travail. C’était un travail lourd et pénible. Il n’y avait pas de règlement interne, je ne savais pas quoi faire. L’enseignement fondamental sans règlement interne, tu imagines ?! Qu’est-ce que tu dois faire ? Aucune idée ! C’est de l’ordre de prise d’initiative personnelle. Je n’avais aucune expérience préalable, rien.

Montassir : une reconstruction…

Mourad : j'étais un nouveau directeur, ils m’ont utilisé, ils ont utilisé mon énergie. J’étais diplômé de lettres anglaises, j’avais un diplôme d’institut de linguistique.

Montassir : une licence ?

Mourad : Après la licence, j’ai fait de la linguistique à l’institut des études supérieures en linguistique, un DESS. Et je voulais faire un magistère, mais du fait que je suis sunnite, j’ai été refusé. J’étais tuteur à l’université, je donnais des cours. Ce que je te dis, c’était en 1994-1995. Quand j’ai été refusé du magistère, je suis parti dans l’armée, deux ans, et je suis revenu…

Montassir : Service militaire obligatoire ?

Mourad : oui, le service militaire obligatoire. Après celui-ci, j’ai enseigné un an et demi à Deir ez-Zhor, puis en 2001, je suis revenu à Bdama. J’ai enseigné un an, puis au bout d’un an, on m’a dit qu'il fallait que je devienne directeur d’école. Alors je me suis engagé, et j’ai essayé de travailler mais le problème était que les administratifs étaient tous échelon 5, c’était les anciens professeurs recasés ! Ils ne savaient ni ce qu’était l’informatique, ni ce qu’était l’organisation, ils savaient passer leur temps devant un café-thé, mon fils, va chercher la craie, mon fils, va chercher la carte, et l’école continuait comme ça. Quand je suis devenu directeur d’école, j’avais déjà organisé l’association, j’étais diplômé en cinquième position de l’université, en premier de l’Institut de linguistique, en même temps j’avais une licence en lettres arabes et en sciences religieuses, j’ai été diplômé à la fin 2011, j’avais un capital scientifique en lettres anglaises, en droit islamique et en langue arabe. Et religieux hamdoulilah ! Alors j’ai insisté sur la réforme totale de l’école ! Car c’est effectivement la fabrique de la nation ! Au début de mon mandat, le pourcentage de réussite était d’environ 70% au niveau du brevet des collèges. À la fin de mon mandat, il était de 100%. J’ai conçu le plan, et Allah l’a rendu effectif ! Au début, mon école comptait 25 branches. J’avais plus de 1000 élèves.

Hamza : Plus de mille élèves ?

Mourad : Oui, oui ! Une catastrophe quotidienne ! Les cours duraient de 7h30 à midi, puis de 12h15 à 16h15. Ils ont mis avec moi une directrice, une institutrice. Elle était la voix du parti ! Elle m’a épuisé. C’est très dur de travailler, et quelqu’un à tes côtés qui sabote ton travail. C’était une échelon 5, elle me rendait fou. Elle avait une mentalité particulière et ne savait travailler que comme ça.

Montassir : Ces échelon 5, c’est donc ceux qui ont été enlevés de l’enseignement vers l’administration au cours de la réforme pour ouvrir la voie aux jeunes diplômés ?

Mourad : Ils avaient un plan, enlever les échelon 5 de l’éducation parce qu’ils faisaient du dégât… Il y a eu une accumulation, ceux qui travaillent pendant 25 ans ou 30 ans, tu ne peux pas les changer. Même s’il y avait des gens biens, eux aussi étaient épuisés par l’incompétence des autres. Quand ces professeurs sont devenus administratifs, une nouvelle génération est entrée dans l’enseignement, sans expérience préalable, comme moi. Mais des gens avec des espoirs, une volonté, une envie de se battre pour l’école.

Moi j’ai insisté sur l’informatique, j’ai tout axé sur les ordinateurs pour alléger le travail et la lourdeur administrative. Les résultats, les devoirs, l’évaluation des profs, tout par ordinateur.
J’ai ramené mon propre ordinateur personnel à l’école, et au bout d’un an, j’ai obtenu un ordinateur de la part du ministère. Je leur ai dit personne ne jouerait avec à Attari ou je ne sais pas quoi d’autre, on travaillerait avec ! Je leur ai présenté mes projets, jusqu’à ce qu’ils acceptent et ils m’ont amené l’ordinateur.

Imagine qu’en 2002 ou 2003, il était impossible que le professeur écrive ses questions sur l’ordinateur ou sur le papier. Il l’écrivait sur le tableau. Il l’écrivait sur le tableau puis il disait aux étudiants de commencer. Tu imagines la triche ? Alors quand j’ai commencé, interdit d’écrire sur le tableau, tu imprimes ! Tu ne sais pas écrire sur l’ordinateur, moi je te l’apporterai et je te montrerai comment ! Après la fin des cours, je prenais les questions et les imprimais à la maison. Je les écrivais à la maison, puis je les imprimais. J’avais acheté une imprimante personnelle. Je l’avais payé 12 000 SL ! 12 000 SL en 2000 ! J’étais le premier à acheter un ordinateur à Bdama, tous les gens me critiquaient, ils me disaient Mahmoud ton salaire est de 3000 et tu achètes un ordinateur à 12 000 ?! Évidemment, je l’ai acheté à crédit.
J’avais cet espoir qu’on arriverait à des résultats à travers cela J’ai commencé par l’enseignement, et nous avons réussi grâce à Dieu. Les gens biens commençaient à venir chez moi, et les autres à aller à d’autres écoles. C’est devenu connu !

Mes étudiants… (il s’interrompt et essuie une larme). Beaucoup sont morts en martyr. Beaucoup sont morts en martyr. Après que je sois venu en Turquie, j’ai su que beaucoup étaient morts. Beaucoup sont encore en Syrie, parfois ils me disent « professeur, nous sommes partis en manifestation parce que tu nous l’as dit ». Tu comprends, je n’ai jamais abandonné la classe. J’étais directeur pourtant, mais je n’ai jamais abandonné la classe. Chaque jour, j’avais un cours parce que je voulais rester en contact permanent avec cette génération. Je ne voulais pas être séparé d’eux. Je continuais à enseigner en 9ème, en classe d’anglais. Du coup, tous les étudiants passaient un moment par ma classe, et je voulais garder une relation directe avec les étudiants, parce qu’ils allaient tous finir par entrer dans la vie réelle. Je leur parlais des différents forces politiques, des conflits, de notre réalité, des expériences au sein d’autres sociétés. Le jour où la révolution a commencé en Égypte, je leur ai parlé de l’Égypte. Ils se taisaient, plus personne ne parlait. Je leur parlais de la Tunisie. Je leur parlais de nous, ce qu’il nous fallait faire, avant bien sûr… Pendant les dix ans d’enseignements à Bdama… Ils me rappellent tous ça… Quand je suis venu en Turquie, ils m’ont dit pourquoi tu es parti professeur ?

Évidemment, nous avons travaillé dans l’enseignement pour planter quelque chose dans cette génération, d’y laisser une empreinte. J’espère que nous avons réussi. En juin, lorsque les problèmes se sont multipliés, avec l’assassinat des membres de la Sûreté d’Etat et que les civils les aient enterrés, l’armée est venue et a occupé Jisr-As-Shoghour. Se sont enfuis les combattants armés, certains sur la montagne et d’autres en Turquie après avoir vendu leurs armes. Quand l’armée est entrée, ils ont creusé là où avaient été enterrés les corps de leurs frères d'ame et ont ramené des journalistes de partout « regardez, ce sont des gangs armés, regardez comme ils ont tué et détruit » ! J’ai rencontré ensuite certains des journalistes qu’ils avaient amené, et ils m’ont raconté ce qu’ils ont vu. Il y avait aussi Houcine Harmouch, c’était le premier officier dissident.

Bref, ça a donné au régime une grande excuse, « regardez, ce sont des gangs armés, regardez comme ils ont tué et détruit ». Et c’est vrai, il y a des gens qui ont volés, d’autres qui ont cassé etc. Tu sais, c’est l’anarchie. Ils étaient complètement hors de notre contrôle. Alors quand l’armée est entrée à Jisr As-Shoghour, et s’est approchée de Bdama qui est distante d’environ 20 à 25 km de Jisr-As-Shghour, nous avons compris que notre destin serait exactement le même que celui des membres de la Sûreté d’État. Nous nous sommes réfugiés à la montagne. Évidemment ils ont tout détruit, si tu veux je t’enverrai un lien, nous avons fait un rapport. Alors nous sommes restés environ 15 jours à la montagne, du 5 au 20-21 Juin.

Montassir : les professeurs ?

Mourad : tout le monde, le pays s’est vidé ! Les gens avaient peur. L’armée allait arriver, ils allaient tout détruire, bombarder, tuer tout le monde. Et tout le monde était parti manifester, tout le monde s’était impliqué. Moi par exemple j’étais connu, j’avais eu des contacts avec la Sûreté, je préférais qu’il y ait des manifestations que des émeutes qui détruiraient l’école. L’école est à nous, pourquoi la détruire ?! Les contrebandiers, ils détruisaient tout, ils ne connaissent pas quelque chose qui s’appelle l’école. Imagine que la première chose qu’ils aient fait lors de la manifestation a été de détruire la mairie, ils ont enlevé le portrait de Bachar et ils ont pissé dessus. Évidemment, nous étions contents ! (rires) C’était comme ça ! Tu ne récoltes que ce que tu sèmes !

Montassir : et il n’y avait pas de conflits au sein des protestataires ? Des gens qui disaient aux autres quoi faire ?

Mourad : il y avait des gens bien, des gens éduqués. C’est vrai, il y avait des gens qui interdisaient de commettre des violences. Il y avait des conflits, franchement on avait peur. Une fois, le directeur de la police m’a appelé à deux heures du matin, il m’a dit Mahmoud il faut que tu viennes, ils vont me tuer. Il y avait des contrebandiers et comme il les avait attrapés plus tôt, avant la révolution, il craignait leur vengeance. On est allé à plusieurs pour dormir chez lui, au commissariat, pour le protéger.

Le 5 Juin, quand ils ont pris la Sûreté militaire, quand ils ont tué les membres de la Sécurité militaire, ils sont partis où ? Les contrebandiers sont partis à Bdama pour prendre le premier commissariat, qui s’appelle Zaayniya puis ils ont pris un second commissariat. Alors on leur a demandé, qu’est-ce que vous voulez ? Ils nous ont dit on veut prendre le commissariat. Pourquoi ? Pour les armes. Je leur ai dit "vous prendrez les armes mais vous ne ferez rien, vous ne prendrez pas le commissariat d’assaut. Vous prendrez les armes, c’est moi qui vous les amènerait". Y en avait beaucoup de mes étudiants et aussi des contrebandiers d’autres régions ! Alors ils ont dit d’accord professeur.

J’ai parlé au commissaire, et je leur ai dit qu’il fallait donner les armes. Il m’a dit quelles armes Mourad, tu veux ma perte ? Je lui ait dit Abou Mohamed, il faut leur donner, sinon ils vont venir tout détruire, le commissariat est au centre du pays. Vous allez frapper, eux aussi, il va y avoir des morts, donne-leur les armes ya zalami. Personne ne doit mourir ! Il m’a dit non, je vais communiquer avec mes supérieurs, je te tiendrai au courant. Et il a raccroché ! Je suis allé de nouveau au commissariat et j'a ai dit aux officiers qu’ils étaient sous ma protection, sous celle des gens de ce pays. En y allant, je savais qu’il y avait dans le commissariat environ cinq ou six éléments du régime. Quand je suis arrivé au commissariat, j’ai été étonné de voir qu’il y avait 25 officiers ! Il allait y avoir une boucherie !

A suivre...

[1] Maman de combattant belge parti à l’Etat islamique, décédé.

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