En cherchant un refuge dans le sud de Gaza, nous nous sommes dirigés vers un hôpital de campagne après avoir appris qu’une délégation médicale venue de l’étranger y était arrivée. Ma mère avait un besoin urgent de soins pour des blessures abdomino-pelviennes subies pendant la guerre de 2014, mais il n’y avait aucun médicament pour soulager sa douleur. Nous avons quitté la petite pièce où nous logions, dans la zone d’al-Mawasi à Rafah, et avons marché une demi-heure à travers les dunes de sable. Ma mère a finalement aperçu une voiture qui venait dans notre direction et nous lui avons fait signe, soulagés de pouvoir monter.
À côté de nous dans le taxi se trouvait une femme âgée, probablement dans les 70 ans passés, tenant dans ses bras une petite fille de 4 ans tout au plus. Le regard de l’enfant était fixé sur ma mère avec une intensité qui m’a d’abord surpris. Un homme tenant un petit garçon partageait le siège avant avec un jeune homme. La voiture était plus remplie que d’ordinaire, mais c’est la réalité à Gaza : le carburant est rare et les moyens de transport peu nombreux. Nous avions de la chance d’avoir trouvé un taxi.
Le conducteur était engagé dans un débat animé avec l’homme assis à l’avant au sujet de l’escalade des événements et des responsabilités. Le jeune homme, qui tenait un sandwich falafel enveloppé dans une feuille de papier, a rejoint la conversation. En dépliant le sandwich, il a remarqué que le papier était une carte du monde. Il a pointé la minuscule distance entre la Palestine et le reste du monde, et s’est interrogé à voix haute : pourquoi donc le monde entier semblait-il incapable d’envoyer l’aide nécessaire pour sauver les habitants de Gaza ?
Le petit garçon assis à côté de lui a dit : « Ce sont de courtes distances », conduisant le jeune homme à improviser une leçon de géographie sur les frontières et les distances.
La vieille femme a commenté : « Tu en sais plus que la plupart des gens de ton âge. »
« Mon père m’a appris la géographie et l’histoire du monde », a répondu le jeune homme d’une voix lourde de douleur : « arabe, islamique, européenne, américaine, africaine et asiatique. »
« Où est ton père aujourd’hui ? » a demandé le conducteur.
« Je ne sais pas », a répondu le jeune homme. « Nous avons été déplacés de Jabalia : ma mère, mes frères et sœurs, et moi. Nous ne savons pas s’il a été capturé ou tué. »
« Qu’Allah te le rende sain et sauf », a répondu la femme. « Tu es mieux loti que moi. Toi, tu as encore l’espoir qu’il soit en vie. Mes deux fils et leurs familles ont été tués lorsque leurs tentes à Khan Younès ont été bombardées. » Elle a désigné la petite fille : « Il ne me reste plus qu’elle. »
J’ai sorti un biscuit et j’ai tenté de le donner à la fillette, mais elle a secoué la tête. Ma mère a pris le biscuit et l’a doucement glissé dans la main de l’enfant, en disant : « Prends-le, ma chérie. »
La petite l’a accepté avec un grand sourire. La vieille femme a souri aussi et a dit : « Tu ressembles beaucoup à sa mère. »
J’ai alors compris pourquoi la fillette fixait ma mère avec autant d’attention. Elle voyait en elle le visage de sa propre mère, tombée en martyre.
Une énorme explosion a soudainement secoué le sol, et toute la voiture s'est réfugiée dans le silence. Tout ce qui se trouvait sur la route — si on pouvait encore appeler cela une route — s’est arrêté. Le chemin était bordé de tentes en lambeaux et d’étals de fortune, avec une longue file de personnes attendant de remplir leurs bidons d’eau. Quelques minutes plus tard, nous avons avancé et découvert qu’un missile israélien avait frappé un groupe de jeunes hommes assis près d’une tente, en train de recharger leurs téléphones et de chercher une connexion internet. Leurs corps étaient éparpillés sur le sol.
L’atmosphère dans le taxi est devenue lourde de tristesse, de chagrin et d’amertume. La vieille femme a tenté de détourner l’attention : « D’où venez-vous tous ? » a-t-elle demandé.
« Du centre de Gaza », a répondu le chauffeur.
L’homme âgé à côté de lui a dit : « Je suis un réfugié de 48, de Fallujah » — déplacé lors de la Nakba.
Le jeune homme a dit : « Je viens de Jabalia », le camp de réfugiés du nord de Gaza. Lui aussi était fils de déplacés de la Nakba.
« Je suis une réfugiée de 67 », a dit la vieille femme, évoquant sa vie en Cisjordanie, sous contrôle jordanien, avant la guerre israélo-arabe de 1967.
Puis ma mère a pris la parole.
« Je suis un mélange de vous tous », dit-elle. « Ma famille, ce sont des réfugiés de 48 qui ont fui leur petit village pour Gaza, et des réfugiés de 67 qui sont partis à l’étranger. Je suis revenue à Gaza en 2008. Aujourd’hui, je vis ici. »
La vieille femme a demandé : « Pourquoi êtes-vous revenue ? »
« Il n’y a pas d’endroit comme ma patrie », a répondu ma mère. « Si je pouvais revenir en arrière, je referais le même choix. »
Nous sommes finalement arrivés à l’hôpital. Nous sommes descendus du taxi, en faisant nos adieux à la femme et à sa petite-fille. L’hôpital n’était rien d’autre qu’un amas de tentes. Notre numéro d’entrée était 300. Mon esprit demeurait accablé par le poids des souvenirs que le petit taxi avait transportés. Chaque passager portait en lui sa propre histoire de souffrance. Et tout cela s’était maintenant transformé en une expérience partagée de la perte. La guerre commencée en 2023 nous avait une fois de plus déplacés, marquant une nouvelle phase de notre dépossession.
Alors que nous partions chacun de notre côté, l’image de cette petite fille, son regard interrogatif et son expression hésitante, restait gravée dans mon esprit. Elle cherchait la mère qu’elle avait perdue dans le visage des autres. Dans les décombres de Gaza, au milieu de toute cette dévastation, nous pleurons aussi ce pays qui fut le nôtre.