Voici ce qui s'est passé. Le 2 mars 2024, mon père est allé nous apporter des provisions à Rafah, malgré le danger de la route. Il a passé la nuit à Rafah parce qu'il n'y avait pas de transport la nuit. Mais cette nuit-là, la situation a soudainement changé. Le bruit des explosions et des missiles était omniprésent.
Ma mère, moi et notre famille étions hébergés avec quatre autres familles et huit enfants non accompagnés dans une maison à Khan Younis. Nous sommes sortis de nos chambres et nous nous sommes cachés sous l'escalier. Il y avait des coups de feu et des bruits étranges partout. Nous avons essayé de comprendre ce qui se passait, mais nous n'y sommes pas parvenus car il y avait des tirs et le chaos tout autour.
Maman n'arrêtait pas de me dire "Ne t'inquiète pas, tout ira bien", mais je voyais bien qu'elle regardait autour d'elle avec anxiété. Elle m'a dit : "J'ai besoin de comprendre ce qui se passe. Ne t'approche pas des fenêtres." Je voyais d'étranges lignes lumineuses vertes entrer par la fenêtre et j'entendais le bruit des balles. Je lui ai dit : "Non, c'est dangereux", mais elle a insisté. Elle m'a dit : "Il faut que je comprenne ce qui se passe d'étrange." Je me suis faufilé sous l'escalier. Elle est revenue et m'a dit : "Viens vite."
Nous nous sommes précipités en bas, et maman a dit à tout le monde : "Le bulldozer est en train de démolir la maison en face de la nôtre, et les chars nous ont encerclés de tous les côtés. Nous devons sortir rapidement avant qu'ils ne viennent vers nous". Personne n'a voulu croire que sortir était une bonne idée. Maman leur dit qu'elle sortirait la première. S'ils la laissaient passer, elle nous ferait signe de sortir. Tout le monde lui a dit qu'elle ne devait pas sortir. Nous savions que des gens mouraient dehors.
Alors que nous parlions, deux adolescentes et trois enfants ont soudainement franchi la porte d'entrée. L'un d'eux était couvert de sang, pleurait et criait. C'était les enfants de la famille dont la maison a été démolie. Leur père se trouvait également à Rafah, comme mon père, mais leur mère, leur sœur et le reste de la famille avaient été écrasés par le bulldozer qui avait détruit la maison alors qu'ils se trouvaient à l'intérieur. Tout le monde était pétrifié. Maman m'a dit de lui apporter mon matériel de premiers secours. Elle a commencé à essuyer le sang du petit garçon et à stériliser les plaies. Puis elle les a pansées tout en essayant de le réconforter.
Soudain, nous avons entendu un grand bruit. Le bulldozer s'approchait de notre maison. Maman s'est arrêtée et m'a dit : "Je dois sortir et essayer de les arrêter parce que nous allons mourir sous le bulldozer. Je vais essayer de sortir et de leur dire que nous sommes des civils. S'ils me frappent et vous laissent tous sortir, vous partirez après moi. S'ils me frappent et continuent à démolir la maison, sachez que j'ai fait tout ce que j'ai pu avec mon dernier espoir pour que vous soyez en sécurité.
J'ai commencé à pleurer. Tout le monde lui a dit d'arrêter, en disant que l'armée allait la tuer. Au même moment, nous avons entendu le bulldozer approcher. Maman est rapidement sortie et s'est placée devant le bulldozer, exactement sur sa trajectoire, et a commencé à leur dire qu'il y avait des civils, des femmes, des personnes âgées et des enfants dans la maison. Le bulldozer continuait d'avancer.
Soudain, un char d'assaut a allumé sa lumière et le bulldozer a commencé à reculer. En sortant de la maison, j'ai vu ma mère à côté du char, refusant de bouger. Soudain, des lignes vertes ont recouvert le corps et la tête de ma mère. J'ai compris que la mitrailleuse du char la visait. Je savais qu'ils allaient lui tirer dessus pendant qu'elle se tenait là. J'ai fermé les yeux. Soudain, la lumière verte a cessé de clignoter, le char a commencé à faire des signaux, et deux personnes de la maison ont descendu les escaliers, portant un drapeau blanc.
Tout le monde a essayé de comprendre ce que maman disait. L'armée nous faisait signe de partir, et quand le char a donné le feu vert, nous avons compris que nous devions nous rendre à l'école voisine. Maman s'est empressée de nous pousser à partir. Tout le monde essayait de sortir. Maman m'a dit de ne pas avoir peur et a soulevé le garçon blessé par les jambes, tandis que la fille a porté son frère par les bras. Nous avons commencé à marcher derrière les autres. Maman haletait et son souffle était court. J'ai compris qu'elle avait besoin de son inhalateur pour son asthme. Quand j'ai essayé de le lui donner, elle m'a dit qu'elle n'avait pas le temps, qu'il fallait continuer à avancer rapidement, ne pas s'arrêter. Si nous nous arrêtions, des balles pourraient nous atteindre.
Je ne sais pas comment nous sommes arrivés à l'école, mais nous y étions tous enfin en sécurité. Maman a fait dormir le garçon sur un matelas et s'est assurée qu'il allait bien. Puis elle m'a fait asseoir sur une chaise. Il était deux heures du matin. Maman n'arrêtait pas de me dire de ne pas m'inquiéter.
Quelques heures plus tard, les soldats ont crié en arabe que nous devions quitter les lieux en passant par un certain itinéraire pour nous rendre à un autre endroit. Nous sommes donc sortis. Des deux côtés de la route, il y avait des chars, des soldats et des bulldozers. Un soldat parlait en arabe et sélectionnait des personnes, y compris des femmes, pour les arrêter et les emmener en Israël. Ceux d'entre nous qui sont passés entre les mailles ont été emmenés dans un bâtiment partiellement détruit, à trois cents mètres de l'école. Nous sommes restés dehors de neuf ou dix heures du matin à huit heures du soir, à attendre devant l'entrée du bâtiment.
Tout le monde avait faim et soif, surtout les enfants. Soudain, les soldats ont apporté des bouteilles d'eau et ont commencé à les distribuer. Maman nous a dit que nous ne devions pas accepter d'eau de l'armée d'occupation et que nous allions bientôt partir. Elle a demandé à tout le monde d'être patient et a ajouté que si quelqu'un ne pouvait pas le supporter, il pouvait boire.
Le petit garçon qui nous accompagnait a demandé pourquoi. Elle lui a répondu que c'était parce que les soldats se prenaient en photo en faisant semblant d'être gentils pour montrer au monde à quel point ils traitaient bien les gens, mais qu'en réalité, ils démolissaient les maisons sur la tête des gens et les piétinaient avec leur bulldozer à l'aube. Elle avait raison. L'un des soldats prenait des photos et nous avons refusé de prendre leur eau.
Je me me suis mise debout devant l'entrée du bâtiment. Je n'avais pas même fini mon geste lorsqu'un soldat m'a dit de ne pas le faire et a pointé son fusil sur moi, en me disant de m'asseoir. Ma mère est venue se placer devant moi, parlant avec force en arabe et en anglais, lui disant de ne pas effrayer sa fille, car il n'y avait pas de place. Il y avait des personnes âgées à côté de moi et si je m'asseyais si près d'elles, je risquais de leur faire mal. Pendant un instant, il a pointé son arme sur elle. Elle est restée debout entre lui et moi, la distance étant d'environ un mètre et demi.
J'ai eu peur, mais plus encore, j'ai été stupéfaite et je me suis demandé d'où maman tirait cette force.
Tout le monde avait peur et la plupart pleuraient, mais elle est restée immobile et déterminée, parlant au soldat et me réconfortant en même temps. Le soldat est parti et maman m'a faite asseoir. Il était environ huit heures du soir. Elle m'a placé, ainsi que les autres personnes avec moi, au milieu, tandis qu'elle se tenait à l'extrémité, près des soldats. Elle m'a dit : "S'ils nous laissent partir ensemble, c'est bien, mais s'ils ne me laissent pas partir avec toi, prends l'argent et le téléphone. Vous trouverez certainement papa à l'extérieur." Elle a indiqué aux autres où aller.
Ils nous ont séparés et nous ont emmenés pour une inspection. Étrangement, ils nous ont laissés passer sans nous fouiller. Nous avons continué à marcher jusqu'à la limite de Rafah. Maman tenait ma main dans l'une des siennes et les mains des deux petits enfants dans l'autre. Soudain, l'armée a disparu de notre champ d'horizon, il faisait nuit. Maman a allumé la lampe de poche et nous avons vu papa courir de loin vers nous. Le père des petits enfants de la maison que nous avions vu démolir au bulldozer s'approchait aussi de nous en courant. Mon père m'a serré fort dans ses bras. Puis j'ai senti maman s'arrêter, comme si elle avait attendu ce moment pour reprendre son souffle. Je n'arrivais pas à croire que nous étions sortis vivants.
Après cette expérience, Maman, je dois te dire quelque chose. J'ai appris deux choses que je n'oublierai pas. Premièrement, nous ne devons pas perdre notre force, notre courage et notre foi en la volonté de Dieu à tout moment. Deuxièmement, nous ne tournons pas le dos à ceux qui sont dans le besoin, quoi qu'il arrive. Tu n'as pas laissé le garçon ou ses sœurs seuls. Tu as porté le frère. Tu es restée à leurs côtés et tu m'as dit : "Ils n'ont personne d'autre que nous." Je n'oublierai rien de tout cela. J'ai acquis la certitude que l'occupation ne pourra jamais détruire notre foi, notre force, notre courage, notre bonté ou notre compassion.
Je ne sais pas si la guerre s'arrêtera de notre vivant, mais ce qui compte, c'est qu'il y a beaucoup de gens qui résistent avec ce qui est bien plus important que les armes. Chaque jour, un père marche sous les bombardements pour nourrir ses enfants. Une mère se dresse contre des bulldozers et des chars dans l'espoir de protéger sa fille, sachant que même si elle meurt, ce qui compte, c'est que sa fille vive. Un petit-fils porte sa grand-mère et ne pense jamais à la laisser derrière lui, ne serait-ce qu'un instant. Une sœur sort son frère des décombres, l'éloigne de la mort et tente de le sauver.
Maman, c'est mon pays, c'est mon peuple. Chaque génération de Palestiniens transmettra ces leçons à la suivante.
Lujayn, Rafah, mars 2024