Ahad ha'am
État juif, problème juif
(1897)
Paul Klee, Tale à la Hoffmann, 1925
Ahad Ha'am (1856-1927), tenant du sionisme culturel, adresse une puissante critique au mouvement sioniste tel que celui-ci se constitue au Congrès de Bâle auquel a appelé Theodor Herzl. Quelle consistance doit avoir un projet d'émancipation nationale ? Que faut-il conserver d'une histoire collective, de quoi s'agit-il de se départir ? Surtout, selon une perspective qui nous est étrangement actuelle, que s'agit-il d'accepter moralement au nom de la volonté d'État ?

Ahad Ha'am, qui exerça une influence majeure sur Gershom Scholem, au point que celui-ci revendiqua - dans un texte dont le titre est Ahad Ha'am et nous et que Conditions va prochainement republier - son héritage pour le mouvement Brit Shalom en faveur d'un État binational en Palestine. Il est vrai que Ahad Ha'am écrivait dès 1891 - dans un texte intitulé La vérité à propos d'Eretz Israel - ce qui suit :

"Nous qui vivons à l'étranger sommes habitués à croire que les Arabes sont tous des peuples sauvages du désert qui, comme des ânes, ne voient ni ne comprennent ce qui se passe autour d'eux. Mais c'est une grave erreur. L'Arabe, tout comme tous les Sémites, est perspicace et astucieux. Toutes les villes de Syrie et d'Eretz Israël regorgent de commerçants arabes qui savent comment exploiter les masses et garder trace de tous ceux avec qui ils traitent, tout comme en Europe. Les Arabes, en particulier l'élite urbaine, voient et comprennent ce que nous faisons et ce que nous souhaitons faire sur cette terre, mais ils restent silencieux et font semblant de ne rien remarquer. Pour l'instant, ils ne considèrent pas nos actions comme représentant un danger futur pour eux. … Mais, si le moment arrive où la vie de notre peuple en Eretz Israël se développe à un point où nous prenons leur place, même légèrement ou significativement, les autochtones ne vont pas simplement céder leur place aussi facilement."

Le texte que nous traduisons en français - État juif, problème juif - depuis sa version anglaise est quant à lui paru en 1897. De rare force, il donne à voir la pluralité interne - bien souvent conflictuelle - du mouvement sioniste. Comme le note Laura Almagor dans son texte sur le territorialisme, que nous avons traduit en français ici, il ne s'agit pas d'opposer de manière manichéenne un courant sioniste à un autre. Cependant, l'hétérogénéité structurelle du mouvement doit inciter d'un côté à appréhender le sionisme comme une réalité proprement historique, c'est-à-dire inscrite dans ses déterminants sociaux et politiques, lesquels conduisent en retour à une variété d'idéaux politiques, de l'autre à mesurer ses développements successifs à la lumière de ses inflexions idéologiques à mesure que s'actualise en pratique le projet sioniste. C'est à cet objectif, conduit en miroir de l'interrogation du nationalisme palestinien selon la même perspective généalogique, qu'est ainsi dédiée cette bibliothèque de textes en ligne.

Quelques mois ont passé depuis le Congrès sioniste, mais ses échos résonnent encore au quotidien et dans la presse. Dans la vie quotidienne, ces échos prennent la forme de réunions, petites et grandes, locales et centrales. Depuis le retour des délégués chez eux, ils ont rassemblé le public et raconté encore et encore les merveilles qu'ils ont vues se dérouler sous leurs yeux. Le public misérable et affamé écoute, s'enthousiasme et espère le salut : les Juifs d'Occident peuvent-ils échouer dans ce qu'ils planifient ? Les esprits s'échauffent et les cœurs battent vite. Beaucoup de travailleurs communautaires dont la seule préoccupation dans la vie avait été pendant des années - jusqu'en août dernier - la colonisation palestinienne, et qui auraient donné le monde entier pour une modeste donation en faveur des ouvriers palestiniens ou de l'École de Jaffa, ont maintenant complètement perdu leurs repères et se demandent les uns aux autres : "Quel bien cela apporte-t-il ? Le Messie est proche, et nous nous occupons de bagatelles ! Le moment est venu pour de grandes actions : des grands hommes, des hommes de l'Occident, marchent en tête devant nous." Il y a eu une révolution dans leur monde, et pour la souligner, ils donnent un nouveau nom à la cause : ce n'est plus seulement "l'Amour de Sion" (Chibbath Zion), mais le "Sionisme" (Zioniyuth). Les plus prudents d'entre eux, déterminés à ne laisser aucune place à l'erreur, gardent même la forme européenne du nom ("Zionismus") - annonçant ainsi à tous qu'ils ne parlent pas de quelque chose d'aussi désuet que Chibbath Zion, mais d'un mouvement nouveau et actuel, qui vient, comme son nom, de l'Occident, où l'on n'utilise pas l'hébreu.

Dans la presse, toutes ces réunions, avec leurs discours, motions et résolutions, apparaissent de nouveau sous la forme d'articles - des articles écrits avec un ton d'enthousiasme et de triomphe. La réunion était magnifique, chaque intervenant était un Démosthène, les résolutions ont été adoptées à l'unanimité, tous les acteurs présents ont été emportés et ont crié d'une seule voix : "Nous ferons et obéirons !" - en un mot, tout était ravissant, envoûtant, parfait. Et le Congrès lui-même produit encore sa propre littérature. Des brochures spécialement dédiées à ces éloges apparaissent dans plusieurs langues ; des journaux juifs et non juifs publient encore occasionnellement des articles et des notes à ce sujet ; et, bien entendu, l'organe "sioniste" [Die Welt, l'organe allemand fondé par Herzl] s'efforce lui-même de maintenir l'impression que le Congrès a laissée, et de ne pas permettre qu'elle s'efface trop rapidement de la mémoire collective. Il examine la presse de chaque nation et de chaque pays, et où qu'il trouve une mention favorable du Congrès, même dans un journal insignifiant publié dans la langue de l'une des plus petites nationalités européennes, il en donne immédiatement un résumé, avec beaucoup de jubilation. Seule la langue d'une petite nation n'a pas encore été honorée d'une telle attention, bien que ses journaux aient également vanté les mérites du Congrès : je veux parler de l'hébreu.

En bref, le sentiment universel est celui de la joie. Il n'est donc pas étonnant qu'au milieu de cette harmonie générale, ma petite Note sur le Congrès ait sonné discordante et suscité le plus violent mécontentement dans de nombreux milieux. Je savais dès le départ qu'on ne me pardonnerait pas d'avoir dit de telles choses à un tel moment, et je m'étais préparé à écouter avec équanimité le tintamarre des phrases grandiloquentes et des allusions obscures - dont nos écrivains sont si friands - et à me taire. Mais lorsque j'ai été attaqué par M. L. Lilienblum, [Le premier secrétaire du Choveve Zion, et un opposant aux idées spirituelles d'Achad Ha'am], un écrivain dont l'habitude n'est pas d'écrire à propos de bottes [en français dans le texte] juste pour montrer son style, j'ai compris cette fois-ci d'avoir vraiment trop compté sur le vieil adage : Verbum sapienti satis est. Il n'est pas plaisant de nager à contre-courant et lorsque l'on fait quelque chose sans plaisir, uniquement par devoir, on ne met pas plus que le minimum nécessaire dans la tâche. C'est pourquoi dans la note en question, je me suis permis d'être extrêmement bref, comptant sur mes lecteurs pour combler les lacunes avec leurs propres connaissances, en reliant ce que j'ai écrit avec mes opinions antérieures, qui leur étaient déjà familières. Je vois maintenant que j'ai fait une erreur, en laissant la place à ce que d'autres m'attribuent des idées et des opinions qui sont totalement éloignées de ma véritable intention. Par conséquent, je dois maintenant accomplir la tâche difficile et ingrate de commenter moi-même, et exprimer mes opinions sur la question avec plus de précision.

L'allocution de Nordau sur la condition générale des Juifs était une sorte d'introduction aux travaux du Congrès. Elle exposait, dans un langage incisif, les maux douloureux, matériels ou moraux, qui affligent les Juifs dans le monde entier. Dans les pays de l'Est, leur problème est matériel : ils luttent constamment pour satisfaire les besoins physiques les plus élémentaires, pour gagner leur pain quotidien et respirer - des choses qui leur sont refusées parce qu'ils sont Juifs. À l'Ouest, dans les pays d'émancipation, leur condition matérielle n'est pas particulièrement mauvaise, mais le problème moral est sérieux : ils veulent pleinement profiter de leurs droits, et ne le peuvent pas. Ils aspirent à s'attacher au peuple du pays et à participer à sa vie sociale, mais ils sont tenus à distance. Ils aspirent à l'amour et à la fraternité et sont accueillis par des regards de haine et de mépris de tous côtés. Conscient qu'ils ne sont inférieurs à leurs voisins en aucune aptitude ou vertu, on leur jette continuellement à la figure qu'ils sont d'une race inférieure, et ne sont pas aptes à atteindre le même niveau que les Aryens. Et ainsi de suite.

Eh bien, alors ?

Nordau lui-même n'a pas abordé cette question : elle était en dehors du cadre de son discours. Mais l'ensemble du Congrès était la réponse. Commencé comme il l'a été avec l'allocution de Nordau, le Congrès signifiait ceci : pour échapper à tous ces maux, il est nécessaire d'établir un État juif. Imaginons donc que le consentement de la Turquie et des autres Puissances ait déjà été obtenu, et que l'État soit établi - et, si vous le voulez, établi völkerrechtlich, c'est-à-dire avec la pleine sanction du droit international, comme le désirent les membres les plus radicaux du Congrès. Cela signifie-t-il ou hâte-t-il la fin du problème matériel ? Sans doute, chaque pauvre Juif aura la parfaite liberté d'aller dans son État et d'y chercher sa subsistance, sans aucun obstacle artificiel sous forme de lois restrictives ou autre. Mais la liberté de chercher un moyen de subsistance ne suffit pas : il doit pouvoir trouver ce qu'il cherche. Il existe des lois naturelles qui entravent beaucoup plus la liberté d'action de l'individu que les lois artificielles. La vie économique moderne est si complexe, et le développement de chacun de ses domaines dépend de tant de conditions, qu'aucune nation, pas même la plus forte et la plus riche, ne pourrait en peu de temps créer dans un pays de nouvelles sources de subsistance suffisantes pour des millions d'êtres humains. Un seul pays n'est plus une unité économique : le monde entier est un grand marché, où chaque État doit lutter ardemment pour sa place. Ainsi, seule une fantaisie approchant la folie peut croire que dès que l'État juif sera établi, des millions de Juifs afflueront et que la terre leur fournira une subsistance adéquate. Pensez au travail et à l'argent qu'il a fallu investir en Palestine pendant de longues années avant qu'une nouvelle voie de production - la culture de la vigne - puisse y être établie ! Et même aujourd'hui, après tout le travail accompli, nous ne pouvons pas encore dire que le vin palestinien a trouvé les débouchés dont il a besoin sur le marché mondial, bien que sa quantité soit encore faible. Mais si en 1891 la Palestine avait été un État juif, et que toutes les douzaines de colonies qui auraient du être établies pour la culture de la vigne l'avaient été en réalité, le vin palestinien serait aujourd'hui aussi commun que l'eau, et ne rapporterait aucun bénéfice du tout. En tirant les conséquences de ce petit exemple, nous pouvons comprendre à quel point il sera difficile de démarrer de nouvelles branches de production en Palestine, et de trouver des débouchés pour ses produits sur le marché mondial. Mais si les Juifs affluaient vers leur État en grand nombre, tout d'un coup, nous pouvons prophétiser avec une certitude parfaite que la concurrence domestique dans chaque branche de production (et la concurrence domestique sera inévitable car le nombre de travailleurs disponibles augmentera plus rapidement que la demande) empêchera toute branche de se développer comme il se doit. Et alors les Juifs s'en retourneront et quitteront leur État, fuyant l'ennemi le plus mortel de tous - un ennemi auquel le mot magique völkerrechtlich ne pourra pas résister : la faim.

Bien sûr, l'agriculture dans sa forme élémentaire ne dépend pas dans une grande mesure du marché mondial, et de toute façon elle fournira à ceux qui s'y adonnent de la nourriture, peut-être en abondance. Mais si l'État juif s'efforce de sauver tous ces Juifs qui sont en proie aux problèmes matériels, ou la plupart d'entre eux, en les transformant en agriculteurs en Palestine, il doit d'abord trouver le capital nécessaire. À Bâle, sans aucun doute, on a entendu des références naïves et confiantes à un "Fonds national" de dix millions de livres sterling. Mais même si nous faisons taire la raison et laissons libre cours à l'imagination au point de croire que nous pouvons obtenir un fonds de cette ampleur en peu de temps, nous n'avancerions pas d'un pouce. Les discours mêmes que nous avons entendus à Bâle sur la condition économique des Juifs dans différents pays ont montré sans aucun doute que notre richesse nationale est très faible et que l'essentiel de notre peuple vit en dessous du seuil de pauvreté. Tout homme sensé, même s'il n'est pas un grand mathématicien, peut facilement calculer que dix millions de livres ne sont rien du tout comparés à la somme nécessaire pour l'émigration des Juifs et leur installation en Palestine sur une base agricole. Même si tous les riches Juifs devenaient soudainement ardents "sionistes" et que chacun d'eux donnait la moitié de sa richesse à la cause, le total ne suffirait toujours pas pour atteindre les milliards nécessaires à cet objectif.

Il ne fait donc aucun doute que même lorsque l'État juif sera établi, les Juifs ne pourront s'y installer que peu à peu, les facteurs essentiels étant les ressources du peuple lui-même et le degré de développement économique atteint par la Palestine. Pendant ce temps, l'augmentation naturelle de la population se poursuivra, tant parmi ceux qui s'installent dans le pays que parmi ceux qui y restent à l'extérieur, avec pour résultat inévitable que, d'une part, la Palestine aura de moins en moins de place pour de nouveaux immigrants, et d'autre part, le nombre de ceux qui restent en dehors de la Palestine ne diminuera pas beaucoup, malgré l'émigration continue. Dans son discours d'ouverture au Congrès, le Dr Herzl, voulant démontrer la supériorité de son idée d'État par rapport à la méthode de colonisation palestinienne adoptée jusqu'alors, a calculé que, selon cette dernière méthode, il faudrait neuf cents ans avant que tous les Juifs puissent être installés dans leur pays. Les membres du Congrès ont applaudi cela comme un argument concluant. Mais c'était une victoire bon marché. L'État juif lui-même, quoiqu'il fasse, ne peut pas faire un calcul plus favorable.

La vérité est amère, mais malgré toute son amertume, elle vaut mieux que l'illusion. Nous devons nous avouer à nous-mêmes que le "rassemblement des exilés" est inaccessible par des moyens naturels. Par des moyens naturels, nous pouvons, un jour, établir un État juif, et les Juifs peuvent y augmenter et se multiplier jusqu'à ce que le pays ne puisse plus les contenir : mais même alors, la plus grande partie du peuple restera dispersée dans des terres étrangères. "Rassembler nos dispersés des quatre coins de la terre" (selon les termes du Livre de prières) est impossible. Seule la religion, avec sa croyance en une rédemption miraculeuse, peut promettre cette totalisation.

Mais si c'est ainsi, si l'État juif ne signifie pas non plus un "rassemblement des exilés", mais l'établissement d'une petite partie de notre peuple en Palestine, comment résoudra-t-il le problème matériel des masses juives dans les pays de la Diaspora ? Ou est-ce que les défenseurs de l'idée d'État pensent, peut-être, qu'étant maîtres dans notre propre pays, nous pourrons, par des moyens diplomatiques, amener les divers gouvernements à soulager les souffrances matérielles de nos compatriotes juifs dispersés ! C'est, semble-t-il, la dernière théorie du Dr Herzl. Dans sa nouvelle brochure (Der Baseler Kongress), nous ne trouvons plus aucun calcul sur le nombre d'années qu'il faudra aux Juifs pour rentrer dans leur pays. Au lieu de cela, il nous dit en termes clairs (p. 9) que si la terre devient la propriété nationale du peuple juif, même si aucun Juif individuel ne possède de manière privée un seul mètre carré de celle-ci, alors le problème juif sera résolu pour toujours. Ces mots (à moins que nous excluions l'aspect matériel du problème juif) ne peuvent être compris que dans le sens religieux suggéré ci-dessus. Mais cet espoir me semble si fantastique que je ne vois pas la nécessité de gaspiller des mots à le réfuter. Nous avons vu assez souvent, même dans le cas de nations plus favorisées que les Juifs auprès de gouvernements puissants, combien peu la diplomatie peut faire dans ce genre de situations, si elle n'est pas soutenue par une grande force armée. Il est même concevable que, à l'époque de l'État juif, lorsque les conditions économiques dans tel ou tel pays seront telles qu'un gouvernement voudra protéger son peuple contre la concurrence juive par une législation restrictive, ce gouvernement trouvera alors plus facile de trouver une excuse pour de telles actions qu'il ne le fait actuellement, car il pourra argumenter que si les Juifs ne sont pas heureux là où ils sont, ils peuvent aller dans leur propre État.

Le problème matériel, alors, ne sera pas résolu par la fondation d'un État juif, et, d'une manière générale, il n'est pas en notre pouvoir de le résoudre (bien qu'il pourrait être plus ou moins atténué même maintenant par divers moyens, tels que l'encouragement de l'agriculture et des métiers d'artisanat parmi les Juifs dans tous les pays) ; et que nous fondions un État ou non, ce problème particulier dépendra toujours, fondamentalement, de la condition économique de chaque pays et du degré de civilisation atteint par chaque peuple.

Nous sommes donc conduits à conclure que le seul véritable fondement du sionisme se trouve dans l'autre problème, le problème moral. Mais le problème moral se présente sous deux formes, l'une à l'Ouest et l'autre à l'Est ; et ce fait explique la différence fondamentale entre le "sionisme" occidental et le "Chibbath Zion" oriental. Nordau a traité uniquement du problème occidental, apparemment ignorant du problème oriental. Le Congrès dans son ensemble s'est concentré sur le premier, et a prêté peu d'attention au second.

Le Juif occidental, après avoir quitté le Ghetto et cherché à s'attacher au peuple du pays où il vit, est malheureux parce que son espoir d'un accueil chaleureux est déçu. Il retourne à contrecœur à son propre peuple, et tente de trouver au sein de la communauté juive cette vie pour laquelle il aspire - en vain. La vie communautaire et les problèmes communautaires ne le satisfont plus. Il s'est déjà habitué à une vie sociale et politique plus large. Sur le plan intellectuel, le travail culturel juif n'a pour lui aucun attrait, car la culture juive n'a joué aucun rôle dans son éducation depuis l'enfance, elle est pour lui un livre clos. Ainsi, dans son désarroi, il se tourne vers la terre de ses ancêtres, et s'imagine à quel point ce serait bien si un État juif était rétabli là-bas - un État arrangé et organisé exactement sur le modèle des autres États. Alors il pourrait vivre une vie complète parmi son propre peuple, et trouver chez lui tout ce qu'il voit maintenant à l'extérieur, agité devant ses yeux, mais hors de portée.

Bien sûr, tous les Juifs ne pourront pas prendre leur envol et aller dans leur État ; mais la simple existence de l'État juif rehaussera le prestige de ceux qui restent en exil, et leurs concitoyens ne les mépriseront plus et ne les tiendront plus à distance, comme s'ils étaient des esclaves ignobles, dépendant entièrement de l'hospitalité des autres. Alors qu'il contemple cette vision fascinante, il prend soudain conscience dans sa conscience intérieure que même maintenant, avant que l'État juif ne soit établi, l'idée même de celui-ci lui procure un soulagement presque complet. Il a l'occasion d'un travail organisé, d'une excitation politique ; il trouve un champ d'activité approprié sans avoir à se soumettre aux non-Juifs ; et il sent que grâce à cet idéal, il se tient à nouveau spirituellement droit, et a retrouvé la dignité humaine, sans trop d'efforts et sans aide extérieure. Alors il se consacre à l'idéal avec toute l'ardeur dont il est capable ; il laisse libre cours à sa fantaisie, et la laisse s'envoler comme elle le veut, au-dessus de la réalité et des limitations du pouvoir humain. Car ce n'est pas l'atteinte de l'idéal dont il a besoin : sa simple poursuite suffit à le guérir de sa maladie morale, qui est la conscience d'infériorité. Plus l'idéal est élevé et lointain, plus grand est son pouvoir d'exaltation.

C'est là le fondement du sionisme occidental et le secret de son attrait. Mais le "Chibbath Zion" oriental a une origine et un développement différents. À l'origine, comme le "sionisme", il était politique. Mais étant le résultat de maux matériels, il ne pouvait pas se contenter d'une "activité" consistant uniquement en des explosions de sentiments et de belles phrases. Ces choses peuvent satisfaire le cœur, mais pas l'estomac. Ainsi, le Chibbath Zion a commencé à se prononcer immédiatement par des activités concrètes - par l'établissement de colonies en Palestine. Ce travail pratique a rapidement coupé les ailes de la fantaisie, et a montré clairement que le Chibbath Zion ne pouvait pas diminuer le mal matériel d'un iota. On aurait pu penser alors que lorsque ce fait serait devenu évident, les Choveve Zion (les Amants de Zion) abandonneraient leur activité, et cesseraient de perdre du temps et de l'énergie dans un travail qui ne les rapprochaient pas de leur objectif. Mais non : ils sont restés fidèles à leur bannière et ont continué à travailler avec le même enthousiasme, bien que la plupart d'entre eux ne comprennent pas en leur for intérieur pourquoi ils le faisaient. Ils sentaient instinctivement qu'ils devaient le faire, mais comme ils ne comprenaient pas clairement la nature de ce sentiment, les choses qu'ils faisaient n'étaient pas toujours dirigées correctement vers cet objectif qui les attirait inconsciemment.

Car au moment même où la tragédie matérielle à l'Est était à son apogée, le cœur du Juif oriental était toujours comprimé par une autre tragédie - la tragédie morale. Lorsque les Choveve Zion ont commencé à travailler pour la résolution du problème matériel, l'instinct national du peuple a senti que c'est précisément dans un tel travail qu'il pourrait trouver le remède à son mal moral. Ainsi le peuple s'est saisi de cette œuvre et ne voulait pas l'abandonner même après qu'il soit devenu évident que le mal matériel ne pouvait pas être guéri de cette manière. La forme orientale du problème moral est absolument différente de celle de l'Ouest. À l'Ouest, c'est le problème des Juifs, à l'Est, c'est le problème du judaïsme. L'un pèse sur l'individu, l'autre sur la nation. L'un est ressenti par des Juifs ayant reçu une éducation européenne, l'autre par des Juifs dont l'éducation a été juive. L'un est un produit de l'antisémitisme, et dépend de l'antisémitisme pour son existence ; l'autre est un produit naturel d'un lien véritable avec une culture vieillie de milliers d'années, qui conservera son emprise même si les malheurs des Juifs partout dans le monde disparaissaient avec l'antisémitisme, et si tous les Juifs dans chaque pays occupent des positions confortables, sont dans les meilleurs termes possibles avec leurs voisins, qui leur permettent de participer à chaque sphère de la vie sociale et politique sur la base d'une égalité absolue.

Ce ne sont pas seulement les Juifs qui sont sortis du ghetto : le judaïsme en est sorti aussi. Pour les Juifs, cette rupture est limitée à certains pays et est dû à la tolérance discrétionnaire de leurs peuples, mais le judaïsme est quant à lui sorti (ou est en train de sortir) de sa propre initiative partout où il est entré en contact avec la culture moderne. Ce contact avec la culture moderne rend caduques les défenses intérieures du judaïsme, de sorte que le judaïsme ne peut plus rester isolé et mener une vie à part. L'esprit de notre peuple aspire au développement : il veut absorber ces éléments de la culture générale qui lui parviennent de l'extérieur, les digérer et les intégrer à lui-même, comme il l'a fait à différentes périodes de son histoire. Mais les conditions de sa vie en exil ne sont pas propices. À notre époque, la culture revêt dans chaque pays l'habit national, et l'étranger qui la courtise doit sacrifier son individualité et se fondre dans l'esprit dominant. Pour cette raison, le judaïsme en exil ne peut pas développer son individualité à sa manière. Lorsqu'il quitte les murs du ghetto, il court le danger de perdre son essence même ou – au mieux – son unité nationale : il risque d'être fragmenté en autant de sortes de judaïsme, chacun ayant un caractère et une vie différents, qu'il y a de pays dans la diaspora juive.

Et maintenant, le judaïsme constate qu'il ne peut plus tolérer la forme galoutique qu'il a dû adopter, en obéissance à sa volonté de vivre, lorsqu'il a été exilé de son propre pays, et que s'il perd cette forme, sa vie est en danger. Ainsi, il cherche à retourner vers son centre historique, afin d'y mener une vie de développement naturel, de mettre en jeu ses capacités dans chaque domaine de la culture humaine, de développer et de parfaire les possessions nationales qu'il a acquises jusqu'à présent, et ainsi de contribuer au patrimoine commun de l'humanité, à l'avenir comme dans le passé, par une grande culture nationale, fruit de l'activité sans entraves d'un peuple vivant selon son propre esprit. Pour cela, le judaïsme n'a pour le moment besoin que de peu de choses. Il n'a pas besoin d'un État indépendant, mais seulement de la création, dans sa terre natale, de conditions favorables à son développement : une colonie juive de bonne taille travaillant sans entrave dans chaque domaine de la culture, de l'agriculture et de l'artisanat à la science et à la littérature. Cette colonie juive, qui aura un développement progressif, deviendra avec le temps le centre de la nation, où son esprit trouvera une expression pure et se développera dans tous ses aspects jusqu'au plus haut degré de perfection dont il est capable. Alors, de ce centre, l'esprit du judaïsme ira vers la grande circonférence, vers toutes les communautés de la diaspora, et insufflera une nouvelle vie en elles et préservera leur unité ; et lorsque notre culture nationale en Palestine aura atteint ce niveau, nous pouvons être certains qu'elle produira des hommes dans le pays qui pourront, lors d'une opportunité favorable, établir un État qui sera un État juif, et non simplement un État de Juifs.

Ce Chibbath Zion, qui prend soin de préserver le judaïsme à une époque où le judaïsme souffre tant, est quelque chose d'étrange et d'incompréhensible pour les sionistes "politiques" de l'Occident, tout comme la demande de R. Jochanan ben Zakkai pour Yavné était étrange et incompréhensible pour les peuples de l'époque. Et ainsi, le sionisme politique ne peut satisfaire ceux des Juifs qui se soucient du judaïsme : sa croissance leur semble être pleine de dangers pour l'objet de leurs propres aspirations.

Le secret de la persistance de notre peuple est – comme j'ai essayé de le montrer ailleurs – que, dès une période très précoce, les Prophètes lui ont enseigné à ne respecter que la puissance spirituelle et non à adorer la puissance matérielle. Pour cette raison, le conflit avec des ennemis plus forts que lui n'a jamais conduit la nation juive, comme cela a été le cas pour les autres nations de l'Antiquité, au point de s'effacer elle-même. Tant que nous sommes fidèles à ce principe, notre existence a une base sûre : car dans la puissance spirituelle, nous ne sommes pas inférieurs aux autres nations, et nous n'avons aucune raison de nous effacer. Mais un idéal politique qui ne repose pas sur la culture nationale a tendance à nous séduire loin de notre attachement à la grandeur spirituelle et à engendrer en nous une tendance à trouver la voie de la gloire dans le pouvoir matériel et de la domination politique, brisant ainsi le fil qui nous unit au passé et sapant nos fondements historiques. Inutile de dire que si l'idéal politique n'est pas atteint, il aura des conséquences désastreuses, car nous aurons perdu l'ancien fondement sans en trouver un nouveau. Mais même s'il est atteint dans les conditions actuelles, alors que nous sommes un peuple dispersé non seulement physiquement mais aussi spirituellement, même alors le judaïsme sera en grand danger. Presque tous nos grands hommes, c'est-à-dire ceux dont l'éducation et la position sociale les rendent aptes à diriger un État juif, sont spirituellement très éloignés du judaïsme et n'ont aucune vraie conception de sa nature et de sa valeur. Ces hommes, aussi fidèles à leur État et aussi dévoués à ses intérêts soient-ils, considéreront nécessairement ces intérêts comme liés à la culture étrangère qu'ils ont eux-mêmes absorbée, et ils s'efforceront, par persuasion morale ou même par la force, d'implanter cette culture dans l'État juif, de sorte qu'à la fin, l'État juif sera un État d'Allemands ou de Français de race juive.

Nous avons même maintenant un petit exemple de ce processus en Palestine. Et l'histoire nous enseigne qu'aux jours de la maison des Hérodiens, la Palestine était en effet un État juif, mais la culture nationale y était méprisée et persécutée, et la maison dirigeante a tout fait en son pouvoir pour implanter la culture romaine dans le pays en dilapidant les ressources nationales dans la construction de temples païens et d'amphithéâtres, et ainsi de suite. Un tel État juif serait synonyme de mort et de dégradation totale pour notre peuple. Nous ne parviendrions jamais à acquérir suffisamment de pouvoir politique pour mériter le respect, tandis que nous manquerions de la force morale vitale à l'intérieur. L'État chétif, "ballotté comme une balle entre ses puissants voisins et maintenant son existence uniquement par des manœuvres diplomatiques et une complaisance continue envers les favoris de la fortune", ne serait pas capable de nous procurer un sentiment de gloire nationale et la culture nationale, dans laquelle nous aurions pu chercher et trouver notre gloire, n'aurait pas été implantée dans notre État et ne serait pas le principe de sa vie. Ainsi, nous serions vraiment alors – bien plus que nous le sommes maintenant – "une nation petite et insignifiante", asservie en esprit aux favoris de la fortune, jetant un œil envieux et cupide sur la force armée de nos puissants voisins et notre existence en tant qu'État souverain n'ajouterait pas de chapitre glorieux à notre histoire nationale. Ne serait-il pas préférable pour un peuple ancien qui fut autrefois un phare pour le monde de disparaître plutôt que d'atteindre un tel objectif ?

M. Lilienblum me rappelle qu'il existe de nos jours de petits États, comme la Suisse, qui sont préservés contre l'ingérence des autres nations et n'ont pas besoin de complaisance continue. Mais une comparaison entre la Palestine et de petits pays comme la Suisse oublie la position géographique de la Palestine et son importance religieuse pour toutes les nations. Ces deux faits rendront totalement impossible le fait que ses "puissants voisins" (par cette expression, bien sûr, je n'entendais pas, comme l'interprète M. Lilienblum, "les Druzes et les Perses") la laissent totalement tranquille ; et lorsqu'elle sera devenue un État juif, ils garderont tous un œil sur elle, et chaque puissance tentera d'influencer sa politique dans une direction favorable à elle-même, tout comme nous le voyons se produire dans le cas d'autres États faibles (comme la Turquie) dans lesquels les grandes nations européennes ont des intérêts.

En un mot : Chibbath Zion, pas moins que le sionisme, veut un État juif et croit en la possibilité de l'établissement d'un État juif dans le futur. Mais tandis que le "sionisme" considère que l'État juif doit fournir un remède à la pauvreté, une tranquillité complète et la gloire nationale, Chibbath Zion sait que notre État ne nous donnera pas toutes ces choses tant que la Justice universelle sera installée et régnera sur les nations et les États. Il considère un État juif comme fournissant seulement un refuge sûr pour le judaïsme et un lien culturel d'unité pour notre nation. Le sionisme, par conséquent, commence son travail par de la e propagande politique ; Chibbath Zion commence par la culture nationale, car c'est seulement par la culture nationale et pour elle que peut être établi un État juif de manière à correspondre à la volonté et aux besoins du peuple juif.

Dr Herzl, il est vrai, a dit dans le discours mentionné ci-dessus que le sionisme exige le retour au judaïsme avant le retour à l'État juif. Mais ses belles paroles sonnent si faux par rapport à ses actes que nous sommes contraints de tirer la conclusion désagréable qu'elles ne sont rien d'autre qu'une phrase bien tournée.

Il m'est très difficile de traiter des actions individuelles, sur lesquelles on ne peut pas s'attarder sans réfléchir sur des hommes individuels. Pour cette raison, je me suis contenté, dans ma note sur le Congrès, d'allusions générales que je croyais facilement compréhensibles pour ceux qui étaient versés dans le sujet, et surtout pour les délégués du Congrès. Mais certains de mes opposants ont utilisé cette scrupulosité contre moi en prétendant ne rien comprendre du tout. Ils demandent, avec une simplicité affectée, quelles critiques j'ai à formuler contre le Congrès, et ils ont même l'outrecuidance de nier publiquement des faits qui sont de notoriété publique. Ces tactiques me contraignent ici, contre ma volonté, à lever le voile artistique qu'ils ont jeté sur l'ensemble des procédures, et à mentionner quelques détails qui éclairent le caractère de ce mouvement et l'attitude mentale de ses adeptes.

Si l'objectif réel du sionisme était de ramener les gens au judaïsme - de ne pas en faire simplement une nation dans le sens politique, mais une nation vivant selon son propre esprit - alors le Congrès n'aurait pas reporté les questions de culture nationale - de langue et de littérature, d'éducation et de diffusion des connaissances juives - jusqu'au tout dernier moment, après la fin de tous les débats sur le rechtlich et völkerrechtlich, sur l'élection de X. en tant que membre du comité, sur les millions imaginaires, et ainsi de suite. Lorsque tous les présents étaient épuisés et accueillaient le coucher de soleil du dernier jour comme un signe de fin imminente, un court laps de temps a été accordé à l'un des membres pour un discours sur toutes ces questions importantes, qui sont en réalité les plus vitales et essentielles. Naturellement, le discours, aussi bon soit-il, a dû être pressé et raccourci ; il n'y avait pas de temps pour discuter des détails ; une suggestion a été faite depuis la tribune pour remettre tous ces problèmes à une commission composée de certains écrivains, qui ont été nommés ; et toute l'assemblée a simplement accepté pour terminer les affaires et partir.

Mais il n'est pas nécessaire de déterminer l'attitude du Congrès par déduction, car elle a été explicitement déclarée lors de l'un des discours officiels - un discours qui figurait à l'ordre du jour comme "Une exposition des bases du sionisme" et qui a été soumis au Dr Herzl avant d'être lu au Congrès. Dans ce discours, on nous a clairement dit que les Juifs occidentaux étaient plus proches que ceux de l'Est de l'objectif du sionisme, car ils avaient déjà accompli la moitié du travail : ils avaient anéanti la culture juive du ghetto et étaient ainsi affranchis du joug du passé. Ce discours, lui aussi, a été accueilli par des applaudissements prolongés, et le Congrès a adopté une motion ordonnant qu'il soit publié sous forme de brochure à distribuer parmi les Juifs. Dans l'un des numéros de l'organe sioniste Die Welt, il y avait une bonne description allégorique de ces Juifs qui sont restés au sein du Parti national allemand en Autriche même après qu'il se soit uni aux antisémites.

L'allégorie est celle d'une vieille dame dont l'amant l'abandonne pour une autre et qui, après avoir essayé sans succès de le ramener par tous les moyens qui le séduisaient autrefois, commence à montrer de l'affection pour son nouvel amour, espérant qu'il puisse avoir pitié d'elle pour sa magnanimité. J'ai une forte suspicion que cette allégorie peut tout aussi bien s'appliquer, avec un léger changement, à ses inventeurs eux-mêmes. Il y a une vieille dame qui, désespérée de ne pas retrouver son amour par des supplications, des soumissions et de l'humilité, se pare soudainement de splendeur et commence à le traiter avec haine et mépris. Son objectif est toujours de l'influencer. Elle veut qu'il la respecte au moins au fond de son cœur, même s'il ne peut plus l'aimer. Quiconque lit Die Welt attentivement et avec discernement ne pourra éviter l'impression que les sionistes occidentaux ont toujours les yeux rivés sur le monde non-juif, et qu'ils, tout comme les Juifs assimilés, cherchent simplement à trouver faveur et respect aux yeux des nations. Seulement, alors que les autres veulent de l'amour, les "sionistes" veulent du respect. Ils sont énormément satisfaits lorsqu'un non-juif déclare ouvertement que les sionistes méritent du respect, lorsqu'un journal fait référence aux sionistes sans les ridiculiser, et ainsi de suite. De plus, lors de la dernière séance du Congrès, le président a jugé nécessaire de remercier publiquement les trois non-juifs qui avaient honoré la réunion en y participant, bien qu'ils fussent tous les trois des membres silencieux et qu'il n'y ait aucun signe qu'ils aient fait quoi que ce soit.

Si je voulais rentrer dans les détails, je pourrais montrer à partir de divers incidents que dans leurs conduites et actions générales, ces sionistes n'essaient pas de se rapprocher de la culture juive et d'en imbiber leur esprit, mais qu'au contraire, ils s'efforcent d'imiter, en tant que Juifs, les conduites et les actions des Allemands, même là où elles sont les plus éloignées de l'esprit juif, comme moyen de montrer que les Juifs, eux aussi, peuvent vivre et agir comme toutes les autres nations. Il suffit de mentionner le récent et désagréable incident à Vienne , lorsque les jeunes sionistes sont sortis pour propager l'évangile du sionisme avec des bâtons et des coups de poing, à la manière allemande. Et l'organe sioniste a vu cet incident avec sympathie et, malgré toute sa prudence, n'a pas pu dissimuler sa satisfaction devant le succès du poing sioniste.

Le Congrès dans son ensemble était conçu davantage comme une démonstration au monde qu'un moyen de clarifier pour nous-mêmes ce que nous voulons et ce que nous pouvons faire. Les fondateurs du mouvement voulaient montrer au monde extérieur qu'ils avaient derrière eux un peuple juif uni et unanime. Il faut admettre que du début à la fin, ils ont poursuivi cet objectif avec détermination et une conscience claire. Dans ces pays où les Juifs sont préoccupés par des problèmes matériels et ne sont pas susceptibles, dans l'ensemble, de s'enthousiasmer pour un idéal politique lointain, un émissaire spécial a circulé avant le Congrès en diffusant des rapports favorables, d'où l'on pourrait conclure que tant le consentement de la Turquie que les millions nécessaires étaient à notre portée, et qu'il ne manquait rien d'autre qu'un organe représentatif national pour négocier avec toutes les parties au nom du peuple juif : c'est pourquoi il était nécessaire d'envoyer de nombreux délégués au Congrès et également d'envoyer des pétitions avec des milliers de signatures de manière à ce que par la suite le Comité choisi par le Congrès serait l'organe requis. D'autre part, ils se sont abstenus d'annoncer clairement à l'avance que le sionisme de Herzl, et lui seul, serait la base du Congrès, que cette base serait au-dessus de toute critique, et qu'aucun délégué au Congrès n'aurait le droit de la remettre en question. L'Ordre du jour, qui a été envoyé avec l'invitation au Congrès, disait simplement en termes généraux que n'importe qui "exprime son accord avec le programme général du sionisme" pouvait être un délégué, sans expliquer quel était le programme général ni où on pouvait le trouver. Ainsi, des hommes se sont réunis à Bâle en étant totalement divergents les uns des autres dans leurs opinions et leurs aspirations.

Ils pensaient dans leur simplicité que quiconque avait le regard tourné vers Sion, même s'il n'était pas d'accord avec Herzl, avait accompli son devoir envers le programme général et avait le droit d'être membre du Congrès et d'exprimer ses opinions devant lui. Mais les chefs du Congrès ont tout fait pour empêcher de s'exprimer toute dissonance d'opinion sur des questions fondamentales et ont utilisé tous les artifices parlementaires pour éviter de donner l'occasion de discuter et d'élucider de telles questions. La question du projet sioniste est en fait apparue lors de l'une des réunions préliminaires tenues avant le Congrès lui-même (un Vorkonforenz). Certains des délégués de Vienne ont repris la déclaration à propos de l'Ordre du jour et ont essayé de prouver à partir de celle-ci que cette question ne pouvait pas être correctement posée, puisque tous les délégués avaient accepté le programme général du sionisme, et qu'il n'y avait pas de sionisme autre que celui de Vienne, et Die Welt en était le prophète. Mais beaucoup de ceux présents n'étaient pas d'accord, et une Commission a dû être nommée pour rédiger un programme. Cette Commission a habilement élaboré un programme capable d'une douzaine d'interprétations, pour plaire à tous les goûts, lequel a été présenté devant le Congrès avec la demande qu'il soit accepté tel quel, sans aucune discussion. Mais un délégué a refusé de se soumettre, et son action a conduit à un long débat sur un seul mot. Ce débat a montré, au grand étonnement de nombreuses personnes, qu'il y avait plusieurs sortes de "sionistes", et le voile de l'unanimité était sur le point d'être publiquement rompu, mais les dirigeants ont rapidement et habilement rapiécé la déchirure, avant qu'elle ne devienne trop importante. Le Dr Herzl, dans sa nouvelle brochure, utilise cela pour prouver combien d'importance les sionistes attachaient à ce seul mot (völkerrechtlich). Mais en vérité, des débats dangereux et similaires auraient pu être soulevés sur beaucoup d'autres mots. Car beaucoup de délégués n'ont tout simplement pas remarqué le fossé béant entre les différentes opinions sur des points de principe et une discussion sur un tel point était susceptible d'ouvrir les yeux des gens et de pulvériser toute la structure en atomes. Mais de telles discussions n'ont pas été soulevées, car même les quelques-uns qui voyaient clairement et comprenaient la situation reculaient devant le risque de détruire. Et ainsi, l'objectif a été atteint ; l'illusion de l'unanimité a été préservée jusqu'au bout ; le monde extérieur a vu un peuple uni réclamant un État ; et ceux qui étaient à l'intérieur sont rentrés chez eux pleins d'enthousiasme, mais pas plus connaisseurs de leurs propres idées ou sur la relation entre une idée et une autre.

Cependant, malgré tout, je confesse que le sionisme occidental est très bon et utile pour ces Juifs occidentaux qui ont depuis longtemps presque oublié le judaïsme et n'ont aucun lien avec leur peuple, excepté un sentiment vague qu'eux-mêmes ne comprennent pas. L'établissement d'un État juif par leur intermédiaire n'est pour l'instant qu'une vision lointaine ; mais l'idée d'un État les incite en attendant à consacrer leurs énergies au service de leur peuple, les sort de l'ornière de l'assimilation et renforce leur conscience nationale juive. Peut-être, quand ils découvriront qu'il faudra beaucoup de temps avant que nous ayons nos propres policiers et gardiens, beaucoup d'entre eux nous quitteront complètement. Mais même alors, notre perte à travers ce mouvement ne sera pas plus grande que notre gain, car sans aucun doute, parmi eux, il y aura des hommes au cœur plus grand, qui, avec le temps, seront poussés à aller au fond du problème et à comprendre leur peuple et son esprit. Ces hommes arriveront d'eux-mêmes à ce véritable Chibbath Zion qui est en harmonie avec notre esprit national.

Mais à l'Est, le refuge du judaïsme et le lieu de naissance du Chibbath Zion authentiquement juif, cette tendance "politique" ne peut nous apporter que du mal. Sa force d'attraction est en même temps une force répulsive pour l'idéal moral qui a été jusqu'à présent l'inspiration de la communauté juive orientale. Ceux qui abandonnent maintenant cet idéal en échange de l'idée politique ne reviendront jamais, même lorsque l'excitation retombera et que l'État ne sera pas établi, car rarement dans l'histoire trouvons-nous un mouvement revenant sur ses pas avant d'avoir tenté de continuer encore et encore, et finalement perdu son chemin. Quand, donc, je vois le chaos que ce mouvement a apporté dans le camp de la Choveve Zion orientale - quand je vois des hommes qui semblaient jusqu'à récemment savoir ce qu'ils voulaient et comment l'obtenir, maintenant soudainement abandonner la bannière qu'ils tenaient hier pour sacré et plier le genou devant une idée qui n'a pas de racines dans leur être, simplement parce qu'elle vient de l'Occident ; quand je vois tout cela et me rappelle combien de paroxysmes d'enthousiasme soudain et éphémère nous avons déjà connus, alors je sens vraiment le poids du désespoir commencer à s'emparer de moi.

C'est sous le poids de ce sentiment que j'ai écrit ma note sur le Congrès, quelques jours après la conclusion de celui-ci. L'impression était très fraîche dans mon esprit et ma peine était vive ; j'ai laissé échapper quelques expressions dures, que je regrette maintenant, car ce n'est pas dans mes habitudes d'utiliser de telles expressions. Mais en ce qui concerne la problématique actuelle, je n'ai rien à retirer. Ce qui s'est passé depuis n'a pas su me convaincre que j'avais tort ; au contraire, cela a renforcé ma conviction que même si j'ai écrit dans la colère, je n'ai pas écrit dans l'erreur.
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