Entretien avec Yassir,

survivant du tremblement de terre à Azzaz (Syrie)


Montassir Sakhi et Rayan Rayan

11/02/23
Azaz, Syrie


Yassir : Il y a une grande présence de la Turquie. La plupart des membres des conseils locaux ici cherchent à éviter la colère de la Turquie. Il y a des gens qui se sont entièrement soumis à la Turquie et d’autres qui réussissent à faire l’équilibre des choses. Les conseils locaux appartiennent de manière indirecte aux walis des wilaya turque. Par exemple, notre région – Azzaz – appartient au Wali de Killis ; la région d’Idlib au Wali de Hatay, etc. Ces walis interviennent directement au niveau de l’administration. D’ailleurs, les Turcs sont entrés construire des hôpitaux. Ils ont récupéré l’argent de la santé, de la société civile destiné au nord-ouest de la Syrie et c’est eux-mêmes qui les administrent. Et bien entendu, les salaires des fonctionnaires et des médecins turques sont très élevés, par rapports aux salaires des Syriens qu’ils emploient. Il y a donc une domination des Turcs presque absolue dans notre zone libérée. Nous avons essayé au moins de contrôler l’administration des organisations de la société civile pour éviter leurs manières de faire. Car ce qu’ils font, c’est construire établir logique de gestion administrative selon attassalout (l’absolutisme) et l’intifâ‘ (l’intérêt). La gestion est malheureusement découpée suivant les intérêts à l’intérieur des services de la sûreté turcs.

Mais cela ne veut pas dire que nous baissons les bras ou que les Turcs emploient systématiquement la violence contre nous. Il y a des équilibres qu’ils respectent. Il y a en permanence un mouvement social populaire. Et à titre d’exemple, dans les réunions et dans la place publique, je fais face aux Turcs et je les dénonce. Ils ne m’ont pas encore arrêté pour des raisons de mes liens avec les gens…

Rayan : de ta popularité sur place.

Yassir : Oui, en effet. Mais de l’autre côté, des gens ordinaires et des nouveaux activistes de la révolution sont arrêtés rien que pour une publication sur Facebook ou d’autres réseaux sociaux. Mais comme tu sais, Rayan, j’appartiens à cette génération d’hommes n’ayant plus peur de quiconque sauf Allah. Alors, oui, ils nous évitent parce que s’ils nous arrêtent, il y aurait des conséquences populaires, c’est tout. Il y a plusieurs autres activistes comme moi-même n’ayant aucune relation avec les Turcs. Les rares fois où je rencontre des Turcs dans des réunions, c’est une guerre ouverte entre nous. Par ailleurs, je n’ai pas demandé d’autorisation de passage (izn ma‘bar) pour n’avoir rien sur ma conscience et pour ne pas être redevable à leur égard. Je ne rentre pas en Turquie. Je reste employé non permanent d’une association de la société civile pour n’avoir rien à me reprocher vis-à-vis des Turcs. Aujourd’hui, j’étudie à l’université d’Alep, en science politique, malgré mon âge plus ou moins avancé (…).

Mais malheureusement il y a plusieurs activistes et soldatsqui se sont soumis et qui ont abandonné une partie de leur nassaq thawrî [processus révolutionnaire] à cause de cette réalité de la Turquie. Parce qu’ils ont un logement en Turquie, un besoin d’autorisation de passage pour se faire aider économiquement ou logistiquement, etc. Mais cela, malheureusement, ne peux pas avoir lieu sans une influence sur la liberté d’agir et la liberté de décision. Avant l’entrée de la Turquie en Syrie, toutes les aides transitaient déjà par la Turquie. Et j’étais déjà témoin de ce qui se passait par rapport au soutien armé. Des chefs de l’armée barraient la route aux camions de soutien provenant de pays aidant la révolution. Je me rappelle de ces cargaisons venant de Lybie. Des chefs de l’armée turque ont pris la moitié de ces armes et l’ont revendu dans le marché noir pour leur propre compte. Je connais de près ces dossiers. C’était l’aide non-internationale, en provenance de personnes physiques ou des organisations, avant la formation du MOC (Military Operation Center) (…) Dans ce cadre, je dois dire que l’un des meilleurs soutiens de la révolution côté militaire, c’était l’Arabie Saoudite. Ils nous ont envoyé le TOW (missile antichar filoguidé). Tout l’arsenal du TOW est en provenance de l’Arabie Saoudite. Et cette histoire de l’Arabie Saoudite était liée à la décision américaine, pour dire quelque chose de réel à propos des Américains pour une fois.

Le gouvernement turc est une alliance de partis. Ce n’est pas le système du parti unique. Chaque parti a une marge et un intérêt personnel. Par exemple, tu as le MHP qui soutient la cause des Turkmènes. Ce parti a pris en charge cette question y compris à l’intérieur des zones syriennes. Il a donc fait en sorte le fait que l’aide militaire turque passe par les zones et par l’intermédiaire des Turkmènes syriens. De même, la centralisation de l’aide humanitaire internationale passait avant le séisme par l’AFAD (organisme turc de gestion des catastrophes – ministère de l’Intérieur) qui a toujours favorisé les uns au détriment des autres.

Rayan : Quelle est l’urgence de l’aide maintenant, au moment du séisme ?

Yasser : Il y a maintenant au moins 8.000 familles sans maison. Ils ont besoin de tentes en urgence. Le problème des tentes c’est que les organisations de la société civile n’ont jamais eu d’entrepôts. A la base, les tentes n’étaient pas sujet de commercialisation. C’est une aide internationale. Mais aujourd’hui, je suis obligé de travailler pour fabriquer des tentes parce qu’il n’y en a plus. Et ce n’est pas une chose nouvelle. Quand des gens venaient de Maarat al-Nouaman et d’Idlib lors des derniers bombardements, on a eu la même situation d’insuffisance des tentes et nous avons dû travailler pour aider à ce que les familles aient cette solution provisoire. Autrement, les gens commence à passer la nuit sous les arbres et dans les champs sous une température glaciale de -2°. A cette époque, j’avais fabriqué un exemplaire de tente pas chère, coûtant environ 75 dollars. Cette fois-ci, j’ai eu des pressions pour revenir à ce travail de couture afin de produire des tentes d’urgence.

J’ai repris le même exemplaire mais qui coûte 85 dollars car le coût de la matière première a augmenté dans le marché. Quant au pris des tentes qui provenaient des organisations de la société civile c’était entre 240 et 340 dollars. Des bénéficiaires revendaient leurs tentes. C’était le besoin qui les poussaient à ça. Certains employaient cette ruse de dire qu’ils sont dans le besoin d’une tente, on la leur donne, ils y restent deux ou trois jours avant de la revendre. Dans le marché, tu vas retrouver des produits de l’aide internationale comme les tentes. De même pour un cache en plastique que nous appelons ici le Chadir. Il est distribué de manière périodique dans les camps pour le mettre sur la tente afin qu’elle soit solide. Les gens le revendent parce qu’ils ont besoin d’argent. Et il y a des marchands qui travaillent ainsi. Donc, l’autre fois, il y avait une cargaison des tentes chez les marchands. Aujourd’hui, ni les marchands ni les ONGs ne disposent des tentes. La catastrophe qui a frappé la Turquie a mis aussi un coup d’arrêt aux usines turques. Même en Turquie, les tentes qui coûtaient 300 dollars coûtent aujourd’hui 600 et ne sont même pas disponibles. C’est pour ces raisons que je me suis mis en relation avec d’autres artisans pour assurer en urgence des tentes et d’autres besoins des gens ici, sans attendre l’aide qui va mettre beaucoup de temps avant d’arriver. En ce moment, j’arrive à produire 25 tentes quotidiennement. Ce sont des tentes d’urgence, pour passer quelques nuits. Et l’idée ce n’est pas que les gens achètent, mais que les organisations et les donateurs achètent pour les familles ici.

D’autant plus que le problème ce n’est pas seulement les gens qui ont perdu leur maison complètement, mais aussi ceux ayant peur des rescousses et qui vivent aujourd’hui dans des grandes tentes collectives ou dans des mosquées. Leur nombre est plus grand que les autres ayant perdu leurs maisons. Personnellement, ma maison s’est détérioré, mais j’ai fait le choix d’y vivre malgré le risque.

Montassir : Seul le point de passage Bab al Hawa est ouvert aujourd’hui ?

Yasser : il y a Bab as-Salama, point de passage international. Il y a eu une pression pour que la Russie ne pose pas de véto pendant six mois sur l’ouverture de ces points. Il faut dire aussi que ces fermetures ne relèvent pas de la seule Turquie. Cette dernière subit également des décisions internationales. Avant, toutes les portes frontalières étaient ouvertes et l’activité à Bab as-Salama était plus importante que Bab al Hawa. Mais il y a les vétos russes qui ont changé la donne.

Montassir : L’aide en provenance du Kurdistan d’Irak provient de quelle porte ?

Yasser : Elle n’a pas transité par les zones kurdes-syriennes. C’est à partir de la Turquie également. Mais aujourd’hui, il y a des sit-in devant les postes-frontières turcs pour qu’ils soient ouverts en ces temps de catastrophe. Nous sommes au sixième jour et il y a encore énormément de gens sous les décombres. Les gens meurent de faim, de soif et de froid sous les gravats, et d’ailleurs c’est pareil en Turquie comme en Syrie. En Turquie, tu as des logements et des bâtiments de très grandes taillesalors que les équipes et les matériaux de l’aide ne sont pas suffisants. La catastrophe en Turquie est d’une taille inimaginable. Tu connais la ville d’Antakya où vous étiez venus avant : 70% de cette ville est détruit. Il y a des Syriens vivant en Turquie qui se trouvaient sous les décombres et qui ont réussi à appeler leurs familles se trouvant en Syrie. Ces derniers ont traversé la frontière turque et sont venus les chercher sous les décombres avant l’arrivée des secours turcs qui sont complètement débordés. C’est au-dessus de la volonté des gens.

Ma femme est administratrice d’un hôpital au nord de la Syrie. Elle s’est engagée dans les centres de soins à Jandiriss qui est la localité la plus touchée par le séisme en Syrie. Là-bas, il y une énorme pression sur l’infrastructure de soin. Beaucoup de gens sont partis porter de l’aide dans cette région. Ma fille a rejoint les équipes bénévoles également. Je n’interviens pas dans ses choix. Qu’Allah la guide. Ce qu’il faut noter c’est que la solidarité interne est immense. Elle est plus importante que tout ce qu’on entend à propos de l’aide internationale bloquée au niveau des instances de l’ONU et des grandes puissances. Mais le problème c’est que tout le monde est touché ici.

Montassir : Les zones de l’administration autonome du Kurdistan syrien apportent de l’aide également ?

Yasser : Jandiriss et Afrin sont des zones kurdes à la base. Mais elles appartiennent à l’administration d’al Muharrar (zones libérées). Pour ce qui est de l’aide de l’administration kurde, ce que je peux dire c’est qu’il y a eu des discussions politiques avec eux en ce moment. Ils veulent aider, mais il y a des lignes rouges entre nous. Parce que le projet des Forces Syriennes Démocratiques (FSD) relève de l’indépendance et de la division de la Syrie. Ce n’est pas un projet qui rencontre la volonté des Syriens et de la révolution. Notre projet est une révolution de liberté et de libération de la soumission imposée par le régime. Nous visons un État démocratique et civil garantissant la liberté alors qu’ils veulent une séparation et un gouvernement dictatorial. Les Kurdes sous cette administration sont gouvernés de manière dictatoriale. FSD ou le PKK gouvernent de manière dictatoriale pure. La question de la liberté et de la libération ne les concernent pas. Ils ne s’associent pas avec nous dans la révolution, mais ils sont partie prenante de la nation (nassîj al watan). Nous refusons absolument de les voir comme extérieur à notre nation. Donc nous nous rencontrons dans la nation et nous nous séparons quand il s’agit de l’idéologie.

Mais il faut savoir que le PKK est aussi un parti qui prône la séparation de la Turquie et non seulement de la Syrie. C’est pour cette raison également que la Turquie justifie son interventionnisme chez nous, alors même que Kurdes et Turcs vivent ensemble en Turquie, et que les politiciens kurdes sont en alliance avec l’AKP dans le gouvernement turc.

Montassir : Sur les frontières turques, les gens vivent cette fermeture comme problématique ? Je veux dire une forme d’enfermement ? De même pour l’Europe ?

Yasser : Plusieurs veulent quitter. Il y a les routes de la clandestinité, mais elles sont très coûteuses. En gros, il y a trois parties de gens : 1) des gens qui ne peuvent pas financièrement parlant partir en Turquie et en Europe parce que la voie irrégulière est très coûteuse. Et si ces gens peuvent avoir cet argent que coûte le départ vers l’Europe, ils se décideraient plutôt de vivre ici. Avant même le séisme, la situation était très critique ici. Il y a beaucoup de pauvreté. 2) une partie de gens vivant dans les zones libérées ont leur argent, terrains et biens immobiliers. Ils restent parce qu’ils ont leurs affaires et leurs vies ici. 3) enfin une troisième partie à laquelle j’appartiens : nous étions le fusible de la révolution syrienne (fatîl at-thawra) et nous demeurerons. En tout cas on essaye.

Rayan : Pourtant, je suis parti [rires].

Yasser : Tu es parti parce que chacun a ses propres circonstances, que tout le monde ne peut pas connaitre. Mais à n’importe quelle occasion qui s’offre, je ne peux que te défendre et dire du bien sur toi. Je ne peux pas parler de ma propre histoire révolutionnaire – et il y a bien une histoire de chacun à l’intérieur de la révolution – sans évoquer l’histoire de toi, Rayan. C’est le réel. Et en ce moment, on est entrain de faire des entretiens avec un site-web pour les archives de la révolution, à chaque fois je dois commencer par le commencement et non pas par 2012, 2013, etc. D’abord, je dois parler de 2011. Et 2011 c’était Rayan. Au fait, tu es une histoire à toi tout seul. C’est inévitable. Et là où tu es maintenant, ce n’est pas une honte. Au contraire.

Rayan : Qu’Allah te bénisse.

Yasser : « Allah n'impose à aucune âme un fardeau supérieur à ce qu’elle peut endurer » (Coran, sourate La vache).

Montassir : Comme tu as évoqué la question politique, et même si ce n’est pas le temps de poser de telles questions…

Yasser : Au contraire, il faut en parler. Il y a le séisme, mais nous sommes amis dans la peine malgré les distance et nous sommes ensemble en ce moment. N’hésite pas.

Montassir : Merci. Est-ce qu’il n’y a pas une transformation de la revendication dans le nord syrien pour demander une autonomie politique de cette zone libérée, voire l’indépendance vis-à-vis de Damas ?

Yasser : Sur un plan technique, il y a eu division d’une partie de la terre de Syrie sur laquelle nous vivons aujourd’hui, à savoir le nord-ouest. Est-ce que c’était ça l’objectif de notre révolution ? Non. Nous y sommes à cause de l’abandon de la société internationale (al mujtama‘ ad-douali). Cette trahison s’explique par le fait que cette société défend le droit de maintenir la forme générale des Etats. Parce que Bachar al-Assad est considéré comme faisant partie d’un système du monde formé par des États. La Syrie est considérée comme faisant partie du bloc soviétique.

J’ai suivi une intervention d’Alexandre Douguine, l’idéologue conseiller de Poutine. Le journaliste lui dit que « l’opposition syrienne s’est adressée à la Russie en lui affirmant qu’elle est prête à sauvegarder les intérêts de la Russie tels le port de Tartouss, etc. mais vous avez refusé d’abandonner al-Assad et soutenir les révolutionnaires ». Douguine répondait que l’affaire relève de « la guerre contre le libéralisme, et la révolution est libérale ».

En effet, nous, c’est la liberté. Bachar c’est leur ami, et nous sommes leurs ennemis. Donc, quand Poutine déclarait que la Syrie est le jardin de la Russie et qu’il ne laissera pas tomber le régime, nous étions, nous les révolutionnaires, bien au courant. Mais nous, les syriens, nous avons une folie quelques part. Nous aspirions et invoquions Allah qu’il fasse advenir une chose qui ne relève pas du réel des équilibres politiques que nous connaissons. Nous savions cette réalité depuis le début, mais on espérait que la Russie cède sous la pression. Nous avons fait preuve d’une résistance acharnée et sans répit tout au long de cette période

Nous nous sommes faits une chaine d’ennemis ininterrompue, depuis des organisations terroristes comme Daech jusqu’à la Russie. D’ailleurs, le grand perdant de Daech c’est la révolution syrienne : Daech est apparu pour détruire la révolution. La même chose pour le Parti des travailleurs du Kurdistan : il a trouvé ses intérêts contre la révolution. De même, les autres États qui suivent leurs intérêts. Nous sommes restés seuls avec le seuil de nos revendications. Nous avons subi, mon frère, des pressions qui dépassent notre capacité en tant que peuple.
Made on
Tilda