Il ne s’agit pas de convergence. Il s’agit de survie. Et nous perdons un temps précieux à exclure celles et ceux qui sont les plus susceptibles de changer
— pendant que les forces qui démantèlent la démocratie restent les mains libres. Nous venons de différentes traditions politiques, mais nous tirons la même sonnette d’alarme : il faut se méfier de la colère qui nous fait perdre de vue qui est le véritable ennemi.
Ce savoir, nous l’avons éprouvé dans les soulèvements et les formations, dans les manifestations et les espaces de négociation politique. Nous avons étudié les schémas qui se reproduisent – non pas en théorie, mais sur le terrain. Nous en avons fait l’expérience, dans des quartiers sous surveillance comme autour de tables où le pouvoir faisait semblant d’écouter.
Nous avons vu ce qui arrive lorsque nos mouvements se fracturent – lorsque les luttes à mener contre le pouvoir réactionnaire s’opposent les unes aux autres. Nous l’avons déjà vu. La pression monte. Les coalitions se fissurent. La peur prend les rênes. La colère nous fait perdre le nord. La rigueur nécessaire à la lutte disparaît.
Et nous avons survécu à tout ça – assez longtemps pour reconnaître quand l’histoire tente de se répéter. Nous avons vu les convictions se transformer en méfiance, puis en retrait silencieux, puis en isolement. Et cette désintégration est un pain béni pour ceux qui ont toujours craint notre unité. C’est la bonne vieille technique politique : diviser, accuser, effacer. Voilà ce à quoi nous faisons face aujourd’hui.
Ne nous y trompons pas : l’antisémitisme est réel. Il progresse. Il est violent. Et il traverse l’ensemble de la société – y compris au sein des mouvements progressistes et pour la justice raciale. Le nier, c’est refuser d’affronter les vérités difficiles. Mais tout aussi dangereux est le fait que cette réalité soit instrumentalisée par Donald Trump – non pas pour combattre la haine, mais pour étendre son pouvoir autoritaire.
L’antisémitisme n’est pas combattu par l’actuelle administration Trump. Il est exploité – pour faire taire les voix dissidentes, criminaliser la contestation, démanteler l’enseignement supérieur et la dignité des personnes immigrées, sous prétexte de sécurité. Mais voici la combine que trop peu osent nommer : sous le trumpisme, l’antisémitisme est utilisé avec une précision brutale. Les communautés juives sont érigées à la fois en bouclier et en bouc émissaire – elles servent à protéger l’administration des critiques tout en donnant l’illusion de lutter contre l’antisémitisme.
Pendant ce temps, les communautés Noires sont présentées comme un danger incontrôlé – accusées d’être la source de l’antisémitisme croissant plutôt que les cibles de l’autoritarisme grandissant. C’est une vieille tactique, remise au goût du jour : montez deux communautés l’une contre l’autre, faites passer l’une pour trop puissante pour être remise en question, l’autre pour trop dangereuse pour être digne de confiance. L’une devient le bouclier. L’autre, la menace. Aucune n’est en sécurité.
Ce n’est pas une protection contre l’antisémitisme. C’est une manipulation politique. Et elle fonctionne. Pendant ce temps, les progressistes se déchirent. Les personnalités juives sont sommées de se dénoncer entre elles. Les militant·es Noir·es d’en faire autant. Les leaders des mouvements sont soumis à des tests de loyauté, au lieu de se consacrer à la stratégie. La colère monte – et elle est redirigée vers les mauvaises cibles. Ce n’est pas la solidarité qui est en crise, c’est notre capacité à percevoir clairement les choses.
Car la vraie menace ne vient pas des militant·es pour les droits des immigré·es, des étudiant·es juif·ves, queer ou noir·es. Elle vient de ceux qui scandent
« Les Juifs ne nous remplaceront pas ». De ceux, à la Maison Blanche, qui construisent des politiques d’inégalités. De ceux qui soutiennent la hiérarchie raciale. De ceux qui répriment le vote, censurent les livres, font disparaître les dissident·es et privent les universités de financement – tout cela au nom d’une prétendue sécurité des Juifs.
Nous ne disons pas que la gauche est au-dessus de toute critique. Nous disons que la gauche mérite qu’on se batte pour elle. Et cette lutte passe par l’affrontement de l’antisémitisme – de façon directe, constante, et avec la même rigueur que pour toute autre forme d’injustice. Mais elle passe aussi par le rejet de l’idée que la justice raciale ne serait légitime que si elle est irréprochable.
Il existe une tradition ici – celle de la solidarité basée sur des valeurs. Les églises noires ont collecté des fonds pour les Juifs fuyant l’Europe nazie. Les universités noires ont offert un refuge à des universitaires exclus par les quotas antisémites. Les leaders du mouvement des droits civiques ont dénoncé l’antisémitisme, même quand cela leur a coûté cher. Ce n’était pas de la posture. C’était une résistance partagée. Et cela continue aujourd’hui. Dans les espaces noirs, à travers le travail de Barbara Smith, du Révérend William Barber, ou de Brittany Packnett Cunningham. Ce n’est pas parfait. Mais cela existe. Et si ça n’est pas visible, demandons-nous pourquoi.
Certaines institutions juives se sont-elles recroquevillées dans une attitude de méfiance, s’attendant à être trahies plutôt que de reconnaître des engagements sincères mais imparfaits ? Certains progressistes et leaders de la justice raciale confondent-ils la critique et le rejet des institutions juives avec un véritable travail de changement ?
Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une prise de conscience collective. Pas un concours de pureté militante. Pas une chasse aux fautifs. Mais une confrontation honnête avec le fait que l’antisémitisme comme la négrophobie sont des outils au service de l’oppression systémique – pas des fautes individuelles. Des outils conçus pour nous diviser. Pour nous isoler. Pour nous faire oublier qui nous menace en premier lieu.
Ce dont nous avons besoin, c’est d’une résistance interdépendante. Cela signifie se mobiliser non pas parce que c’est simple ou commode, mais parce que c’est nécessaire. Car si vous avez étudié tout cela – le vrai autoritarisme, la terreur raciale, les mouvements de haine – vous savez que c’est maintenant que la division se transforme en effondrement.
À nos camarades et collègues engagé·es pour la justice raciale : le temps du déni est terminé. L’antisémitisme n’est pas le problème de quelqu’un d’autre. C’est votre problème. C’est notre problème. Commencez à le nommer. À en apprendre l’histoire. À reconnaître quand il est instrumentalisé pour affaiblir et démanteler les mouvements que vous prétendez soutenir. À nos proches juif·ves : vous n’êtes pas seul·es. Vous ne l’avez jamais été. Même quand cela ne ressemblait pas à ce que vous espériez. Même quand c’était difficile à voir. Ce que nous construisons ensemble n’est pas une simple convergence. C’est notre survie, par une solidarité basée sur des valeurs.
Nous devons aussi visibiliser et soutenir celles et ceux qui vivent à l’intersection de ces identités – les Juifs, Noirs et les musulmans – qui portent le poids cumulé du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Leurs expériences ne sont pas à la marge du moment que nous vivons. Elles sont centrales. Ignorer leur douleur, leur invisibilité et leurs apports ne fait qu’affaiblir notre compréhension des inégalités. Si notre compréhension de la justice les néglige, ce n’est pas de la justice. C’est de la posture.
Et à tou·tes : la colère n’est notre ennemie. C’est la colère mal dirigée qui l’est.
On nous met face à un faux dilemme : lutter contre l’antisémitisme ou soutenir les mouvements de justice. Protéger les Juifs ou soutenir les Palestiniens. Défendre la démocratie ou critiquer l’État. Mais ce sont de faux choix – conçus pour fragmenter nos résistances et ouvrir la voie au pouvoir autoritaire. Nous ne devons pas tomber dans le piège. Quand nous luttons, nous devons lutter ensemble – pas en tant qu’allié·es idéalisé·es, mais comme des êtres liés par la menace, l’histoire, et la conviction inébranlable que la libération doit être collective, sinon elle ne sera jamais réelle.
Et si nous perdons cela de vue aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les uns les autres que nous perdrons.
Nous perdrons tout.
Eric K. Ward est vice-président exécutif de Race Forward, chercheur senior au Southern Poverty Law Center, et producteur du documentaire
WhiteWith Fear. Il est le seul Américain à avoir reçu le Civil Courage Prize.
Patrisse Cullors est artiste, autrice et militante abolitionniste. C’est une des initiatrices du mouvement Black Lives Matter. Elle a dirigédes mouvements locaux et internationaux visant à mettre fin aux violencesd’État. Elle est l’autrice du livre
When They Call You a Terrorist, classé parmi les best-sellers du New York Times.
Le texte en anglais est disponible ici :
https://newsone.com/6114447/antisemitism-racial-justice-movements – opinion/