Votre colère est légitime, mais n’oubliez pas qui vous combattez
Paul Klee, Vorführung des Wunders, 1916
Ce texte a été transmis à Conditions par Juliette Rousseau et Jonas Pardo, qui l'ont traduit en français et en ont rédigé l'introduction.
La séquence politique qui s’est ouverte aux États-Unis avec le second mandat de Donald Trump ne manque pas d’échos à la situation française. L’état d’avancement des politiques réactionnaires qui la caractérise peut même prêter – dans les limites des spécificités propres à chaque contexte – à une réflexion d’anticipation et d’avertissement pour le cas européen, et en particulier pour le cas français.

Le texte qui suit est d’abord une adresse à celles et ceux qui, dans ce contexte états-unien, luttent contre les racismes et les inégalités sociales. Il est un appel à la construction de l’unité devant les mises en opposition des luttes antiracistes, les violences inter – minorités et l’éclatement du mouvement social. Eric K. Ward et Patrisse Cullors, les auteur·es, ont chacun·e une longue histoire de lutte antiraciste. Issu du syndicalisme étudiant, Ward s’est spécialisé dans la lutte contre le suprémacisme blanc, depuis l’analyse de ses mécanismes jusqu’à la constitution de coalitions de lutte contre la haine raciale à l’échelle locale. Il travaille maintenant comme chercheur au sein de différentes ONGs. Cullors a cofondé le mouvement Black Lives Matter, au sujet duquel elle a aussi amplement écrit. Elle travaille aujourd’hui sur les questions anti – carcérales et d’abolition de la police, comme de critique de la militarisation. Elle est également engagée en défense des droits des personnes LGBTQIA+. Ward et Cullors ont en commun une pratique qui entremêle recherche et lutte de terrain, ces dernières années, ils ont tous deux travaillé à rassembler les différents mouvements de lutte contre le racisme.

Élu dans un contexte de tensions liées à la guerre à Gaza, Donald Trump utilise la lutte contre l’antisémitisme pour diviser le mouvement social et ses opposants politiques, tout en avançant un agenda de casse des services publics et de la protection sociale, sécuritaire, répressif et anti-immigration. Durant sa campagne déjà, alors qu’il mobilisait la théorie antisémite et islamophobe du « grand remplacement », Trump prétendait agir au nom de la défense des juif·ves, tout en les menaçant. Une fois élu, le président des États-Unis a mis ses menaces à exécution en criminalisant activement les mouvements étudiants de soutien à la Palestine, le tout afin de justifier les coupes drastiques dans les budgets des universités tout en atomisant les mouvements de solidarité. Ainsi, dans la même séquence on a pu voir l’homme d’affaires Elon Musk faire un salut fasciste pour célébrer l’investiture de Trump, tandis que dans les jours qui suivant ce dernier annonçait l’expulsion de Mahmoud Khalil, étudiant et militant d’origine palestinienne, au nom de la lutte contre l’antisémitisme. Si le scénario semble sorti tout droit d’une mauvaise dystopie, ses conséquences s’en font ressentir pour l’ensemble de la société états-unienne, dans laquelle la violence raciste explose.

Ward et Cullors nous invitent à regarder avec clarté la mécanique telle qu’elle s’opère : sous couvert de lutte contre l’antisémitisme, le gouvernement Trump divise et met en opposition les différentes communautés victimes de racisme. Plus l’argument de l’antisémitisme est brandi, moins la cause de la lutte contre l’antisémitisme semble légitime et plus l’antisémitisme réel peut prospérer. Au sein du mouvement social, cette mécanique a des effets délétères : la colère légitime est détournée. Plutôt que de s’unir contre l’extrême droite les cibles du racisme se suspectent et s’affrontent entre elles. Non seulement les corps des minorités racialisées sont attaqués, mais l’extrême droite arrive à brouiller jusqu’à la compréhension des mécanismes de la domination.

En France, la situation n’est pas si éloignée. Au lendemain du 7 octobre, et après le début de la guerre à Gaza, le gouvernement faisait le choix d’interdire les manifestations de solidarité avec la Palestine au nom de la lutte contre l’antisémitisme. Une loi anti-immigration était aussi proposée par le parti de gouvernement avec la même justification. À gauche, Jean-Luc Mélenchon appelait quant à lui à ne pas marcher contre l’antisémitisme, malgré la hausse subite et massive des actes antijuif, assimilant les personnes inquiètes de cette hausse à des soutiens du gouvernement Netanyahou. Attaqué, son parti s’est peu à peu enfoncé dans le déni de l’antisémitisme, tout en dénonçant son instrumentalisation, qui est autant un phénomène réel qu’une façon de disqualifier les critiques.

De leur côté les droites, politiques comme médiatiques, accusent toujours plus les musulmans et les étrangers d’être les responsables de la montée de l’antisémitisme, tout en nourrissant l’islamophobie, allant jusqu’à diffuser le soupçon en parlant désormais « d’entrisme » pour désigner des personnalités publiques musulmanes ou assimilées. Un éditorialiste de la chaîne LCI est ainsi allé jusqu’à affirmer l’existence d’un « antisémitisme couscous ». L’antisémitisme propre à l’histoire européenne n’existerait plus, à tel point que l’extrême-droite a pu s’inviter à une marche contre l’antisémitisme et à un sommet international sur le sujet en Israël. Pour compléter le tableau, la lutte contre l’antisémitisme s’est aussi vue discréditée par le premier ministre israélien, lequel a osé se comparer au Capitaine Dreyfus lorsqu’un mandat d’arrêt de la Cour Pénale International a été prononcé à son égard pour crimes contre l’humanité.

Les affaires d’antisémitisme à gauche font les médias quasi quotidiennement dans un rythme difficile à suivre. La situation devient ubuesque, car le projecteur médiatique est presque entièrement tourné sur la France Insoumise, certes à raison, car l’écart entre les valeurs défendues et les actes réels est gigantesque, mais l’antisémitisme à l’extrême droite n’est même plus étudié.

Agnès Pageard, représentante du RN dans une circonscription parisienne considère par exemple que les Juifs seraient « un peuple de trop » qui « sodomise ses propres enfants ». Un seul article lui est consacré. Julien Odoul, porte-parole du RN, diffuse la théorie du grand remplacement en accusant le CRIF d’être responsable de la « politique migratoire » française et de la hausse des actes antisémites.

Pendant ce temps-là, les actes antisémites continuent d’augmenter. Une dynamique toxique s’enclenche : l’antisémitisme augmente, le gouvernement et les droites médiatiques accusent les musulmans, les étrangers et la gauche, les gauches réagissent en expliquant que l’antisémitisme est une invention raciste qui aurait pour unique but de discréditer le mouvement pro-palestinien et la gauche.

Les actes islamophobes augmentent aussi. Après le meurtre d’Aboubakar Cissé. une partie du gouvernement refuse d’admettre l’évidence et de qualifier l’acte d’islamophobe. Pire, certains de ses membres inversent la charge de la culpabilité en accusant ceux qui utilisent le terme islamophobie d’être des « ennemis de la République ». Dans l’opposition insoumise, de nombreux député·es comparent la situation avec le meurtre de Mireille Knoll, dénonçant un « deux poids deux mesures » et prétendant qu’à l’époque, l’Assemblée Nationale aurait respecté une minute de silence en son hommage (ce qui n’a pas été le cas). Le débat public donne le sentiment qu’une communauté est privilégiée au détriment de l’autre quand, en réalité, elles sont toutes mises en danger. Les juif·ves sont accusés de « sionisme » et les musulman·es de « frérisme ». C’est un déni d’humanité et une suspicion générale qui règnent, refoulant l’horizon pourtant nécessaire d’un mouvement antiraciste uni.

La situation française ressemble donc à bien des égards à celle des USA. Elle semble en tout cas suivre la même direction. Le texte que nous avons traduit ci-après est une invitation à sortir des positions retranchées. Il est un appel à s’écouter et se comprendre, à articuler des stratégies différentes et refuser le radicalisme rigide. Non par moralisme ou en raison d’un appel abstrait à la solidarité entre les être humains, mais par nécessité de survie.

Juliette Rousseau et Jonas Pardo
Il ne s’agit pas de convergence. Il s’agit de survie. Et nous perdons un temps précieux à exclure celles et ceux qui sont les plus susceptibles de changer
— pendant que les forces qui démantèlent la démocratie restent les mains libres. Nous venons de différentes traditions politiques, mais nous tirons la même sonnette d’alarme : il faut se méfier de la colère qui nous fait perdre de vue qui est le véritable ennemi.

Ce savoir, nous l’avons éprouvé dans les soulèvements et les formations, dans les manifestations et les espaces de négociation politique. Nous avons étudié les schémas qui se reproduisent – non pas en théorie, mais sur le terrain. Nous en avons fait l’expérience, dans des quartiers sous surveillance comme autour de tables où le pouvoir faisait semblant d’écouter.
Nous avons vu ce qui arrive lorsque nos mouvements se fracturent – lorsque les luttes à mener contre le pouvoir réactionnaire s’opposent les unes aux autres. Nous l’avons déjà vu. La pression monte. Les coalitions se fissurent. La peur prend les rênes. La colère nous fait perdre le nord. La rigueur nécessaire à la lutte disparaît.

Et nous avons survécu à tout ça – assez longtemps pour reconnaître quand l’histoire tente de se répéter. Nous avons vu les convictions se transformer en méfiance, puis en retrait silencieux, puis en isolement. Et cette désintégration est un pain béni pour ceux qui ont toujours craint notre unité. C’est la bonne vieille technique politique : diviser, accuser, effacer. Voilà ce à quoi nous faisons face aujourd’hui.

Ne nous y trompons pas : l’antisémitisme est réel. Il progresse. Il est violent. Et il traverse l’ensemble de la société – y compris au sein des mouvements progressistes et pour la justice raciale. Le nier, c’est refuser d’affronter les vérités difficiles. Mais tout aussi dangereux est le fait que cette réalité soit instrumentalisée par Donald Trump – non pas pour combattre la haine, mais pour étendre son pouvoir autoritaire.

L’antisémitisme n’est pas combattu par l’actuelle administration Trump. Il est exploité – pour faire taire les voix dissidentes, criminaliser la contestation, démanteler l’enseignement supérieur et la dignité des personnes immigrées, sous prétexte de sécurité. Mais voici la combine que trop peu osent nommer : sous le trumpisme, l’antisémitisme est utilisé avec une précision brutale. Les communautés juives sont érigées à la fois en bouclier et en bouc émissaire – elles servent à protéger l’administration des critiques tout en donnant l’illusion de lutter contre l’antisémitisme.

Pendant ce temps, les communautés Noires sont présentées comme un danger incontrôlé – accusées d’être la source de l’antisémitisme croissant plutôt que les cibles de l’autoritarisme grandissant. C’est une vieille tactique, remise au goût du jour : montez deux communautés l’une contre l’autre, faites passer l’une pour trop puissante pour être remise en question, l’autre pour trop dangereuse pour être digne de confiance. L’une devient le bouclier. L’autre, la menace. Aucune n’est en sécurité.

Ce n’est pas une protection contre l’antisémitisme. C’est une manipulation politique. Et elle fonctionne. Pendant ce temps, les progressistes se déchirent. Les personnalités juives sont sommées de se dénoncer entre elles. Les militant·es Noir·es d’en faire autant. Les leaders des mouvements sont soumis à des tests de loyauté, au lieu de se consacrer à la stratégie. La colère monte – et elle est redirigée vers les mauvaises cibles. Ce n’est pas la solidarité qui est en crise, c’est notre capacité à percevoir clairement les choses.

Car la vraie menace ne vient pas des militant·es pour les droits des immigré·es, des étudiant·es juif·ves, queer ou noir·es. Elle vient de ceux qui scandent « Les Juifs ne nous remplaceront pas ». De ceux, à la Maison Blanche, qui construisent des politiques d’inégalités. De ceux qui soutiennent la hiérarchie raciale. De ceux qui répriment le vote, censurent les livres, font disparaître les dissident·es et privent les universités de financement – tout cela au nom d’une prétendue sécurité des Juifs.
Nous ne disons pas que la gauche est au-dessus de toute critique. Nous disons que la gauche mérite qu’on se batte pour elle. Et cette lutte passe par l’affrontement de l’antisémitisme – de façon directe, constante, et avec la même rigueur que pour toute autre forme d’injustice. Mais elle passe aussi par le rejet de l’idée que la justice raciale ne serait légitime que si elle est irréprochable.

Il existe une tradition ici – celle de la solidarité basée sur des valeurs. Les églises noires ont collecté des fonds pour les Juifs fuyant l’Europe nazie. Les universités noires ont offert un refuge à des universitaires exclus par les quotas antisémites. Les leaders du mouvement des droits civiques ont dénoncé l’antisémitisme, même quand cela leur a coûté cher. Ce n’était pas de la posture. C’était une résistance partagée. Et cela continue aujourd’hui. Dans les espaces noirs, à travers le travail de Barbara Smith, du Révérend William Barber, ou de Brittany Packnett Cunningham. Ce n’est pas parfait. Mais cela existe. Et si ça n’est pas visible, demandons-nous pourquoi.
Certaines institutions juives se sont-elles recroquevillées dans une attitude de méfiance, s’attendant à être trahies plutôt que de reconnaître des engagements sincères mais imparfaits ? Certains progressistes et leaders de la justice raciale confondent-ils la critique et le rejet des institutions juives avec un véritable travail de changement ?

Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une prise de conscience collective. Pas un concours de pureté militante. Pas une chasse aux fautifs. Mais une confrontation honnête avec le fait que l’antisémitisme comme la négrophobie sont des outils au service de l’oppression systémique – pas des fautes individuelles. Des outils conçus pour nous diviser. Pour nous isoler. Pour nous faire oublier qui nous menace en premier lieu.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une résistance interdépendante. Cela signifie se mobiliser non pas parce que c’est simple ou commode, mais parce que c’est nécessaire. Car si vous avez étudié tout cela – le vrai autoritarisme, la terreur raciale, les mouvements de haine – vous savez que c’est maintenant que la division se transforme en effondrement.

À nos camarades et collègues engagé·es pour la justice raciale : le temps du déni est terminé. L’antisémitisme n’est pas le problème de quelqu’un d’autre. C’est votre problème. C’est notre problème. Commencez à le nommer. À en apprendre l’histoire. À reconnaître quand il est instrumentalisé pour affaiblir et démanteler les mouvements que vous prétendez soutenir. À nos proches juif·ves : vous n’êtes pas seul·es. Vous ne l’avez jamais été. Même quand cela ne ressemblait pas à ce que vous espériez. Même quand c’était difficile à voir. Ce que nous construisons ensemble n’est pas une simple convergence. C’est notre survie, par une solidarité basée sur des valeurs.

Nous devons aussi visibiliser et soutenir celles et ceux qui vivent à l’intersection de ces identités – les Juifs, Noirs et les musulmans – qui portent le poids cumulé du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Leurs expériences ne sont pas à la marge du moment que nous vivons. Elles sont centrales. Ignorer leur douleur, leur invisibilité et leurs apports ne fait qu’affaiblir notre compréhension des inégalités. Si notre compréhension de la justice les néglige, ce n’est pas de la justice. C’est de la posture.
Et à tou·tes : la colère n’est notre ennemie. C’est la colère mal dirigée qui l’est.

On nous met face à un faux dilemme : lutter contre l’antisémitisme ou soutenir les mouvements de justice. Protéger les Juifs ou soutenir les Palestiniens. Défendre la démocratie ou critiquer l’État. Mais ce sont de faux choix – conçus pour fragmenter nos résistances et ouvrir la voie au pouvoir autoritaire. Nous ne devons pas tomber dans le piège. Quand nous luttons, nous devons lutter ensemble – pas en tant qu’allié·es idéalisé·es, mais comme des êtres liés par la menace, l’histoire, et la conviction inébranlable que la libération doit être collective, sinon elle ne sera jamais réelle.
Et si nous perdons cela de vue aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les uns les autres que nous perdrons.
Nous perdrons tout.


Eric K. Ward est vice-président exécutif de Race Forward, chercheur senior au Southern Poverty Law Center, et producteur du documentaire WhiteWith Fear. Il est le seul Américain à avoir reçu le Civil Courage Prize.
Patrisse Cullors est artiste, autrice et militante abolitionniste. C’est une des initiatrices du mouvement Black Lives Matter. Elle a dirigédes mouvements locaux et internationaux visant à mettre fin aux violencesd’État. Elle est l’autrice du livre When They Call You a Terrorist, classé parmi les best-sellers du New York Times.

Le texte en anglais est disponible ici : https://newsone.com/6114447/antisemitism-racial-justice-movements – opinion/
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