Ce texte a été originellement publié en anglais sur Jadaliyya. Nous remercions son autrice pour l'autorisation de le traduire en français et de le publier dans notre revue en ligne.
En tant que Marocaine vivant aux États-Unis et chercheuse sur les politiques transnationales de l'affect, du genre et de la sexualité, regarder la retransmission et la couverture médiatique de l'équipe marocaine de football à la Coupe du monde 2022 a été l'occasion d'éprouver un sentiment exaltant, libérateur et stimulant de reconnaissance, d'appartenance et d'espoir que je ne suis pas prête d'oublier.
L'importance historique de la présence de l'équipe marocaine en demi-finale malgré des ressources relativement moindres par rapport aux équipes mieux dotées du Nord a certainement joué un rôle important dans cette exaltation. La victoire contre les équipes de trois anciennes puissances coloniales (Belgique, Espagne et Portugal), où les membres de la diaspora marocaine sont souvent ostracisés et diabolisés, a également joué un rôle important.
Cependant, ce sont les dimensions affectives et transnationales de l'observation du match et le contre-récit qu'il offre sur la subjectivité diasporique marocaine qui m'ont le plus intéressée. En effet, j'aimerais démontrer que les joueurs marocains (et je me concentrerai principalement sur les joueurs diasporiques de l'équipe) ont remis en question les hypothèses dominantes sur la masculinité marocaine/maghrébine/musulmane/arabe/immigrée à travers leurs expressions d'affection et de dette envers leurs mères immigrées. Ce faisant, ils nous ont rappelé l'importance politique et libératrice du ressenti et de l'intime dans la résistance à la déshumanisation des sujets minorisés, racialisés et marginalisés sur la scène mondiale.
Lorsque je repense à mon expérience de spectateur de la participation du Maroc à la Coupe du monde, ce sont les moments de tendresse (
lutf), d'affection (
hanan), d'intimité et de communion totale entre les joueurs et leurs parents après les matchs qui m'ont le plus émue et que j'ai trouvés les plus significatifs. Je pense notamment au moment où Achraf Hakimi, né à Madrid de parents immigrés de la classe ouvrière, s'est précipité vers sa mère dans une étreinte mémorable après avoir remporté le match contre la Belgique, puis a refait la même chose après avoir marqué le penalty victorieux contre l'Espagne. Ces étreintes sont désormais commémorées sous la forme d'une fresque murale dans un quartier marocain de Barcelone. On y voit également Soufiane Boufal danser joyeusement avec sa mère sur le terrain, une mère à laquelle il a déclaré son amour et sa gratitude dans de nombreuses déclarations. Vêtue d'une modeste djellaba dorée et d'un foulard sur la tête, dansant, serrant son fils dans ses bras, lui embrassant affectueusement les mains, elle incarnait une subjectivité fière et aimante, issue de la classe ouvrière, immigrée, marocaine et musulmane. Ensemble, ils projetaient une image de l'amour, de la fierté, de la joie, de l'intimité et de la complicité des Marocains à l’étranger que l'on a rarement l'occasion de voir sur les chaînes de télévision grand public et occidentales.
Pour moi, en tant que sujet diasporique marocain ayant passé la première moitié de ma vie au Maroc, ces tendres moments d'amour, d'affection, de complicité et de joie non médiatisée me sont très familiers. Ils me rappellent mon pays et l'abondance d'amour, de soutien et d'affection qui caractérisait ma vie quotidienne et mes interactions avec ma famille immédiate et élargie, mes amis, mes proches et ma communauté lors de mon enfance au Maroc. Elles me rappellent que mon père, aujourd'hui décédé, assumait totalement sa vulnérabilité, qu'il n'avait jamais peur de montrer et qui était l'une de ses qualités les plus attachantes. Elles me rappellent également l'univers moral plus large dans lequel j'ai grandi au Maroc, où les démonstrations d'amour et d'affection entre les membres de la famille (et en particulier entre les parents et leurs enfants) sont souvent médiatisées par les normes morales islamiques et entrelacées avec elles ; par exemple, l'idée que la maternité est une vertu et une forme de culte, qu'aimer ses parents est une obligation morale, que la bénédiction des parents (
ridat al-walidin) est la forme la plus élevée du succès, et que montrer de la tendresse et de l'attention envers les autres musulmans et les créatures de Dieu (y compris les animaux et la nature) est essentiel pour être un bon musulman. Ainsi, embrasser le front ou la main d'une mère ou d'un père, c'est exprimer son amour et son affection à partir d'un habitus moral islamique, qui est saturé d'histoires spécifiques, d'économies morales, affectives et incarnées. Celles-ci décloisonnent les hypothèses universelles sur l'amour, l'affection, l'éducation des enfants et l'enfance.
Ce qui était nouveau et exaltant pour moi, en tant que sujet marocain diasporique, c'était de voir des manifestations aussi familières d'affection, d'intimité, de complicité, de vulnérabilité et de subjectivité marocaine/musulmane à la télévision, alors que j'étais assise dans mon salon aux États-Unis, en train de regarder une chaîne grand public et un événement sportif transnational, tout en sachant que le monde entier (c'est-à-dire le monde qui regarde la Coupe du monde) pouvait les voir. Ce qui était également nouveau pour moi, c'est que ces moments de connexion spontanée et authentique entre les joueurs marocains et leurs familles n'ont pas été accompagnés, ou du moins pas recouverts, par des discours racistes et islamophobes vitriolés nous mettant en garde contre les dangers et la barbarie supposés de la culture marocaine et du patriarcat musulman. Au contraire, elles ont été célébrées dans tous les médias et ont fait l'objet de nombreux commentaires positifs. En effet, le paysage médiatique auquel je me suis le plus habituée en tant que sujet diasporique marocain et musulman vivant aux États-Unis dans un monde post-11 septembre est un espace qui homogénéise, essentialise et déshumanise les sujets arabes et musulmans, un paysage médiatique saturé de récits vilipendants et orientalistes sur des lieux comme le Maroc, lesquels sont associés dans l'imaginaire occidental dominant à la violence, à l'oppression, au patriarcat et au fanatisme par-dessus tout (avec parfois des platitudes condescendantes et tout aussi coloniales sur la beauté du pays et l'hospitalité de ses habitants
[1]).
Ce qui était donc nouveau pour moi, c'était d'éprouver un sentiment presque choquant de reconnaissance affective, morale et spirituelle, mais aussi de familiarité, de chaleur et de tendresse par procuration depuis mon domicile aux États-Unis (plutôt qu'en personne lors de visites au Maroc ou parmi les familles/amis de la diaspora marocaine aux États-Unis) et en regardant un événement sportif transnational. C'est un sentiment dont je n'oublierai probablement jamais la plénitude et le caractère unique, dont je sais que je ne suis pas la seule à avoir été grandement touchée
[2]. Quelle rare et exaltante expérience que celle d'une subjectivité non stigmatisée et non diabolisée, autorisée à demeurer dans la reconnaissance, de se sentir vue, entendue, ressentie, connectée et fière selon ses propres termes plutôt qu'à travers les lentilles déformantes de l'orientalisme, du colonialisme et du racisme antimusulman.
En effet, au risque de paraître naïve (bien que je puisse penser à de pires péchés en ces temps de cynisme et de désillusion chroniques), je suggérerais que des moments affectivement chargés comme ceux de la participation du Maroc à la Coupe du Monde ont permis aux Marocains, au pays et dans la diaspora, ainsi qu'à leurs nombreux supporters dans le monde entier le plus souvent issus du Sud et de ses diasporas, de se délecter collectivement et sans complexe des joies et des plaisirs d'une géographie affective de l'intimité qui dépasse les frontières nationales, ce que j'appellerais un habitus affectif décolonial, qui est rarement autorisé dans les discours et les représentations occidentaux dominants.
Bien que cette prise de contrôle affective décoloniale (ou interlude) n'ait duré qu'un moment fugace et qu'elle n'effacera certainement pas la violence de siècles de domination coloniale et impériale, la fausse représentation volontaire et la déshumanisation des Maghrébins, des Moyen-Orientaux et des musulmans qui caractérisent notre présent, ou les difficultés que la majorité des Marocains au pays et dans la diaspora doivent endurer au quotidien, les potentialités libératoires du sentiment de plénitude affective qu'elle a permis ne devraient pas, à mon avis, être sous-estimées. Ces moments et les sentiments intenses de reconnaissance, d'espoir et d'appartenance, ainsi que de fierté et de joie, qu'ils ont engendrés, peuvent nous aider à mieux critiquer la profondeur de l'invisibilité et de la déshumanisation qui saturent les paysages des médias grand public. Elles peuvent également nous aider à imaginer un monde où la complexité et la plénitude des sujets marginalisés, racialisés, minoritaires et anciennement colonisés sont respectées, honorées et célébrées régulièrement, et non plus seulement dans des circonstances exceptionnelles. Le fait que les joueurs et leurs mères viennent de familles de la classe ouvrière et de régions/communautés du Maroc qui n'ont pas souvent l'occasion de représenter la marocanité sur la scène mondiale est également important pour réfléchir à la signification politique de ces moments à la fois au niveau national et transnational.
Ces moments de tendresse collective, de vulnérabilité, de joie, d'amour et d'affection entre les joueurs et leurs familles sont également significatifs dans la mesure où ils remettent en question les discours occidentaux dominants sur le genre et la masculinité au Maroc et en Afrique du Nord. En effet, comme l'ont montré de nombreux spécialistes du genre, de la sexualité, de l'immigration et du racisme antimusulman, les héritages du colonialisme et de l'orientalisme continuent d'influencer la racialisation, la stigmatisation et la criminalisation des communautés immigrées et diasporiques d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient en Amérique du Nord
[3]. Plus spécifiquement, ils ont montré la prévalence d'un discours racialisant dominant qui exceptionnalise la nature patriarcale de la masculinité maghrébine/musulmane/arabe/immigrée et la sature par-dessus tout d'affects et d'attributs négatifs tels que la violence, la domination, la répression sexuelle, la rigidité, le fanatisme, l'intolérance, l'agressivité et l'hyper-virilité. Ce discours essentialisant est ensuite utilisé pour justifier le maintien de l'ordre, la surveillance, la discrimination et la stigmatisation des hommes immigrés d'Afrique du Nord et de leurs descendants au nom de la défense des droits des femmes et de l'égalité des sexes.
Compte tenu de tout cela et du rôle important de l'affect dans la production d'une panique morale au sujet de la masculinité marocaine/maghrébine/musulmane en Euro-Amérique, les étreintes et les baisers affectueux, les danses joyeuses sur le terrain et les autres gestes de complicité et d'intimité que les joueurs marocains ont partagés avec leurs familles, et en particulier avec leurs mères, ont, je dirais, mis en évidence pour tous ceux qui sont
prêts à voir à quel point ces discours dominants ont, au contraire, tendance à être déshumanisants. En d'autres termes, on pourrait dire que si la participation du Maroc à la Coupe du monde a donné aux Marocains et à leurs supporters l'occasion d'éprouver un sentiment exaltant d'intimité et de reconnaissance affective sur la scène mondiale, les téléspectateurs occidentaux qui se sont habitués à associer les hommes maghrébins/musulmans/immigrés au danger, à la violence et à la domination auront éprouvé, en revanche, un sentiment de surprise, de dissonance et de désorientation lorsqu'ils ont regardé la Coupe du monde
[4]. Ce dernier point est d'autant plus important que les joueurs diasporiques de l'équipe représentent à la fois l’Europe et le Maroc en vertu de leur double nationalité. Cela suggère que l'affectif et l'intime peuvent fonctionner comme des sites importants de libération décoloniale et de déstabilisation des taxonomies hégémoniques.
En outre, je pense qu'il est particulièrement important que l'affection des joueurs marocains de la diaspora envers leurs mères se soit accompagnée d'expressions de reconnaissance et de dette envers leurs familles de classe ouvrière qui ont immigré dans diverses parties de l’Europe à la recherche de meilleures opportunités économiques et qui ont dû surmonter de nombreuses difficultés pour permettre à leurs fils de construire leur carrière de footballeur. Cette gratitude et l'affection qu'elle exprime sont significatives à bien des égards. Il s'agit d'une reconnaissance intergénérationnelle des sacrifices consentis par les parents immigrés qui ont dû faire face au racisme, à la discrimination et à la xénophobie tout en essayant de gagner leur vie et de s'adapter aux attentes et aux normes de pays d'accueil occidentaux et en étant soumis à une surveillance constante, au profilage racial et à la panique morale concernant la soi-disant prise de contrôle de l'Europe et de l'Amérique du Nord par les musulmans ou les immigrés. En effet, j'ai été frappée par le fait que de nombreux joueurs marocains de la diaspora qui ont exprimé leur gratitude envers leurs parents immigrés ont présenté des récits nuancés et intersectionnels évitant la glorification de l'Occident en tant que refuge ou havre putatif pour les immigrés du Maroc. Ce faisant, ils se sont opposés aux discours et aux attentes occidentales dominantes qui exigent de la gratitude de la part des immigrés et de leurs descendants qu'ils s'imaginent avoir sauvés d'une vie de misère, de pauvreté et d'oppression. Au contraire, les récits des joueurs marocains de la diaspora mettent l'accent sur les difficultés rencontrées par leurs familles en Europe même et sur les nombreux sacrifices qu'ils ont dû endurer en tant que minorités racialisées et immigrés/travailleurs stigmatisés pour survivre. Achraf Hakimi, par exemple, a dénoncé le racisme auquel il a été confronté en Espagne et en France, ainsi que les difficultés rencontrées par ses parents lorsqu'ils occupaient des emplois précaires et mal rémunérés en Espagne. Soufiane Boufal a également décrit les difficultés rencontrées par sa mère en tant que mère célibataire et immigrée en France, ainsi que les sacrifices qu'elle a consentis pour soutenir la carrière de son fils.
Alors que certains pourraient affirmer que l'accent mis sur le sacrifice maternel ne fait que réinscrire les normes sexospécifiques et maintenir l'idée que le rôle principal des femmes est de soutenir leur famille en tant que mères, je pense qu'il est important d'apporter une lecture intersectionnelle à ces récits et de prêter attention au fait que les sacrifices maternels honorés ici sont des sacrifices subalternes liés à une position de classe ouvrière, de minorité et d'immigration postcoloniale. En d'autres termes, ils concernent autant la classe, la race et le statut de citoyen que le sexe. En outre, je pense qu'il est important de réfléchir à la manière dont l'accent mis sur les difficultés et les sacrifices parentaux, et en particulier maternels, dans les récits des joueurs diasporiques remet en question le discours du sauveur blanc de l'Occident et l'hypothèse selon laquelle les femmes marocaines/maghrébines/musulmanes/immigrantes sont toujours mieux loties en Occident que dans leur pays d'origine. En effet, si tel était le cas, les joueurs marocains nous donnent l'occasion de nous demander pourquoi tant de sacrifices de la part de leurs mères immigrées seraient nécessaires en premier lieu.
En résumé, l'équipe marocaine nous a appris que la lutte pour la dignité et la liberté peut prendre de nombreuses formes, y compris de petits gestes spontanés d'amour, de tendresse, d'affection, de gratitude et de joie qui parlent d'une manière qui est profondément ressentie, viscéralement mémorable et plus forte que les mots.
[1] Pour une discussion passionnante sur la biopolitique de la beauté et ses liens avec l'empire, voir Mimi Nguyen, 2011. "The Biopower of Beauty : Humanitarian Imperialisms and Global Feminisms in an Age of Terror", Signs 26(2) : 359-83 ; et "The Right to be Beautiful", The Account.
[2] Voir par exemple les articles merveilleusement enthousiastes, inspirants et perspicaces des universitaires marocains Aomar Boum et Brahim el Guabli, "Everyone has a Stake in Morocco's Football Team", The Markaz Review (15 décembre 2022) ; et Hisham Aïdi, "The (African) Arab Cup", Africa Is a Country (12 décembre 2022).
[3] Voir par exemple Mehammed Amadeus Mack, 2017. Sexagon : Muslims, France, and the Sexualization of National Culture (Fordham University Press) ; Sara Farris, 2017. Au nom des droits des femmes : The Rise of Femonationalism (Duke University Press) ; Lila Abu-Lughod, 2015. Do Muslim Women Need Saving ? (Harvard University Press) ; Mayanthi Fernando, 2014. The Republic Unsettled : Muslim French and the Contradictions of Secularism (Duke University Press) ; Miriam Ticktin, 2011. Casualties of Care : Immigration and the Politics of Humanitarianism in France (University of California Press) ; Katherine Ewing, 2008. Stolen Honor : Stigmatizing Muslim Men in Berlin (Stanford University Press) ; Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé, 2004. Les féministes et le garçon arabe (Editions de l'Aube).
[4] À l’évidence, cela n’implique pas que la masculinité marocaine, maghrébine ou musulmane est immunisée au sexisme, au patriarcat, aux violences sexuelles, à l’homophobie etc. Affirmer cela est tout aussi essentialiste et absurde que la position orientaliste. Le cas d’Achraf Hakimi, mis en examen pour viol, en atteste. Néanmoins, ces contre-représentations de joie, de tendresse et d’affection nous rappellent la multitude d’affects, dispositions et relations symboliques qui sont constitutives des masculinités marocaines, maghrébines ou musulmanes. Cette variété et richesse interne sont occultées à travers la racialisation et l’exceptionnalisme où sont maintenues ces appartenances.