Être psychologue à l'heure islamophobe.

Entretien avec Tarek Younis

Aïcha Bounaga
Cet article a d 'abord été publié dans le rapport 2022 du Collectif contre l'islamophobie en Europe.

Tarek Younis est psychologue clinicien, spécialisé en psychologie culturelle et critique, professeur à l’université du Middlesex à Londres. Ses recherches explorent la racialisation des musulmans et interroge l’usage de la psychologie en contexte de lutte contre le terrorisme. Il est l’auteur de l’ouvrage intitulé The Muslim, Stade and Mind, paru en 2022, dans lequel il analyse l’intersection de la psychologie et des intérêts de l’État.

Comment en êtes-vous venu à aborder la question de la prévention de la radicalisation sous l'angle de la psychologie et de la santé mentale ?

Ma façon d'aborder l'intersection entre l'islamophobie et la santé mentale est venue de différentes directions en même temps. D'une part, j’ai de longues années d’expérience de travail au sein de la communauté. Ma thèse de doctorat en psychologie portait justement sur l’islamophobie et n’était pas directement liée à la santé mentale : je me suis intéressé à la façon avec laquelle les musulmans du Canada, de Montréal, de Copenhague et aussi d’Allemagne se perçoivent et se développent en tant que musulmans, comment ils développent leur identité musulmane. En outre, je m'intéresse depuis longtemps aux questions liées à l'islamophobie. Ma formation clinique en santé mentale m’a amené à travailler avec des réfugiés et des migrants, en particulier à Montréal, de sorte que j’ai beaucoup dû réfléchir à la question de savoir si le cadre conceptuel de la santé mentale est vraiment adapté aux personnes d'autres cultures qu’européennes (pas seulement les musulmans mais plus généralement), c’est-à-dire : en quoi la psychologie, avec ses fondations européennes, est-elle adaptée à des personnes provenant d’autres parties du monde ? Bien sûr, avec un intérêt particulier pour les musulmans.

Je me suis engagé simultanément dans ces deux voies, mais l'une d'entre elles consiste à politiser l'islamophobie, à ne pas réduire l'islamophobie à une question seulement de discriminations manifestes. Il s’agissait aussi de comprendre comment l'islamophobie nous affecte, ou comment le contexte politique affecte la façon dont nous nous percevons et dont nous percevons les autres musulmans. Comprendre également comment les cadres conceptuels de la santé mentale sont construits pour soutenir ou, dans certains cas, pathologiser et rendre anormales certaines façons de vivre le monde. Ces deux éléments réunis sont quelques-uns des principaux éléments de base de mon travail. J'ai eu la chance d'avoir des superviseurs très critiques qui m'ont toujours appris à pousser un peu plus loin cette réflexion sur l'individualisation des problèmes...

J'ai supervisé des étudiants de premier cycle, donc des étudiants de licence et de maîtrise, et au fil des ans, je peux attester du fait que de nombreux étudiants qui venaient me voir et qui s'intéressaient à l'islamophobie et à la santé mentale, s'intéressent en fait aux expériences d'islamophobie flagrante, à la façon dont cela affecte la santé mentale. Ils sont intéressés par une réflexion plus critique ou plus large sur ces questions, mais ils ne savent pas comment s'y prendre. Je pense qu'il y a une curiosité, un élan pour essayer de rendre compte de la complexité de l'islamophobie aujourd'hui, mais la tendance à individualiser l'islamophobie est encore très forte.

Qu’est-ce que l’islamophobie manifeste, quel est son pendant pratique ?

Pour clarifier, ce que j'entends par islamophobie manifeste, ce sont les formes interpersonnelles de violence, les formes physiques ou verbales. Par exemple, j'ai été attaqué une fois dans la rue, je marchais en Allemagne, quelqu'un est venu vers moi, m'a craché dessus et m'a insulté. Ceci, c’est une forme très explicite d’islamophobie. Je dirais qu'une façon intéressante de le définir serait de dire que c'est quelque chose que la police pourrait reconnaître comme un problème. C'est très important de considérer ceci, parce que c'est la raison pour laquelle nous devons tenter de mieux rendre compte de la complexité de l’islamophobie. Ce que j’entends par « islamophobie manifeste », c'est quelque chose que la société libérale pourrait condamner, en disant "ceci n'a pas sa place ici", tout simplement car ce sont des formes de violences physiques ou verbales. Nos discussions sur l'islamophobie, ou du moins de nombreuses discussions sur l'islamophobie, ont tendance à rester à ce niveau.

Quels sont les effets de l'islamophobie en dehors de ce niveau évident ? Dans votre pratique, que voyez-vous qui ne soit pas si observable à l'oeil nu des interactions sociales ?

Je pense que je devrais reconnaître que beaucoup de gens sont maintenant beaucoup plus conscients et beaucoup plus critiques envers le fait de rester à ce niveau. Nous essayons de faire comprendre que l'islamophobie n'est pas seulement une question de préjugés individuels. Tout d'abord, il faut se demander d'où vient le racisme et d'où vient l'islamophobie. La compréhension normative dominante sur le racisme et l'islamophobie en fait quelque chose qui relève presque d’un virus, qui se répand surtout le long des marges de la société. On considère ainsi que c'est quelque chose qui vient des groupes d'extrême droite, de la suprématie blanche, dans quelque pays européens que ce soit. Mais c'est tout : ce serait des attitudes que les individus ont et qu'ils partageraient socialement et les gens peuvent développer des réseaux à partir de ces attitudes mais c'est quelque chose qui peut être traité par une éducation et une formation appropriées.

Pour améliorer notre compréhension de l'islamophobie, il faut reconnaître son histoire, ses origines, pourquoi le hijab, par exemple, est perçu d'une manière particulière en France, au Québec, au Danemark, pourquoi le corps des femmes musulmanes doit être contrôlé et géré. Nous pouvons nous pencher sur l'histoire de l'impérialisme, de la manière dont les nations occidentales, pendant la guerre en Irak et en Afghanistan, ont justifié l'invasion et l'occupation par des rhétoriques de libération des femmes musulmanes de leur environnement culturel agressif, religieux et oppressif. Cela a une longue histoire, issue de cette histoire coloniale d’un Occident qui se définit vis-à-vis des musulmans et de l'Islam, comme une civilisation libérée contre une civilisation oppressive.

Il y a ce merveilleux livre, intitulé Epidemic empire de Anjuli Fatima Raza Kolb. Elle démontre que l’idée des musulmans comme êtres violents, agressifs, est entretenue par un monde occidental qui considère depuis longtemps la majorité de la population musulmane comme contagieuse, partageant de mauvaises idées, mais aussi des instincts d'insurrection et de violence. Le point principal que j'essaie de souligner est l'importance de l'histoire, qui est souvent négligée lorsque nous parlons d'islamophobie. Il faut comprendre d'où elle vient et comment elle a profité, en fait, au monde occidental pour construire le musulman et l'islam comme l'autre.

La façon dont cela opère en pratique n'est pas interpersonnelle. On peut parler des chemins entre l'islamophobie et la santé mentale. L'un d'entre eux serait bien sûr les formes interpersonnelles de violence. Je n'enlève rien à son importance. Mais à la lumière d'une compréhension plus complexe de l'islamophobie, nous pouvons également explorer l'injustice économique, les formes de privation sociale. Je pense à un exemple personnel : quelqu'un postule pour un emploi à Paris et l'employeur lui propose de l'alcool dans l'entretien d'embauche pour voir… quel genre de musulman il est. Nous savons ici au Royaume-Uni qu'une femme asiatique racisée, une femme d'origine pakistanaise ou indienne, est celle qui a le moins de chances d'obtenir un emploi correspondant à sa formation. Ces différentes formes d'injustices économiques et de privations sociales ont un impact direct sur la santé mentale, si l'on pense aux différentes formes de pression, que les femmes surtout, doivent supporter dans la société.

Nous savons par exemple que les personnes noires racisées, ici au Royaume-Uni, sont beaucoup plus susceptibles d'être placées dans un service psychiatrique et quand je dis personnes noires racisées, nous devons nous rappeler que nous ne faisons pas de distinction entre Noirs et Musulmans ici, il y a beaucoup de Musulmans qui sont noirs - nous pouvons donc considérer leur expérience comme un exemple. Une personne racisée comme noire est beaucoup plus susceptible de recevoir un traitement plus sévère en matière de santé mentale. Cela a évidemment un impact direct sur la santé mentale. Le type de services qui sont offerts, le type de traitement que les musulmans peuvent recevoir peuvent également être différents, et cela a un impact.

Et puis, il y a la violence autorisée par l'État. Et c'est là que le contre-terrorisme et les services sociaux entrent en jeu. Il y a certaines formes de violence qui sont effacées, soit comme forme de violence, comme lorsque les services sociaux font en quelque sorte la chasse ou sont utilisés, notamment par la police, pour chasser les familles musulmanes.
J'ai entendu hier le cas d'une femme musulmane qui racontait son histoire : pendant des années, les services sociaux, par l'intermédiaire de la police, s'en sont pris à elle et à ses enfants, et les services sociaux ne voulaient pas le faire mais ils y étaient obligés. Il s'agit d'une caution de l'État, car la police autorise un tel traitement de cette famille. C'est une forme de violence qui est légitimée. Cette question des types de violence jugées acceptables est très importante. Nous constatons qu'en fonction des personnes, des corps, certaines formes de violence sont jugées plus acceptables que d'autres. C'est particulièrement vrai pour les musulmans : des traitements plus sévères, sont considérés comme légitime et sanctionné par l'État.

Il y a aussi différentes formes d'exclusion étatique et politique, que je dois mentionner. Nous savons ce qu'il en est en France. Les musulmans sont exclus de la société civile à moins qu'ils ne correspondent à une certaine définition de la francité. Nous voyons aussi cela au Royaume-Uni, au Danemark. Considérons l'impact que ces différentes formes d’exclusion politique ont, non seulement sur la santé mentale, mais aussi sur les différentes façons dont elle permet l'accès aux services de soutien. Pour moi, nous savons que le sentiment d’appartenance à une communauté est très important dans la recherche sur la santé mentale. Pouvoir disposer de ce genre de ressources, pouvoir penser "oh ! je peux me tourner vers le CCIE, je peux me tourner vers CAGE, ou vers une autre organisation", c’est très important. Si nous entrons dans une période où la société civile musulmane est de plus en plus subjuguée et contrôlée, gérée et exclue politiquement, cela a un impact énorme sur la façon dont les musulmans vivent leur détresse, mais aussi sur ce qu'ils peuvent faire avec cette détresse.
J'essaie vraiment de souligner dans mon livre que nous ne pouvons pas vraiment parler de la santé mentale des musulmans dans des sociétés où les musulmans sont de plus en plus soumis à différentes formes de contrôle social.

L'islamophobie dont souffrent les hommes semble surtout concerner leurs idées et leurs objectifs politiques supposés, alors que les femmes sont beaucoup plus considérées comme des outils de ces idées politiques notamment à travers leur corps. Quels sont les effets psychologiques de cette focalisation sur leurs corps ?

C'est un point très important. Il y a une dimension genrée très importante dans l'islamophobie. Parce que beaucoup de nos meilleurEs spécialistes de l'islamophobie sont des femmes, beaucoup ont souligné cette question. Cela est vrai dans le champs de la recherche, mais pas dans la communauté musulmane où la dimension de genre est souvent négligée. Pour ma part, je m'inspire de nombreuses femmes musulmanes qui ont écrit sur ce sujet. Je dois dire que, malheureusement, je ne pense pas qu'il y ait eu, si nous pensons aux formes institutionnelles et structurelles de l'islamophobie, je ne pense pas qu'il y ait eu beaucoup de personnes qui ont examiné cela en termes de santé mentale.
Il y a une étude à laquelle je pense en ce moment, qui montre comment les femmes musulmanes qui travaillent en tant que professionnelles de santé dans les hôpitaux, ressentent une anxiété importante quant aux diverses injonctions liées au hijab (comment le porter, ou bien, même, si elles ont le droit de le porter). Et nous pouvons voir ici la gestion du corps des femmes musulmanes, ce qui a un impact sur leur anxiété, alors que les hommes musulmans ne sont pas concernés. Je ne connais pas d'exemple similaires pour les hommes musulmans au Royaume-Uni, où il est beaucoup plus acceptable de porter la barbe qu'en France, au Danemark ou ailleurs. C'est un très bon exemple de ce que vous dites.

À part cette étude qui porte spécifiquement sur l'anxiété, je pense que nous pouvons déduire beaucoup d'autres choses, beaucoup d’autres situations qui peuvent conduire à de l’anxiété, c’est juste que nous n’avons pas dûment analysé cette question. J'ai souvent soutenu que les questions de sécurité sont l'une des questions les plus négligées de la recherche. L'accent sur les questions de sécurité, la violence politique, concerne les hommes, si on pense notamment aux difficultés rencontrées lors de voyage, etc. Bien sûr, les femmes aussi, mais il y a une dimension clairement genrée sur ce point.
Je pense qu'une grande partie de l'impact des politiques de sécurité se fait sentir chez les mères. Il y a une relation étrange entre la sécurité, les politiques publiques et les mères. Les femmes musulmanes sont de plus en plus rendus responsables d’élever des hommes… bons (rires). Et cela n'est pas étranger à l'histoire occidentale et à la responsabilisation des femmes en tant que gardiennes. C'est le rôle de la femme de s'occuper des enfants, et les mouvements féministes ont pris position contre cela de différentes manières. Nous constatons qu'en matière de contre-radicalisation et de contre-extrémisme, il existe une relation très délicate avec les femmes musulmanes : "Vous êtes la ligne de front contre l'extrémisme", "vous devez élever de bons enfants, mais aussi les amener à la police si quelque chose ne va pas". Elles sont donc responsabilisées de manière étrange et gênante. Je ne pense pas que nous ayons pleinement saisi les effets que cela a sur elles.

Je sais d'expérience, par mon propre travail clinique, la thérapie et mes discussions avec de nombreuses femmes musulmanes, que c'est horrible, que l'impact de l'interaction avec la police quant à leurs enfants, de quelque manière que ce soit, est incroyablement étouffant. Je n'aime pas utiliser le mot "traumatisme", mais nous remarquons chez ces femmes des signes qui sont habituellement considérés comme des réponses à un traumatisme : elles sont hypersensibles, elles tremblent, elles sont en fait constamment dans un état d'hyper vigilance, elles ont peur du moment où la police va interagir à nouveau avec elles ou leurs enfants. Tous ceux qui travaillent dans ce domaine le savent. Et c'est particulièrement genré, en raison de la façon dont la sécurité a tendance à voir les femmes musulmanes, ou les femmes en général d'un mauvais œil, mais évidemment particulièrement les femmes musulmanes.

Voyez-vous une évolution au fil des années, avant Prevent (programme de lutte contre la radicalisation au Royaume Uni) et après ? Dans votre pratique, ou en général, avez-vous constaté une évolution de l'impact de l'islamophobie sur les femmes, les hommes, les enfants ?

Oui. Tout ce que j'ai à dire ici n'est pas vraiment basé sur des recherches, mais je pense pouvoir me souvenir qu'avant que le contre-extrémisme ne devienne une façon si normale de voir et de gérer les musulmans, il s'agissait vraiment d'intégration, donc de l'intégration des musulmans dans la société française occidentale, la société québécoise, la société danoise. Même si c'est toujours d'actualité, au Royaume-Uni en particulier, j'ai personnellement observé une chose : ce qui était auparavant une question de, vous savez, "intégrez-vous à la société ou sortez d'ici ! Retournez au Maroc, en Turquie ou ailleurs !", il y a désormais une sécurisation de cette question. Les gens qui ne s'intègrent pas, je pense à certains cas de personnes que je connais, c’est : « oh ! il semble être contre les valeurs danoises », c'est toujours un marqueur de son manque d'intégration mais cela a des implications sécuritaires. Si quelqu'un est contre les valeurs françaises, il y a des implications sécuritaires à cela, c'est un facteur de risque, c'est vu dans une logique de risques. Et cette logique du risque est ce qui fait vraiment la différence pour les musulmans dans les sociétés occidentales.

Depuis des décennies, sans nécessairement l'attribuer à la guerre contre le terrorisme ou à la sécurité, les gens écrivent que le monde occidental a adopté cette logique du risque. Mais la guerre contre le terrorisme a vraiment traduit cette logique en conséquences palpables pour les musulmans et la façon dont ils doivent s’interroger, pour chaque chose qu'ils font : mettre un hijab, se laisser pousser la barbe, aller au Hajj … Il y a tant d'exemples. Il y a tant d'exemples de personnes qui vont au Jajj ou à la Omra et qui, à leur retour, sont confrontées à des problèmes de sécurité, ou à des personnes qui font une remarque sur le lieu de travail du genre "oh, vous avez suivi un entraînement d'Al-Qaeda » ou « comment s'est passé votre entraînement au terrorisme" ou des choses comme ça. Il y avait un exemple de cela dans le rapport sur le racisme des pompiers, Donc, oui, je pense que la centralité du risque qui a été intégrée dans la façon dont les musulmans sont perçus, a eu un grand impact.

Quand vous avez parlé des mères et de l'attention portée à leurs enfants qui sont perçus comme des menaces, je pense à l’exemple récent d’enfants en France qui ont été accusés de terrorisme pour des avions en papiers… Comment les enfants qui sont victimes d'une telle surveillance et qui sont élevés en tant que musulmans se projettent-ils en tant qu'adultes musulmans ?

C'est un exemple terrible. J'ai beaucoup de ces histoires en tête malheureusement. Elles sont toujours aussi horribles, elles me prennent aux tripes. Permettez-moi de commencer par dire que ce qui m'a le plus blessé, c'est que nous, dans nos communautés musulmanes, n'avons pas vraiment réussi à soutenir ces jeunes. Je pense qu'il faut vraiment le dire. Nous pouvons comprendre pourquoi de nombreuses organisations musulmanes ont tendance à se tenir à l'écart des questions liées à la sécurité. Tout ce qui est lié à la sécurité est un sujet brûlant. Les « bons musulmans » n'ont pas vraiment à s'occuper de cela.
Même la société libérale, et de nombreux non-musulmans libéraux, contesteraient le fait qu'ils rendent ces enfants enjeux de sécurité publique. Mais j'ai tellement d'exemples de jeunes qui parlent de la Palestine, de choses politiquement explicites, et qui sont vus sous un jour très particulier, qui sont réprimandés ou punis pour avoir partagé leurs pensées sous une forme ou une autre.

L'impact est énorme, si je devais m'asseoir, je pourrais parler pendant 5 heures de tout l'impact que nous avons vu. On peut presque accuser la police ou les enseignants ou les services sociaux, d'être aveugles au point de ne pas voir que c'est vraiment néfaste pour l'enfant d'être vu sous cet angle. En termes de préjudices, dans le cas de l'enfant d'hier, j'ai parlé avec la mère : son enfant n'a absolument rien fait de mal, il s'agissait seulement de l'un des membres de sa famille, et l'enfant continue d'être traité par la sécurité et les services sociaux comme une susceptible de radicalisation. Parce qu'il est déjà vu sous cet angle, la mère m'a dit qu'il craignait en fait d'aller à l'école : il craint que les autres enfants le voient aussi comme un terroriste ou autre. Et ce n'est pas la première fois que j'entends cela. Cela perturbe donc complètement la confiance envers les institutions.

Maintenant, réfléchissons au poids de cette phrase : perturber la confiance dans les institutions. J'ai vu des musulmans venir me voir et me dire "je n'ai pas confiance dans le fait que je puisse parler à mon thérapeute de la Palestine ou de choses qui me tiennent à cœur", par exemple. Les musulmans finissent par se rendre chez les médecins et les thérapeutes seulement lorsqu'ils y sont obligés, et non comme un lieu de confiance. Ils se censurent et disent ce qu'ils ont à dire pour obtenir le soutien dont ils pensent avoir besoin. Mais ils ne se sentiront pas complètement à l'aise. Cela perturbe aussi les relations avec les autres, les autres musulmans, les membres de la communauté musulmane. Cela crée des divisions au sein de la communauté musulmane, ce qui est vraiment problématique en termes de ressource, de soutien et de solidarité. Les familles sont d'énormes systèmes de protection, alors les mères deviennent très anxieuses, frustrées par ce qui se passe, elles sont très angoissées. Cela finit par créer ces ondes de choc, de l'individu vers l'extérieur. Idéalement, nous devrions avoir un système de soutien en place autour de ces familles qui en ont besoin, mais ce n'est pas le cas. Souvent, beaucoup de ces familles souffrent dans l'isolement, et sont incroyablement seules, pendant de nombreuses années.

Il y a un grand livre de Michelle Alexandre intitulé The New Jim Crow, qui parle de l'incarcération massive des jeunes Noirs aux États-Unis. Elle parle de la sensibilité de la communauté noire à montrer une quelconque proximité avec eux. Je ne sais pas si des recherches ont été menées à ce sujet dans la communauté musulmane, mais je peux vous dire avec certitude que je sais que cela existe, par la pratique. Si l'on pense aux différentes formes d'isolement que connaissent ces familles, c'est stupéfiant. L'un des effets les plus néfastes que j'ai observés est le gaslighting. Le gaslighting consiste à faire en sorte qu'une personne se sente responsable de l’épreuve qu'elle vit : ces enfants mérite le traitement qu’ils subissent, parce qu'ils ont fait ce qu’on leur reproche. Le gaslighting d’un côté, donc, et le manque total de responsabilité, il n'y a aucune structure de d’imputabilité (accountability) quand il s'agit de cela dans ces institutions publiques. Il n'y a aucun moyen de dire que cet enseignant est raciste pour avoir parlé de mes enfants de cette façon. Les jeunes, les familles sont responsabilisés, c'est très étouffant. Encore une fois, je n'utilise pas le mot traumatisme très facilement, mais si nous pensons au traumatisme, c'est une expérience qui perturbe votre quotidien, la façon dont vous vivez votre vie au quotidien. C’est le cas de ce type d'expériences qui perturbent complètement la relation avec tout le monde.

Comment pouvons-nous utiliser la psychologie pour traiter un problème qui est structurel, sans nier qu'il est structurel ? Comment abordez-vous ce problème dans votre pratique ?

C'est une excellente question. J'essaie d'y répondre dans mon livre, je m'inspire de Frantz Fanon, qui est un psychiatre martiniquais et était basé en Afrique du Nord à l'époque de l'Empire colonial français. Il aborde cette question qui ne cesse de revenir parce qu'il voit des problématiques qui traversent les communautés nord-africaines et l'ensemble de la population. Mais il n'a jamais été anti-psychiatrie. Quelle était donc sa façon de penser à ce sujet ? L'une des principales réflexions que nous pouvons tirer de lui, et que nous devons faire, est la suivante : tout d'abord, il ne faut pas dire « jetons toute la psychologie et toute la psychiatrie parce qu'il y a une tendance à individualiser ces questions politiques », une chose que nous pouvons plutôt faire, c’est renverser le tout.

Ce que nous devrions faire parmi tous ces musulmans qui sont en détresse, c'est donner à leur détresse un sens social et politique. Toute personne qui vit cette expérience, l'enfant qui est angoissé par la façon dont son enseignant, la sécurité ou la police le traite - il faut que cette détresse ait immédiatement un sens pour nous en tant que communauté. C'est quelque chose qui est révélateur du climat social et politique dans lequel nous nous trouvons. Tout d'abord, nous devons établir et créer un système de soutien pour eux, mais aussi d’enregistrer, de documenter et de valider ces expériences. Il nous faut dire « c'est quelque chose que nous vivons qui nous mobilise en tant que communauté, en tant que formes de résistance », afin que cela ne devienne pas seulement leur problème à eux seuls. Toute détresse vécue par l'un de ces jeunes est notre problème, c'est notre détresse à nous aussi, collectivement. Il ne s’agit pas de dire « ce problème concerne ce jeune uniquement, et en dehors de ça tout va bien ». Non, ce sont des exemples de détresse qui ont un sens politique, qui renseignent sur des formes politiques plus larges d'oppression qui doivent être abordées. Je pense que c'est très important.

Si j'insiste autant, c'est parce que si nous pensons à la fusillade de la mosquée de Québec, ou à Christchurch, ou à d'autres endroits, où il y a eu des scènes de violence très évidentes et intenses, nous voyons que la plupart du monde reconnaît la gravité de ces faits. Nous allons voir des dispositifs mis en place pour répondre à la détresse individuelle de toutes ces personnes. La fusillade de la mosquée de Québec est un bon exemple de l'aide apportée à la famille en matière de santé mentale, mais quelques années plus tard, on parle à nouveau d'interdire le hijab. Et cela montre bien que le cadre de la santé mentale a été utilisé d'une manière qui l'a rendu individuel, mais nous n'avons pas été capables (et par nous, j'entends la société en général mais aussi la communauté musulmane en particulier), nous n'avons pas été capables de transformer ces expériences en quelque chose de socialement et politiquement significatif comme formes de résistance. Ou du moins, la société ne l'a pas fait parce que la diabolisation et la diffamation des musulmans, et des symboles musulmans comme le hijab, ont été fondamentales pour Alexandre Bissonette et son attaque de la mosquée de Québec. Mais comme les conséquences et la détresse des musulmans étaient très individualisées, la classe politique a pu continuer à diaboliser et à vilipender les musulmans.

Ce sont donc deux choses, pour être très explicite : premièrement, nous devons établir des systèmes de soutien - et c'est une chose à laquelle je travaille et je suis intéressé à le faire au niveau international – pour aider ces jeunes, les aider à se sentir vus et validés, et pour comprendre non seulement leur stress, mais aussi d'où il vient. Nous avons les ressources pour non seulement les voir et les comprendre, mais aussi pour les documenter et les transformer en autant de formes de résistance. Et deuxièmement : faire de chaque forme de détresse quelque chose qui nous informe sur la société dans laquelle nous vivons, pour lui donner un sens politique et social. C'est ce que nous devons faire.

Avez-vous des exemples que vous voyez au Royaume-Uni, ou ailleurs, de premiers pas vers cela ?

Je prie pour que nous puissions y travailler. J'ai quelques exemples où nous avons essayé de le faire en interne, entre les différentes organisations de la communauté musulmane, pour essayer de créer un système de soutien autour d'elles. Ces deux éléments, la création d'un système de soutien et la transformation en quelque chose de politiquement significatif, je pense que le Royaume-Uni en est un très bon exemple. Ce n'est pas génial ou excellent, mais je pense que le Royaume-Uni, pour ses propres raisons, a beaucoup d'organisations différentes et de personnes intéressées. Je pense en contraste au Danemark, où il n'y a pas le moindre système de soutien, il n'y a pas d'organisations musulmanes, ou qui que ce soit qui s'organise autour de la prise en charge et du soutien des jeunes, qui passent par l'expérience dont nous parlons. Un bon exemple serait de fournir un soutien juridique immédiat, et un soutien pour les familles, pour les mères, pour les enfants, c'est quelque chose qui doit être normalisé pour tout le monde. Tous ceux qui vivent ces expériences doivent savoir exactement où aller, quelles ressources trouver, et comment ce réseau interconnecté peut les aider. Je prie pour qu'un jour cela puisse être fait à un niveau international.

Pour ce qui est de la deuxième partie, je ne sais pas si j'ai encore vu cela, je pense que c'est quelque chose qui nous vient très intuitivement, si nous pensons à la guerre en Irak, en Syrie, ou dans d'autres endroits où les musulmans sont opprimés, il y a cet instinct de dire qu'il y a quelque chose qui ne va pas, et de se mobiliser à ce sujet. Ce que je veux dire, c'est que nous devons être capables de nous mobiliser sur chaque forme de détresse qui se présente à nous.Il ne s'agit pas seulement de le rendre lisible pour la société au sens large. Il ne s’agit pas seulement de dire "regardez, nous avons documenté tant de cas, nous avons documenté 300 enfants qui montrent des signes de traumatisme", comme cela a déjà été fait à plusieurs reprises. Si nous pensons à ce qui a été fait aux États-Unis et dans d'autres pays, en particulier dans les communautés noires, cela n'a pas fait une grande différence. Nous devons réfléchir à la manière de rendre cela significatif pour nous, en tant que communauté musulmane, mosquées et autres, en nous rassemblant pour dire : « écoutez, un enfant, pas 300, accusé de terrorisme pour un avion en papier, se sent très anxieux, cette anxiété nous concerne tous, car cet enfant peut être l'enfant de n'importe lequel d'entre nous et nous devons comprendre ce qui se passe, pourquoi l'école a réagi de cette manière, et nous devons nous mobiliser autour du stress que cet enfant ressent ». C'est ce que je veux dire, nous n'avons pas besoin de le rendre lisible à qui que ce soit. Ce qui doit être compris par nous, c’est la raison pour laquelle un seul cas est déjà suffisant.

J'aimerais voir beaucoup plus de collaboration internationale sur la façon de créer ce type de soutien. Il y a tellement de points communs, nous devons nous rappeler que de nombreuses pratiques de sécurité, en pratique, pas en théorie, sont internationales : nous avons des exemples d'agents de sécurité britanniques, privés ou publics, qui vont en France, au Danemark, voire en Chine, pour partager les « meilleures pratiques ». Nous connaissons un fonctionnaire britannique qui se rend en Chine pour y former la police. La guerre contre le terrorisme est mondiale, c'est une chose internationale. J'aimerais que nous travaillions ensemble, et j'ai eu l'intention de contacter des organisations en France, en Allemagne, dans d'autres pays, et de réfléchir à la manière dont nous pouvons développer une collaboration beaucoup plus consolidée pour créer un soutien pour ces familles, pour ces communautés.

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