Nadia Meziane

Hassan Iquioussen, un nom collectif

Que Hassan Iquioussen soit en quelques semaines devenu notre nom à tous et toutes n'est finalement pas très étonnant. En voulant passer un cap et s'attaquer à un imam dont la renommée avait dépassé les frontières de la sphère pratiquante de notre communauté, et même celles de sa sphère croyante, Darmanin a réussi son coup. Mais pas comme il le croyait, exactement de manière inverse.

Nous avons tous et toutes quelque chose à dire d'Hassan Iquioussen. En mal ou en bien. Trop musulman ou pas assez. Trop traditionnaliste ou trop moderne. Trop citoyenniste ou trop anti-système. Certains d'entre nous lui ont reproché amèrement son compagnonnage avec Alain Soral, d'autres son inscription paisible dans le champ politique local avec le Parti socialiste. Mais nous le connaissions tous et toutes. Comme figure admirable de la communauté, ou au contraire comme objet de critiques et de rejet. Il était un de ceux dont la voix était sortie des mosquées, une référence négative ou positive, même pour celles et ceux qui n'y ont jamais mis les pieds. Un jour d'été 2022, en racontant en vidéo son histoire et le coup qui venait de le frapper, le bannissement absolu de son propre pays qu'on souhaitait lui infliger, il a tout simplement raconté notre histoire à tous et toutes. Son expulsion programmée est devenue un évènement de nos propres vies. Une histoire collective n'est pas un récit linéaire, une communauté n'est pas un parti politique constitué entre volontaires d'accord entre eux et signant un contrat d'engagement mutuel sur 45 points de valeurs communes à défendre.

Une communauté n'est pas une ligne, c'est une surface. Où s'entrechoquent mille manières de nous définir nous-même, de raconter notre histoire, mille volontés d'hégémonie culturelle et politique, où mille factions s'estiment le droit absolu d'incarner ceux qui ont le droit de nommer la Communauté et de définir ses frontières. Ou même de décréter qu'elle n'existe pas vraiment. L'autonomie de la Communauté est sans doute d'ailleurs d'abord cet affrontement perpétuel en son sein. Cette conviction profonde inscrite en chacun et chacune d'entre nous. Là où les majoritaires voient les arabes, ou les issus de l'immigration musulmane, ou les musulmans comme un bloc et sont persuadés de l'évidence objective de leur définition, ceux qui sont mis dans cet ensemble sans qu'on leur ait forcément demandé leur avis individuel, contestent en permanence et entre eux. Se reconnaissant ou se bannissant mutuellement, s'intronisant représentants légitimes et en mesure de dénoncer ceux qui ne le sont pas, cherchant à agréger les indécis ou les indifférents autour de leur communauté, qui est toujours LA vraie communauté opposée aux fausses, celles des autres, les Traîtres et les Egarés.

Ces quinze dernières années, le lien entre nous tous, le plus partagé, aura sans doute été celui-là. Cette capacité à nous reconnaître en nous excluant mutuellement. Avec acharnement et constance. Et affection profonde. L'affection profonde a sans doute été le non-dit de toute une génération. Hassan Iquioussen est le nom que nous lui avons brusquement donné cet été. Qui fut si différent pour notre communauté politique, de ce qu'il fut pour les autres militants de ce pays. La pause estivale, tradition française par excellence, nous l'avons brisée. Nous nous sommes retrouvés à signer des appels, à discuter fébrilement avec tous les outils de communication virtuelle à notre disposition. Il ne s'agissait plus seulement de constater la répression islamophobe, de faire l'inventaire du désastre et de la destruction accélérée par la loi Séparatisme. Mais de poser et de résoudre une question dont la réponse serait enfin autre chose que les larmes. Que faire ? Que faire pour sauver Hassan Iquioussen ? La personnalisation qui a eu lieu a été absolument différente de celle qui prévaut désormais dans le champ politique majoritaire. Nous n'avons pas spécialement voulu sauver un parmi mille, qui aurait été notre héros à tous et toutes, notre star des réseaux sociaux, notre représentant auto-proclamé. Justement, pour beaucoup nous avons voulu sauver celui qui nous représentait si peu autrefois. Nous avons voulu nous sauver nous-mêmes, et ensemble.

La génération des issus de l'immigration musulmane qui est née à la conscience politique au début des années 2000 a eu accès à un luxe à la fois nouveau et dangereux. Celui du libéralisme et du libre-arbitre apparent, lié notamment à son accès à des positions sociales auxquelles les générations précédentes n'avaient pas eu droit. Les colonisés étaient d'abord toutes et tous des colonisés, et ce statut imposé par le colonisateur était indépassable. Être et naître au politique ne pouvait que se définir collectivement, comme résistance ou acceptation de la colonisation. Les travailleurs immigrés, eux, ont d'abord dû créer un espace au-delà de la survie immédiate, un temps pour le politique qui soit repris à l'exploitation impitoyable et totalitaire de leur force de travail. A ce moment historique, la définition de soi passe d'abord par la reconquête d'un Soi, dans une vie où rien au départ n'échappe au patronat raciste français, car même la vie privée se fait avant tout dans les foyers collectifs. Le nom de la résistance était forcément trouvé collectivement aussi.

La génération des “cités”, qu'elle soit appelée “beurs et beurettes” ou “émeutière” ou “racaille”, a franchi un pas lié à l'évolution globale du capitalisme et pas seulement à sa condition de minorité. Dans les années 80, le cadre de l'usine finit d'exploser en Occident où la condition prolétaire ne peut plus être définie seulement par le rapport à l'emploi salarié, notamment avec l'explosion du chômage de masse. C'est aussi la ruine des cadres de socialisation de la gauche européenne, le Parti et le Syndicat. Mais également la première fois où la condition immigrée n'est plus définie de manière univoque. Pour la première fois dans l'histoire de l'immigration musulmane, être immigré ou issu de l'immigration, c'est en partie pouvoir choisir la définition du lien communautaire. A partir non plus d'un commun défini par le lien direct à l'oppresseur majoritaire, mais par l'appartenance à un espace géographique initial, la cité, où l'on reste ou d'où on sort pour intégrer partiellement les espaces français jusque-là presque tous interdits de fait, à l'exception des commissariats, des chantiers ou de l'usine. L'école, d'abord, mais aussi la rue, la nôtre, celle des quartiers populaires, celle des Autres, les centres-villes français, les espaces de divertissement, où notre présence est d'abord assimilée au danger, par la stigmatisation des hommes. Et à la réussite prétendue de l'immigration, par la mise en valeur des femmes censées s'émanciper, simplement en côtoyant les Français sans leurs frères, toujours exclus ou stigmatisés dans les espaces où les filles pas encore voilées sont objets de désir et de discours essentialisant.

L'irruption de l'identité musulmane revendicative va ensuite bouleverser encore la donne. A partir des années 2000, une génération devient le pire cauchemar du monde politique paternaliste français, sans doute un des plus caricaturaux de l'Occident. Elle est le pire cauchemar, parce qu'elle réalise seule le rêve d'émancipation sociale promis depuis si longtemps par la gauche française à qui elle aurait dû dire merci en l'intégrant. Elle accède en petite partie à la classe moyenne supérieure, notamment universitaire et intellectuelle, mais est aussi extrêmement active dans le champ nouveau du capitalisme cognitif. Elle est entrepreneuse, commerçante, influenceuse. Elle s'empare de tous les nouveaux outils de la modernité, c'est à dire d'internet, bien avant le champ politique traditionnel.

Mais cette réussite des “méritants” est malheureusement irrécupérable pour les récits que la France réactionnaire ou progressiste, de gauche ou de droite se raconte sur elle-même et ses Autres. Car elle s'affirme non pas reconnaissante de son intégration sociale et remerciant la France ....mais consciente de son autonomie et de son histoire. Elle est musulmane. Et bien plus que les attentats ou l'actualité internationale, c'est cela qui sera à l'origine de l'islamophobie française que nous éprouvons aujourd'hui à son paroxysme. La réussite musulmane s'affirmant comme telle. Et la jalousie collective qu'elle va créer dans une France qui se vit en décadence. Détruire la communauté musulmane, en partie c'est détruire le rêve devenu cauchemar. Refaire le chemin en arrière et que de nouveau, il n'y ait plus que des immigrés que les Français puissent gronder ou aider, comme des enfants sages ou cancres.

Dans ce contexte, la tentative d'expulsion d'Hassan Iquioussen et son narratif darmananien ne pouvaient que permettre l'identification et la révolte collective. Entendre le Ministre de l’Intérieur menacer celui que nous voyions tous comme un français au minimum de papier, d'un retour au pays dont il n'a jamais été autrement qu'issu, c'était entendre le cri primal islamophobe “ Rentrez chez vous, et comme chez vous, c'est chez nous, en réalité, disparaissez”. Voir celui qui a été l'ami politique du nationalisme français post-maurassien, l'ami politique du Parti Socialiste, incarnation de la gauche la plus classique qui soit, celui d'entre nous qui fut peut-être un des symboles de l'intégration paradoxale de notre génération, menacé de la forme la plus brutale et la plus raciste de répression, l'expulsion, cette mesure qui frappe les premières générations, a été un choc profond mais salvateur.

L'islamophobie, entre autres choses, nous a privés du droit d'être une communauté réelle et pas seulement fantasmée. Depuis au moins 2015, le sous-statut créé par l'état d'urgence, puis par son inscription dans la loi, puis par la loi Séparatisme tente de nous réduire à deux seules définitions de nous-même possibles. Islamistes ou dénonciateurs d'islamistes. Le reste n'est plus qu'illusion. Quoi que nous fassions, nous sommes tous et toutes définis de l'extérieur comme l'un ou l'autre. C'est valable pour l'ensemble des musulmans. La sphère musulmane était auparavant, de droite ou de gauche ou apolitique, elle était liée à telle ou telle branche religieuse, divisée en cinquante écoles de pensée et de pratique religieuse. De même, les communautés et les appartenances des issus de l'immigration musulmane qui ne se définissaient pas par la religion étaient infinies. La communauté était une surface agitée et conflictuelle. Il ne reste plus qu'une seule frontière. Aucun et aucune de nous ne peut y échapper. Ou obéir aux prescriptions islamophobes, c'est-à-dire être musulman selon les lois gouvernementales, et si l'on n'est pas musulman, prendre position contre les islamistes, obligatoirement parler de ce sujet-là et être réduit à cette parole-là. Ou devenir le Diable islamiste ou sa grand-mère en refusant que notre communauté dans sa totalité ne redevienne de nouveau la Minorité au sens propre, c'est à dire des enfants de la République, privés de toute liberté politique.

Autour d'Hassan Iquioussen, c'est ce second choix qui a été fait. Celui des Diables de la République. Notamment dans ce qui a été le plus commenté par la France islamophobe. Un simple rassemblement de quelques centaines de personnes place de la République, justement. Soit la forme de mobilisation la plus banale, la plus inoffensive, la moins commentée qui soit pour tout autre que notre communauté. Une forme de mobilisation tellement autorisée, tellement intégrée dans les imaginaires politiques français comme étant le symbole même de la modération qu'elle est souvent décriée et qu'à l'heure actuelle, dans tous les champs militants, se demander à quoi sert un rassemblement autorisé est un marronnier récurrent des débats. Surtout sur cette place précise, désignée par la Ville de Paris et la Préfecture comme le lieu dédié du politique inoffensif, où se tiennent en général au moins trois rassemblements différents tous les samedis. Espace urbain réaménagé récemment à dessein pour ne même pas déranger ni la circulation, ni les riverains, ni même l'activité commerciale.

Nous, nous avons créé l'évènement en osant, à quelques centaines, être subversifs juste en existant dans l'espace politique le moins subversif de la capitale. Toute la presse était présente, des directs nous ont été consacrés sur les chaînes d'infos, des stars de l'extrême-droite polémiste comme Ivan Rioufol se sont même déplacés pour nous regarder commettre ce sacrilège invraisemblable. Être musulmans et organiser un rassemblement revendicatif place de la République. Paroxysme de l'islamophobie et de son arrogance. Illustration parfaite de la manière dont ils définissent le bon musulman qui a droit de cité et l'islamiste dangereux. Le premier doit se priver lui-même de toute expression politique, même la plus élémentaire. C'est d'ailleurs ce qui avait été dit dans les réquisitoires du Ministère Public qui a classé les appels au vote d'Iquioussen dans les motifs qui justifieraient son expulsion. Sans soulever particulièrement l'indignation d'une gauche, qui autrefois faisait même mine de défendre le droit de vote des immigrés.

Or nous avons quand même manifesté Place de la République. A la différence de la mobilisation massive de 2019, nous l'avons fait seuls. A l'appel d'une organisation qui avait choisi un nom marquant un changement d'époque. Un second sacrilège insupportable. Plus de coordination contre l'islamophobie, plus de coordination antiraciste. Alors que l'offensive islamophobe marquait un nouveau pas, brusquement le nom qui a été émergé était à lui seul une nouveauté : « Perspectives Musulmanes ». Peu importe ce que chacun et chacune des participants a pu y mettre à ce moment précis du rassemblement, peu importe qui était militant ou pas du collectif organisateur, peu importe ce qu'on pense de sa réalité militante, peu importe ce que nous y mettrons dans l'avenir, peu importe même que nous ayons des perspectives prioritairement musulmanes. Parfois quelque chose d'important arrive dans l'histoire politique, et se donne un nom qui le dépasse immédiatement.

Ce qui est fait est fait. Au moins symboliquement, le premier évènement politique de la rentrée en France, celui qui aura fait couler le plus d'encre médiatique, celui qui aura suscité un moment de rage et de colère absolue de l'extrême-droite et du pouvoir aura été une réaction qui se transforme en possible. Une perspective pour une communauté dont on a voulu détruire le présent, et qui brusquement a pensé à l'avenir. En faisant mouvement à partir du nom individuel d’un membre aimé ou détesté de la famille en danger vers la construction du collectif.
Made on
Tilda