Reprendre le pouvoir, reconstruire les imaginaires

Morgann Ali Pernot


Politologue et militante, femme, mère, habitante des quartiers populaire, issue de l’immigration postcoloniale, Fatima Ouassak revendique d’écrire depuis un point de vue spécifique, le sien, pour toutes ses semblables et pour les autres aussi. Elle est l’autrice de deux essais, qu’elle décrit comme les premiers tomes d’une trilogie politique. Le premier est consacré à la figure politique de la mère des quartiers populaires, le second, à l’engagement de ces mères, ainsi que des autres habitant.e.s des quartiers populaires, dans les luttes écologistes.

Luttes de mères, mères en luttes

La puissance des femmes, celle de donner, ou de ne pas donner la vie, est à l’origine de notre oppression millénaire par le système patriarcal, qui tente de s’approprier cette force procréative. Plusieurs courants féministes, désignant la maternité comme la cause de la domination des femmes, l’ont ainsi condamnée. Nous, mères, ne devrions-nous pas plutôt travailler à une réappropriation de nos forces vives – y’a-t-il plus vive que la force de mères en puissance ? Tel est le parti pris par Fatima Ouassak dans son premier ouvrage, La puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire., publié en 2020. L’autrice s’intéresse aux enjeux politiques de la maternité à partir du quotidien des mères de l’immigration post-coloniale.

« Cette défiance du féminisme français vis-à du statut de mère est rarement partagée par les femmes descendantes de l'immigration post-coloniale, d'abord parce que le rôle de mère est beaucoup moins dévalorisé dans l'immigration, aussi parce qu'elles vivent les injonctions à la rupture familiale comme autant de tentatives de les isoler d'un espace ressource très important et de les fragiliser, socialement et psychiquement. Et autant de tentatives également d'isoler leurs enfants particulièrement soumis aux violences sociales, et qui ont encore plus besoin que les autres d'être protégés par leur mère. » (2020, 196)

En migration, les mères endossent souvent un rôle décisif : celui de transmettre un répertoire de valeurs et de normes chères au groupe familial (qu’elles soient morales, religieuses, culturelles, ou autres). Dans le cas de familles ayant quitté les anciennes colonies françaises d’Afrique, ces valeurs et normes, qui matérialisent un lien au pays d’origine, peuvent faire l’objet de contestations par les institutions françaises, dont l’école, mais également les services sociaux.

« L’outil le plus essentiel en manière d’éducation pour les groupes minoritaires est la transmission. Certes, bien éduquer son enfant peut paraître simple. On se dit qu’il suffit de l’aimer, de vouloir son bien et d’agir en conséquence. Mais, lorsqu’on est minoritaires, il n’est jamais simple de transmettre ses héritages culturel et religieux. Notamment parce que le groupe majoritaire considère les cultures minoritaires comme une inutile et dangereuse exacerbation des différences. » (2020, 153)

En raison de leur appartenance à des cultures minoritaires, décrites comme autant de menaces pour les valeurs républicaines et universalistes françaises, ces enfants et jeunes des quartiers populaires tombent sous le coup de ce que l’autrice qualifie de processus de « désenfantisation » (2020, 15), mis en œuvre par le système colonial-capitaliste. Ceux-ci se trouvent ainsi, de fait, partiellement exclus des politiques de protection, et deviennent destinataires des politiques de répression. Face à la violence symbolique, sociale et physique de l’Etat, la famille et, à son centre, la mère, tel un dragon (c’est la figure que mobilise l’autrice), se dresse comme unique instance de référence et de protection.

S’il faut protéger nos enfants, selon Fatima Ouassak, c’est qu’ils risquent d’étouffer. Étouffer, le cou pris entre les frontières qui ne cessent de se refermer, le corps sous les coups des policiers, mais aussi sous le coup de la pollution. Dès lors, une question émerge : quelle place occupent les habitant.e.s des quartiers populaires dans les luttes écologistes ?

L’impuissance des sans-terres

Cette question fait l’objet du second ouvrage de Fatima Ouassak, paru en 2023. Dans Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, l’autrice part d’un constat : les populations défavorisées sont à la fois les premières victimes du dérèglement climatique et les moins représentées dans les mouvements de luttes écologistes. Ce qui pourrait sembler être un paradoxe ne l’est pourtant pas, puisque rapport de force défavorable et inaction procèdent de la même absence de capacité d’agir.

Pour la politologue « le manque d’intérêt des populations habitant les quartiers populaires envers la question du climat est lié au désancrage organisé et systématique, aux processus, reconduits de génération en génération, qui en font des sans-terres et donc des sans-pouvoir. » (2023, 13) Leur exclusion des luttes écologistes résulte donc de la gestion postcoloniale des populations d’origine immigrée, reléguées à l’extérieur de la ville, dans des quartiers en proie à la surveillance permanente, érigés sur des terres polluées, dont ils ne sont pas propriétaires mais uniquement locataires, à titre provisoire et au bon vouloir des services sociaux.

La question de la propriété de la terre est centrale dans l’histoire des rapports de domination, de classe, de genre, de race. Dans le cas des personnes issues de l’immigration originaires de pays anciennement colonisés, leur désancrage s’inscrit dans la lignée de l’expropriation des paysans africains par le système colonial-capitaliste. Ce désancrage perdure en France, auprès des générations d’enfants français nés de parents ou grands-parents immigrés, via des politiques de lutte contre l’oisiveté et l’occupation de la rue par les enfants et jeunes des quartiers populaires. Si on leur refuse de s’approprier les terres sur lesquelles ils vivent, on leur refuse également de s’approprier leur temps libre, temps de jeu pourtant concédé à l’ensemble des autres enfants et jeunes. En temps que « seconde ou troisième génération », ils restent en effet considérés comme des étrangers, dont la présence en France n’est légitimée que par leur utilité pour le système colonial-capitaliste, dans le travail salarié.

« Pour accumuler le maximum de profit, il [le capitalisme] a besoin de hiérarchiser les individus et les terres, de produire du vivant respectable et du vivant méprisable ; des groupes d’humains supérieurs et des groupes d’humains inférieurs ; des terres à protéger et des décharges : si les non-Blancs ne sont pas des humains comme les autres, il est légitime qu’ils ne puissent pas circuler librement, qu’ils soient moins rémunérés, que la terre où ils vivent ne leur appartiennent pas, que l’on puisse extraire de cette dernière l’énergie convoitée et y enfuir les déchets encombrants. » (2023, 44)

Nous nourrir, un acte politique

Les habitant.e.s des quartiers populaires, et notamment les personnes musulmanes issues de l’immigration, n’ont pas accès à la même nourriture que les autres. La nourriture saine, locale, biologique, est en effet plus chère et plus difficile d’accès, dans les quartiers populaires, que la nourriture produite par l’industrie agroalimentaire. Comme un engagement écologiste leur est refusée, leurs demandes sur le plan alimentaire, notamment en faveur du végétarisme, ne sont considérées que comme un prétexte pour promouvoir de façon dissimulée un régime halal. Au sujet de ce dernier, Fatima Ouassak s’interroge d’ailleurs : dans nos sociétés occidentales actuelles, la mise à mort d’animaux, en particulier à échelle industrielle, est-elle bien cohérente avec les valeurs de l’islam ?

« Le système qui domine, exploite, torture et viole les non-humains est le même que celui qui exploite, torture et viole les humains. C’est une évidence dont on cherche à nous détourner. C’est du même ennemi qu’il faut se libérer — le système colonial-capitaliste, ce système de violences et de dominations —, afin de se réconcilier avec le vivant et avec nous-mêmes. Il faut poser la question de la libération animale comme un enjeu d’émancipation du vivant, dont l’humain, vis-à-vis de l’emprise du système colonial-capitaliste. » (2023, 132)

D’autant que l’industrie de la viande est l’une des plus polluante au monde, plus encore que les transports, incluant l’avion. C’est autour de ces enjeux d’accès à « la nourriture belle, bonne, saine, en accord avec sa religion et son état de santé » (44), que Fatima Ouassak et plusieurs autres mères d’élèves d’une école de Bagnolet ont fondé en 2016 le Front de mères, autour de la revendication d’une alternative végétarienne dans les services de restauration scolaire.

Manifeste pour une écologie pirate

Étymologiquement, l’écologie est la « science de la maison ». Comme donc penser l’engagement écologiste de celles et ceux à qui l’on ne cesse de répéter « vous n’êtes pas chez vous ! » ? Fatima Ouassak propose d’opter pour une écologie pirate, qu’elle définit comme « science des stratégies qui permettent de reprendre du pouvoir, du temps et de l’espace au système colonial capitaliste » (2023, 28), à partir de laquelle ouvrir un front écologiste commun. Pour ce faire, elle fonde notamment en 2021 avec Alternatiba la maison de l’écologie populaire Verdragon. Située à Bagnolet, celle-ci est dédiée aux échanges et mobilisations autour des luttes contre le racisme, le classisme, le sexisme, et, bien entendu, le capitalisme climaticide. Elle constitue également un espace ressource et refuge pour les enfants.
« L’enfant est autant plus en danger qu'il lui est difficile de sortir. Plus l'extérieur est vivant, habité, solidaire et politique, moins le dedans est dangereux pour les enfants. Ils sont protégés quand ils peuvent aller et venir facilement, circuler librement entre le dedans et le dehors. » (2023, 138)
Pour Fatima Ouassak, la liberté de circulation est une condition sine qua non au succès des luttes écologiques.

« Pour lutter contre le réchauffement climatique du point de vue de l’Afrique, exiger de la classe dominante des pays du Nord de se déplacer moins n’est pas suffisant. […] La liberté de circuler doit être considéré comme un outil indispensable à la réponse au réchauffement climatique. […] Et si la clé, c’était la Méditerranée ? Celle qui pourrait unir et libérer, mais qui est utilisée à désunir et enfermer. La Méditerranée est maltraitée, mise, elle aussi, au travail pour faire le sale boulot : transporter les ressources des terres africaines vers l’Europe ; entraver la liberté de circuler des Africains, jauger leur utilité, les noyer si besoin ; et assurer la domination des Européens. La Méditerranée est occupée. Comme une terre sous occupation coloniale doit être libérée, elle aussi doit l’être. Et si la Méditerranée devenait un espace autonome, comme les bateaux pirates ? » (2023, 115)

La Méditerranée, devenue malgré elle la clé des politiques migratoires meurtrières des anciennes puissances coloniales européennes, constitue cependant le dernier ancrage des sans-terres que sont les migrants, brûleurs de frontières (harraga) et autres pirates.

Composer des imaginaires alternatifs

Fatima Ouassak a recours à la figure subversive du pirate, en référence au célèbre manga One Piece. Le pirate incarne la liberté de circulation et, par là même, la capacité d’agir, qui manque tant aux enfants des quartiers populaires. Si l’autrice formule volontairement des propositions à hauteur d’enfant, c’est dans une perspective de reconstruction des imaginaires et d’ouverture du champ des possibles.

Dans « Le Roi Kapist », conte poétique par lequel la politologue clôt son ouvrage, elle narre l’histoire de plusieurs générations de travailleurs migrants, exploités par le système colonial-capitaliste incarné par un roi avare et menteur. Alors que la reproduction de ce schéma de domination parait inéluctable, la révolte des enfants-pirates et des dragons conduit à la libération des travailleurs et la prise de la mer. On y lit en filigrane la volonté de transmettre la mémoire collective des migrant.e.s africain.e.s, et l’horizon d’une libération par l’action politique, face au désastre social et climatique.

Au fil de ces deux lectures, la colère laisse place à l’espoir. Analyste fine et radicale, force de propositions, Fatima Ouassak montre ainsi que les projets politiques n’ont de valeurs que dans leur mise en actes, à laquelle elle nous exhorte à participer.



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