Rav Kook
Le grand appel (1907)
Il est commun d'affirmer que le sioniste fut, tout du moins à ses débuts, un mouvement essentiellement séculariste. C'est pourtant passer outre les aspirations théologico-politiques qu'il a figurées, mais également les formulations précoces et proprement religieuses du projet national juif. Parmi celles-ci, l'œuvre du rav Abraham Isaac Kook (1865-1935) doit être distinguée. Né en Lettonie d'une lignée opposée au hassidisme (un mouvement piétiste fondé au XVIIIème siècle) premier grand-rabbin ashkénaze en Palestine mandataire, sa pensée eut une influence considérable sur le sionisme religieux, dont la force politique contemporaine ne peut être sous-estimée. Penseur éminemment dialectique, le rav Kook voyait dans le matérialisme du sioniste laïc une étape nécessaire pour la rédemption - religieuse - du peuple juif rassemblé en terre de Palestine. Cette construction théologico-politique est au cœur des déterminations (et contradictions) actuelles de la politique israélienne. Le propre fils du rav Kook, Zvi Yehouda Kook, a ainsi été la principale référence idéologique du Gush Emunim, le mouvement de colonisation religieuse de la Cisjordanie.
Ce texte, intitulé Le grand appel (1907), porte sur la nécessité historique qui doit conduire aux temps lumineux de la prophétie. D'abord paru dans un almanach religieux, il a été republié dans Orot, ouvrage central de l'œuvre du rav Kook.
L’invocation de la nécessité constitue aujourd’hui le poncif le plus galvaudé dans le monde, mais cette voix de la foule est précisément celle qui deviendra la voix du Tout-Puissant, grâce à l’action des sages de cœur et des saints de la pensée. C’est précisément le serpent qui se tranformera en bâton de Dieu, par lequel seront faits des miracles et des prodiges, pour qu’on sache que la Terre appartient à Dieu. La ‘nécessité’ – le caractère inéluctable de la vie et l’amertume de ses souffrances – amènera la lumière divine au monde. La ‘nécessité’ rendra les cœurs capables de s’ouvrir pour être éclairés par la splendeur de la foi, dans toute la beauté de sa grandeur.

Il semble que le monde bascule et s’effondre, qu’il se délabre et se défasse sous les sévices de la grossière impiété, ce monstre flétri, sec et cruel qui pèse sur lui. [Mais] la flamme divine s’élève au-dedans du cœur, au-dedans de tout esprit et de toute âme. Elle soulève d’immenses vagues, plus rugissantes que toutes les vagues de la mer, elle s’élève vers le ciel et plonge profondément dans les compartiments de tout esprit et de toute âme.

Et l’impiété aux abois, servante flétrie issue de l’esclavage le plus vil, ferme sur elle (sur la flamme divine) ses verrous afin qu’elle ne soit pas vue du dehors. Elle est terrifiée par la clarté de cette lumière, elle sait – cette dernière – qu’une seule des étincelles pures jaillies des braises de la flamme divine l’anéantirait complètement. Mais plus elle essaiera de l’étouffer, plus elle s’efforcera de retenir l’âme du Dieu vivant, si grande et si forte qui est présente dans l’âme de tout ce qui vit, et plus cette âme accumulera sa force intérieure ; et au plein de sa capacité elle sortira avec tonnerre et fracas, dans un grondement continu d’explosions, “le jour du grand carnage, quand tomberont les forteresses”.

Voici qu’un jour arrive, et son échéance ne sera pas repoussée – où l’humanité s’insurgera comme une ourse séparée de ses petits, comme un lion avide de sa proie, et elle se vengera de l’impiété honnie pour tout le mal qu’elle lui a fait. Elle voudra brusquement rejeter ses liens, et dans une grande colère et une grande fureur elle lui réclamera vengeance pour la vie heureuse, pour la sérénité et le bien-être des idées pures, pour la vie pure et limpide qu’elle lui a déniée, gâchée, mise à piétiner, sans qu’elle ait le pouvoir, cette calamité, de rendre en échange ne serait-ce qu’un dix-millième.

La folie furieuse par laquelle l’impiété a mis le monde sens dessus dessous, pour jeter le trouble dans les têtes et dans les cœurs, pour faire perdre à l’homme la conscience de lui-même et la connaissance de son Créateur, passera et se taira. Et la pensée limpide et apaisée, qui sait aussi bien comment vivre et comment réfléchir, comment se taire et comment s’enflammer, la puissance divine qui sait former une nation vigoureuse et un peuple éminent de sainteté, la remplaceront dans la vie, et brandiront le bâton du châtiment le plus sévère sur la servante qui eut l’audace de dépouiller sa maîtresse, sur l’esclave qui se leva pour régner, alors que le sceau de la servitude est gravé à jamais au fronteau de son âme.

La liberté est la ‘teroua’ qui vient avec la ‘tekiya' de la nécessité. Elle sortira de sa cage comme un lion féroce, et piétinera furieusement l’impiété, comme on écrase un insecte venimeux, abject et repoussant. Le désir de liberté atteindra son sommet, et l’homme reconnaîtra son droit à vivre selon sa personnalité intérieure, tel qu’il est, selon la pulsion puissante et naturelle de son ‘âme vivante’, cette âme qui ne vit que dans la Divinité.

En l’absence d’une foi profonde et rayonnante, [cette âme] est privée de vie et de lumière, elle erre comme une ombre et se désespère dans de terribles souffrances, altérée d’une soif cruelle. Qui retiendra sa main ? Qui la privera de vivre dans la Divinité ? Qui chassera de son nid cet oiseau du ciel ? Qui le mettra en cage ? Qui l’empêchera de voler dans toute la largeur du ciel, dans l’espace de la clarté et de la fraîcheur de l’air, rempli de lumière et de vie ? D’elle-même; l‘âme, (l’âme de l’homme), reconnaîtra aussitôt son ennemie. D’un regard de mépris et de dégoût, elle contemplera le visage de l’esclave humiliée, qui se dévoilera dans toute son infamie, quand lui sera arraché le masque [que lui a fixé] l’imagination sombre et enflammée, dont elle avait réussi pour un temps à recouvrir sa face stupide et répugnante.

“Les herbes sont prêtes à sortir de terre”, cette prise de conscience de la vérité est en marche, et elle est près d’aboutir. L’Asie, l’Amérique, l’Europe éclairée, et tout le monde évolué dans son ensemble, sont déjà las de supporter le dur fardeau de l'impiété, qui pèse sur l’homme et sur son esprit plus que tous les préceptes de la religion la plus exigeante, et qui ne lui apporte strictement rien. Dans cet état de soif extrême, l’homme se précipitera vers la source de la émouna. De tout son cœur et de toute son âme il boira, et se délectera à la coupe de la profusion de délices de la lumière divine suprême. Mais il a déjà été éprouvé par cette expérience, et il sait bien ce qu’il advint de lui, quand il but à satiété l’eau de la foi contaminée par toute la fange et la boue que ce grand océan avait entrainées au fil des jours dans le tumulte et le bouillonnement de ses eaux. C’est pourquoi il voudra puiser, de tout son cœur et de toute son âme, l’eau du fleuve divin dans toute sa pureté.

L’esprit qui sévit sur toute l’humanité a aussi atteint certains de nos fils. Cependant, nous sommes plus proches [que les nations] du lieu de la lumière, plus proches de la source de vie, plus remplis de la vie de l’âme divine dont nous avons été abondamment nourris depuis notre plus jeune âge, jusqu’aux jours de la maturité et de la vieillesse. En vérité, Israël est préservé de cette malédiction divine, et si nous nous imaginons que le carcan de l’impiété s’est enroulé autour du cou de nos enfants par myriades, qu’il a entravé leurs pieds, et que maintenant ils sont comme des agonisants qui se débattent entre la vie et la mort, qu’ils ne peuvent connaître ni la vie ni le repos, qu’ils ne peuvent connaître le délice de la simple innocence, et qu’ils restent assoiffés d’humecter leur palais desséché, eh bien nos yeux seront bientôt dessillés : ils n’en peuvent plus du carcan de fer de l’impiété, qui en peu de temps s’est transformé en une sorte de religion sectaire et agressive. Voici qu’ils frappent aux portes de la techouva qui leur semblent fermées devant eux, alors qu’une simple poussée suffirait à leur en ouvrir largement les battants : “Ouvrez les portes pour que vienne un peuple juste, fidèle aux principes de la foi”. Par ses anciens et par ses jeunes, “ce camp [sera] grand comme le camp de Dieu”.

Frères bien-aimés, Sages de la Thora, auteurs influents, nous aussi, nous avons agi sottement et nous avons fauté. Nous avons étudié et recherché, nous avons discuté et innové, nous avons écrit et imaginé, mais nous avons oublié Dieu et sa Puissance, nous n’avons pas entendu la voix des prophètes de vérité, la voix des sages les plus distingués de toutes les générations, la voix des justes et des hommes pieux, des sages de la morale, des sages de la connaissance profonde et des secrets [la Kabbale], qui ont crié et proclamé que le courant d’étude de la Thora centré sur les seules lois pratiques finirait par s’assécher et devenir aride, si nous ne l’alimentions pas constamment avec ‘l’eau de la mer’, l’eau de la sagesse et de la Kabbale, l’eau de la connaissance de Dieu, l’eau de la pureté de la foi pure, qui jaillit de l’intérieur de notre âme, depuis sa racine, depuis la source de vie.

Maintenant vient la fin de l’exil, et nous voici appelés par notre résurrection nationale à réclamer justice pour l’injure faite à l’humanité entière, pour l’injure faite à l’âme divine qui nous a été confiée afin de l’élever et de la fortifier, à l’âme du Dieu vivant qui doit se répandre dans le monde entier pour l’éclairer et le ramener à la vie. La diffusion de la lumière de la Thora et de la prophétie, égale pour toute âme et source de vie pour tout vivant, est maintenant exigée de nous avec force, au temps de la fin de l’exil. Et grâce à l’illumination de la résurrection [nationale] nous viendra le moteur essentiel, la ‘nécessité’, qui nous ramènera vers la lumière de la vie, qui libérera la lumière de la foi de ses entraves [et qui la ramènera] vers la sagesse d’Israël des origines, libre de tout joug étranger, vers la sagesse du Dieu vivant, fixée dans notre trésor de vie.
C’est elle [la nécessité] qui nous fera revenir, à une étude régulière, à la sagesse de la foi authentique sous toutes ses formes, dévoilées et cachées, pour qu’elle éclaire notre vie. Et nous lancerons résolument cet appel d’une voix forte, depuis la Terre de vie, depuis le lieu où Dieu est apparu et qu’Il a désiré comme résidence pour l’éternité. “Maison de Yaakov, allez, et nous marcherons dans la lumière de l’Éternel !”.
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