RAja Shehadeh
Le droit international en Palestine
Dia al-Azzawi, Munif n°2
Cet entretien de la Revue internationale de la Croix-Rouge avec l'écrivain et juriste palestinien Raja Shehadeh a paru en 2012, alors que la perspective d'une paix juste paraissait déjà lointaine. Nous le rediffusons parce qu'il nous parait offrir un important éclairage juridique et politique sur la situation israélo-palestinienne et son rapport au droit international, mais également pour toutes les alternatives qui auraient pu être empruntées plutôt que la catastrophe actuelle.
Pour ce numéro consacré à l’occupation, la Revue internationale de la Croix-Rouge a jugé indispensable d’exposer non seulement le point de vue d’universitaires et de militaires, mais aussi celui d’une personne qui a vécu dans un territoire occupé et y a pratiqué le droit. La Revue a choisi de s’entretenir avec Raja Shehadeh, juriste palestinien, écrivain et défenseur des droits de l’homme, qui vit à Ramallah. En 1979, il a cofondé Al-Haq, organisation palestinienne indépendante et non gouvernementale de défense des droits de l’homme, qui a son siège à Ramallah et est affiliée à la Commission internationale de juristes à Genève. Il a travaillé avec Al-Haq en qualité de codirecteur jusqu’en 1991, date à laquelle il a quitté l’organisation pour poursuivre une carrière littéraire. Raja Shehadeh est l’auteur de plusieurs livres sur le droit international, le droit humanitaire et le Moyen-Orient tels que La Cisjordanie et la primauté du droit (1980), Occupier’s Law : Israel and the West Bank [Droit de l’occupant : Israël et la Cisjordanie] (1985 et 1988), et From Occupation to Interim Accords : Israel and the Palestinian Territories [De l’occupation aux Accords intérimaires : Israël et les territoires palestiniens] (1997). Il s’est vu décerner le Prix Orwell en 2008 pour son livre Naguère en Palestine. Plusieurs de ses livres sont disponibles en français, dont Tenir bon, journal d’un Palestinien en Cisjordanie (Seuil, 1983) et Palestine terre promise, journal d’un siège (Payot, 2007). Son dernier livre s’intitule Occupation Diaries [Cahiers de l’occupation]. Cette interview a été réalisée le 13 mars 2012 à Ramallah par Vincent Bernard, rédacteur en chef de la Revue internationale de la Croix-Rouge, Michael Siegrist, assistant de rédaction, et Anton Camen, conseiller juridique du CICR en Israël et dans les territoires occupés. Dans cet entretien, Raja Shehadeh s’exprime sur la pertinence du droit de l’occupation aujourd’hui et livre ses réflexions personnelles sur Israël, l’Autorité palestinienne et le travail d’organisations internationales telles que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR).

Comment résumeriez-vous votre carrière de défenseur des droits de l’homme ?

Lorsque je suis arrivé de Londres en 1976, l’occupation était déjà en place depuis neuf ans. Le fait de travailler dans le cabinet d’avocat de mon père m’a permis d’étudier les modifications que les autorités israéliennes apportaient au droit et je me suis aperçu qu’il y avait un décalage énorme entre ce que l’on disait de l’occupation et de son caractère bienveillant, et la réalité. Il était clair pour moi que les changements apportés n’étaient pas dus au hasard. En même temps, j’ai compris que le système judiciaire était en plein désarroi et que personne ne faisait attention à ces aspects. Mon père et moi étions d’avis que la solution du conflit israélo-palestinien était la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël et je pensais que nous, Palestiniens, devions travailler à la création de cet État, que personne n’allait le faire à notre place, et qu’il y avait fort à faire pour établir le principe important de la primauté du droit afin que, lorsque nous aurions atteint notre objectif d’un État palestinien, il respecte ce principe. Depuis, j’ai acquis la conviction qu’il ne fallait pas seulement faire état des changements apportés au droit et des violations des droits de l’homme, mais essayer de faire quelque chose pour atténuer ces violations et s’employer à faire appliquer le principe de la primauté du droit. La première publication conjointe d’Al-Haq (organisation alors connue sous le nom de Le Droit au Service de l’Homme) et de la Commission internationale de juristes, intitulée La Cisjordanie et la primauté du droit, révélait que les ordonnances militaires n’étaient pas publiées et que cela avait d’énormes répercussions sur le droit local qui régissait divers aspects de la vie des Palestiniens dans les territoires occupés.

À cette époque, les relations qu’entretenait Al-Haq avec les responsables des services juridiques du gouvernement militaire israélien étaient ce qu’on peut qualifier de « polies ». Au lieu d’interdire le livre ou d’en arrêter les auteurs et de fermer Al-Haq, Israël a répondu par la publication d’un livre entier qui réfutait les allégations de violations des droits de l’homme et de violations du droit de l’occupation avancées dans notre ouvrage. Al-Haq a donc eu un bon départ. De plus, c’était un travail entièrement bénévole. Nous étions tous volontaires. La défense des droits de l’homme ne devait pas être une activité lucrative et nous tenions beaucoup à cette idée. Il a aussi été décidé relativement tôt que toutes les personnes engagées dans l’organisation seraient associées à la prise de décision, co-décisionnaires, et donc responsables et comptables de ces décisions. Ce fut un apprentissage pour nous tous et nous voulions que tout le monde sache comment les décisions étaient prises. Nous devions en outre être très prudents parce que rien n’était fait sur les droits de l’homme dans notre région. Il n’y avait pas d’autre organisation. Nous étions soupçonnés de toutes parts et les risques de voir interdire l’organisation étaient considérables. Nous marchions donc sur des œufs. Ensuite, nous avons commencé à nous développer ; nous essayions de tenir informées des changements, et des directions dans lesquelles ils nous menaient, toutes les personnes et institutions intéressées partout dans le monde. Nous analysions ces changements d’un point de vue juridique, les suivions un à un, si insignifiants qu’ils soient, indiquions comment ils s’inséraient dans le plan d’ensemble, rassemblions des informations sur les droits de l’homme individuels, publiions des rapports et ainsi de suite.

Bien entendu, notre travail a alors pris de l’ampleur et, avec la première intifada qui a commencé en 1987, nous avons dû aller très vite et étendre sensiblement nos activités. Je suis resté dans l’organisation jusqu’en 1991. À ce moment-là, beaucoup de nos collaborateurs avaient reçu une formation en matière de droits de l’homme, une vraie formation, sanctionnée, pour nombre d’entre eux, par des diplômes universitaires. L’organisation avait donc à son service une équipe de personnes engagées, qui avaient un solide bagage, et elle commençait à avoir une certaine autorité. Cette année-là, je suis également devenu conseiller de la délégation à Washington pour les négociations entre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et Israël. J’ai vu cela comme un poste politique. En effet, ma position sur le plan politique n’avait pas l’adhésion de tout le monde. J’ai donc pensé que le moment était venu de quitter mon poste de codirecteur de l’organisation. J’ai gardé des liens avec Al-Haq, mais pas à titre officiel.

Après l’entrée en vigueur des Accords d’Oslo, j’ai été très déçu par la tournure des événements. J’avais passé beaucoup de temps à faire connaître les aspects juridiques de l’occupation, mais pas une parcelle de ce travail n’avait la moindre influence sur la direction palestinienne. Pis encore, j’avais le sentiment que tous les atouts juridiques que la Palestine avait en main avaient été dilapidés. En fait, je ne comprenais pas comment l’OLP pouvait baisser les bras au point de signer des documents tels que les Accords d’Oslo de 1993 et l’Accord intérimaire de 1995. Jamais je n’avais été aussi déprimé que pendant cette période. Bien que voyant réduite à néant une grande partie de ce pour quoi j’avais travaillé, j’ai pensé qu’avant de passer à d’autres domaines d’intérêt, je devais me servir de mes compétences de juriste pour écrire une analyse juridique des Accords d’Oslo. C’est ainsi qu’en 1996 j’ai travaillé sur le livre From Occupation to Interim Accords, qui a été publié par Kluwer International en 1997. Je continue à apporter ma contribution à la lutte pour les droits de l’homme, en tant qu’auteur et membre de la Commission indépendante palestinienne pour les droits de l’homme – qui fait office de médiateur ici. Mais j’ai toujours été convaincu que militer pour les droits de l’homme, ce n’était pas seulement siéger au conseil d’administration d’une organisation de défense des droits de l’homme ou écrire un article de temps à autre.

J’ai toujours pensé que militer pour les droits de l’homme, c’était s’engager totalement pour les droits de l’homme, épouser pleinement cette cause et mener la vie d’un militant et pas seulement celle d’un universitaire à l’abri des combats. Pendant mon mandat de codirecteur d’Al-Haq, j’avais toujours mené de front l’écriture littéraire et ma profession de juriste. Je voyais l’écriture comme une manière de servir la cause de la justice et des droits de l’homme. Les rapports sur les droits de l’homme n’atteignant qu’un lectorat limité n’ont que peu d’impact, mais si vous écrivez quelque chose qui touche plus de gens et qui passe par la grande distribution, le retentissement est beaucoup plus grand. L’impact des livres ne s’arrête pas au moment de la lecture. Si vous êtes touché par ce que vous lisez, cela devient partie intégrante de votre vécu ; vous l’assimilez ou le ressentez de manière beaucoup plus forte.

Dans l’un de vos livres, Occupier’s Law de 1988, vous décrivez certaines étapes de l’occupation. Comment décririez-vous l’évolution depuis cette époque ?

Mon idée depuis le début, que j’ai essayé d’exprimer dans mes écrits et mon travail, c’est que l’occupation est de nature coloniale. Son but est en définitive d’encourager les Palestiniens à partir – certainement pas par l’usage de la force – pour laisser la place aux colons israéliens. Dès lors, par mesure de précaution, les Palestiniens devaient faire tout ce qu’ils pouvaient, malgré toutes les difficultés, pour s’accrocher à leur terre. Dans Tenir bon, journal d’un Palestinien en Cisjordanie (publié en 1983), j’appelle cela sumūd, ce qui signifie persévérance, ténacité, tenir bon. Au fil des années, la tactique utilisée par Israël pour appliquer cette politique a changé, de même que la réponse des Palestiniens. Mais l’objectif principal de l’occupation israélienne est resté le même. Pour atteindre cet objectif, Israël doit surmonter un certain nombre d’obstacles. Au début, je m’intéressais aux subterfuges juridiques utilisés pour rendre possibles de larges implantations d’Israéliens dans les territoires palestiniens occupés : je ne comprenais pas comment Israël allait pouvoir encourager sa population à s’installer dans les territoires occupés, transférer là-bas certains de ses ressortissants et cependant faire en sorte qu’ils soient considérés, légalement, comme vivant dans l’État alors qu’en fait ils vivaient hors de ses frontières.

Autrement dit, comment annexer les territoires sans les annexer ? J’étais très curieux de voir comment ils allaient résoudre ce problème, qui est un problème de droit des plus techniques. Pendant les dix premières années environ, ils n’ont pas trouvé de solution mais – et c’est là quelque chose de très intéressant et d’important – en 1967, Theodor Meron, alors conseiller juridique du ministère israélien des affaires étrangères, a été chargé par ce ministère et par le Premier ministre, Levi Eshkol, de rédiger un mémorandum secret sur le point de savoir si les implantations étaient légales, et il a expliqué qu’elles n’étaient pas légales, qu’elles étaient contraires aux Conventions de Genève. Son avis a été écarté et ils ont trouvé quelqu’un d’autre qui a imaginé une curieuse interprétation, ce qu’on appelle la théorie de « l’absence d’ayant droit à la réversion »1 . En bref, cela signifie qu’aucun autre État n’est souverain sur ce territoire puisqu’il n’appartient à personne et qu’en conséquence, il n’est pas occupé ; de ce fait, les Conventions de Genève ne s’appliquent pas puisque Israël ne l’a pas occupé en évinçant une puissance souveraine.

Cette idée d’absence d’ayant droit à la réversion est une absurdité juridique et n’a aucun fondement en droit international, mais Israël s’y est accroché parce qu’elle était commode. Et quelques mois après le début de l’occupation, les implantations israéliennes ont commencé. Cependant, pendant les douze ou treize premières années d’occupation, peu d’Israéliens avaient envie de s’installer dans les territoires palestiniens occupés. Le gouvernement ne savait pas encore comment il allait percevoir l’impôt israélien sur le revenu, faire profiter des avantages et services sociaux israéliens les citoyens qui vivaient hors des frontières de l’État, comment faire pour qu’ils soient considérés comme actifs travaillant en Israël alors que ce n’était pas le cas. Or, il s’agissait là de points de droit très techniques, pointus, importants et fondamentaux qui devaient être réglés. Avant que Menahim Begin ne devienne Premier ministre, les colons étaient peu nombreux. Ils avaient pour avant-garde idéologique le Gush Emunim (Bloc des fidèles). Begin a compris qu’à moins de mobiliser les Israéliens qui n’étaient ni religieux ni mus par une idéologie, le projet des implantations ne décollerait pas. Il a donc commencé à encourager, par des incitations financières, les Israéliens à relativement faibles revenus à déménager dans les territoires palestiniens occupés, où ils pourraient avoir la maison et la qualité de vie dont ils ne pouvaient que rêver en Israël.

Avec des arguments aussi séduisants, le nombre de colons est monté en flèche. L’accord de Camp David avec l’Égypte en 1979 a marqué une autre étape importante. Dans cet accord, Israël a renoncé au Sinaï pour conserver la Cisjordanie et, à partir de là, les implantations ont progressé. Le changement le plus important sur le plan juridique, qui était alors fondamental et l’est toujours, s’est produit en 1981 quand l’ordonnance militaire n° 947 a été rendue. Cette ordonnance a institué l’administration civile qui est encore en place aujourd’hui. C’était une façon de séparer le gouvernement civil des Israéliens juifs de celui des non-Juifs vivant sur le même territoire, d’assujettir chaque groupe à des lois et à des autorités différentes appliquant chacune leurs lois propres, ce qui est une forme d’apartheid. Toute une série d’ordonnances militaires et de lois jordaniennes ont été transférées du gouvernement militaire à l’administrateur civil israélien dont relevaient les non-Juifs vivant dans les territoires occupés. En même temps, à l’aide de divers subterfuges juridiques, les lois israéliennes ont été appliquées aux Juifs israéliens vivant dans ces mêmes territoires. L’administration civile, qui avait à sa tête une personnalité israélienne nommée par l’armée, n’avait guère de civil que le nom. Israël a conçu cette structure pour résoudre le problème des lois israéliennes qu’il voulait applicables à une partie de la population et non à l’autre et pour faire officiellement et « légalement » la distinction entre les deux groupes d’habitants vivant sur le même territoire.

C’est ainsi que l’apartheid a été introduit dans les territoires palestiniens occupés. Al-Haq a immédiatement compris l’importance de ce changement. Juste après la publication de l’ordonnance, nous avons réalisé une étude approfondie intitulée Civil Administration in the Occupied West Bank : Analysis of Israeli Military Government Order No. 947 [L’administration civile dans la Cisjordanie occupée : analyse de l’ordonnance n° 947 du gouvernement militaire israélien]2 . Il est intéressant de relever qu’Israël a de nouveau répondu en exposant sa position dans le Israeli Yearbook on Human Rights (Annuaire israélien sur les droits de l’homme). Faisant fi de l’opposition populaire à l’administration civile, Israël s’est obstiné et a continué à chercher des Palestiniens qui puissent reprendre en main l’administration des aspects civils qu’il avait relevés. Sous Begin et plus tard Shamir, Israël a créé, financé et contrôlé les « ligues villageoises », systèmes de conseils locaux, collaborateurs pour la plupart, gérés par des Palestiniens qui étaient choisis par Israël pour tenir l’administration des villes et des villages locaux. Dans l’esprit des Israéliens, les ligues villageoises finiraient peut-être par se charger de l’administration civile. Théoriquement, le projet ne manquait pas de logique parce qu’il se fondait sur le fait, exact, que la majorité des Palestiniens vivent dans des villages – à la campagne – et non pas dans les agglomérations urbaines considérées acquises à l’OLP. Mais cela n’a pas marché et la recherche a continué. Ce genre de raisonnement s’est malheureusement étendu aux Accords d’Oslo.

Vous avez participé à la négociation des Accords d’Oslo entre l’OLP et Israël en qualité de conseiller de la délégation palestinienne à Washington. Comment décririez-vous le processus et son résultat ?

Le 30 octobre 1991, les négociations se sont ouvertes entre Israël et l’OLP (qui faisait alors partie de la délégation commune jordano-palestinienne). Mais le champ des négociations était limité dès le départ. Les deux parties avaient pour mandat de négocier des arrangements intérimaires d’autonomie pour les Palestiniens. Ainsi, il s’agissait d’abord de quelque chose « d’intérimaire » – ou du moins prétendu tel, alors qu’il n’a jamais été destiné à l’être – puis « d’arrangements d’autonomie » et « pour les Palestiniens ». Sachant ce qui s’était passé auparavant, je voyais exactement où les Israéliens voulaient en venir. En ce qui me concernait, l’important était d’étendre ce mandat aux questions de terre et aux colonies parce que, de toute évidence, dans la mesure où les arrangements n’avaient trait qu’à l’autonomie des Palestiniens, ils laissaient de côté la question des terres et des colonies. D’où mon désir de participer aux négociations et d’essayer de trouver quelque chose qui puisse faire la différence. J’ai suivi les négociations à Washington pendant un an seulement et puis j’ai compris qu’il se passait quelque chose que je ne saisissais pas. Je ne savais pas que des pourparlers se déroulaient en secret pendant que la délégation palestinienne négociait à Washington, et que c’était pour cette raison qu’Arafat donnait à la délégation à Washington des instructions et des directives qui, à mon sens, ne tenaient pas debout. Deux ans plus tard, en 1993, j’ai lu la Déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie [le nom officiel des Accords d’Oslo] dans le journal Guardian alors que j’étais en vacances en Écosse. Dès le début de ma lecture, j’ai été déçu ; en même temps, je pensais qu’on arriverait peut-être à des résultats sur certains points, que certaines interprétations favorables seraient possibles.

Mais plus tard, quand j’ai lu les « Minutes agréées » jointes au document, j’ai compris que toutes les issues possibles avaient été closes. J’ai compris que la politique que le gouvernement israélien avait poursuivie dans ces négociations et dans la rédaction de ce document (parce qu’il était essentiellement l’œuvre de juristes israéliens) rendait impossible la paix entre les deux parties. De retour à Ramallah, j’ai assisté en janvier 1994 à une conférence sur les Accords d’Oslo où j’ai parlé des aspects légaux et cité des passages des « Minutes agréées ». « Mais quelles Minutes agréées ? » m’ont demandé mes interlocuteurs. « Nous n’en avons jamais entendu parler! » Il s’est révélé que les journaux locaux avaient publié la Déclaration de principes sans les Minutes agréées et qu’il y avait donc eu une tentative délibérée pour tromper le peuple, obtenir de lui qu’il soutienne les Accords sans connaître tous les faits. J’avais de la peine à comprendre comment, après tous ces efforts et alors que les colonies étaient au cœur du problème, l’OLP avait pu consentir à quelque chose qui ne pose pas comme condition préalable la cessation des activités de colonisation. Comment se faisait-il que l’OLP ait laissé Israël poursuivre une politique aussi contraire à la paix, à savoir l’implantation de colonies juives dans les territoires palestiniens ? Pis encore, les changements illégaux qu’Israël avait apportés jusque-là au droit à coup d’ordonnances unilatérales du gouvernement militaire sont devenus effectivement bilatéraux lorsque les Palestiniens ont signé les Accords d’Oslo. Tout cela fut une terrible déception.

Au moment des Accords d’Oslo, le nombre des implantations juives était encore raisonnablement modeste. Mais après la signature de l’Accord intérimaire en 1995, par lequel quelque 60 % de la Cisjordanie étaient désignés zone C, on a fait croire à la population israélienne qu’elle pouvait sans danger s’installer en zone C, parce que cette zone allait être annexée à Israël et que ceux qui s’y installeraient n’auraient pas à craindre d’être expulsés au cas où un accord de paix serait finalement conclu avec les Palestiniens. Ainsi, aux yeux de la plupart des Israéliens, si vous vous installez en zone C3 , vous n’êtes pas vraiment un colon, vous n’enfreignez pas le droit international et vous ne compromettez pas non plus la paix future. C’est ainsi que les implantations se sont multipliées depuis les Accords d’Oslo et, comme je crois que les colonies sont l’un des obstacles fondamentaux à la paix, le problème est devenu beaucoup plus compliqué depuis la signature des Accords d’Oslo.

Quels sont les problèmes et défis que pose une occupation qui dure depuis plus de quarante ans ? Quelles en sont les conséquences humanitaires ou juridiques pour la population ?

Eh bien, même si, à de nombreux égards, conformément au droit international, elle reste une occupation et que les territoires ici continuent d’être des territoires occupés, avec le temps, elle s’est tellement éloignée des règles et des paramètres de ce qui est autorisé sous l’occupation qu’elle a acquis certains caractères coloniaux. Aussi, dans un certain sens, la question est la même que dans une situation coloniale : je veux parler de la façon dont évoluent les relations entre la puissance coloniale et le peuple colonisé et des effets d’une situation coloniale qui s’éternise sur le peuple colonisé. Je pense que c’est le cœur du problème. Au début de l’occupation, quand il n’y avait pas autant de colonies et qu’elles n’avaient pas de conséquences aussi néfastes sur la vie des gens, les relations entre Israéliens et Palestiniens étaient totalement différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Toutes sortes de possibilités étaient ouvertes pour l’avenir ; il y avait des échanges et parfois des avantages, pour les deux parties. Les choses auraient pu évoluer tout autrement. Mais maintenant, on ne peut plus parler de l’occupation sans parler des colonies et du fait que les gens ne voient plus Israël seulement comme un occupant qui contrôle certains aspects de leur vie mais comme un colonisateur qui veut leur terre.

C’est comme une tumeur cancéreuse qui leur ronge le corps et qui les empêche à tous égards de mener une vie normale. Je me souviens que, quand nous parlions à Al-Haq des implantations vers la fin des années 70, on s’étonnait : « Pourquoi faites-vous tant d’histoires à ce sujet ? ». En effet, la plupart des gens ne voyaient pas ces implantations et n’en ressentaient pas les effets sur leur vie. Bien entendu, si vous étiez un cultivateur et que vos terres vous étaient enlevées, c’était autre chose. Mais les effets immédiats sur la plupart des gens n’étaient pas perceptibles. Les colonies étaient implantées le plus souvent loin des centres où vivait la population palestinienne (à l’exception d’Hébron). Il en va tout autrement aujourd’hui. Les colonies ont des répercussions sur tous les aspects de la vie des Palestiniens. En conséquence, on ne peut pas parler des effets de l’occupation israélienne sans avoir à l’esprit la nature de cette occupation, sa nature coloniale en particulier.

Comment voyez-vous la tension entre l’obligation qui incombe à la puissance occupante de maintenir la législation locale en vigueur et la nécessité de l’adapter aux besoins de la population qui évoluent, en particulier dans ce cas d’occupation prolongée ? Quel est à votre avis le rôle de la Haute Cour de justice à cet égard ?

Là encore, il faut distinguer entre l’avant et l’après-Oslo. Avant Oslo, Israël avait les pleins pouvoirs dans tous les domaines. Après Oslo, certains pouvoirs ont été transférés à l’Autorité palestinienne qui venait de voir le jour, pour la plupart ceux qui portaient sur les aspects civils de la vie et, dans les limites prescrites dans l’Accord intérimaire de 1995, les Palestiniens avaient le droit et le pouvoir de modifier les lois, de les adapter à l’évolution des réalités de la vie. C’est un aspect. Alors que dans les domaines et pour les aspects de la vie qui continuent à relever de l’autorité des Israéliens, les changements apportés à la loi l’ont été et le sont toujours par l’administration civile israélienne qui est maintenant, et depuis quelque temps déjà, composée de colons et très influencée par eux. L’administration civile légifère très simplement en rédigeant une nouvelle loi ou un amendement à une loi existante.

Lorsqu’Al-Haq apprenait ces changements unilatéraux et souvent illégaux apportés au droit local, il analysait les textes de loi et les portait à l’attention de tous ceux qui pouvaient s’élever contre eux. Et parfois, cela marchait : avec le soutien d’autres, nous avons pu arrêter la mise à exécution de certaines ordonnances militaires D’autres fois, la décision était prise de contester la nouvelle loi ou la décision devant la Haute Cour d’Israël. Au fil des années, divers groupes ont contesté de nombreux textes ou décisions devant la Haute Cour, avec les encouragements d’Al-Haq et d’autres organisations. Cela a été une grande déception parce que la Haute Cour, qui aurait pu jouer un rôle important en mettant un terme à ces changements illégaux apportés au droit par les Israéliens, n’a fait que trouver des motifs pour les justifier et légaliser ces changements dangereux et illégaux. Elle produisait de longues décisions très érudites, avec une telle profusion de distinctions subtiles que vous en étiez littéralement tout étourdi. Mais le résultat était presque toujours décevant.

Par exemple, le changement le plus important s’est produit lorsque la Haute Cour a commencé à considérer que la « population locale », dont le haut commandement militaire devait protéger les intérêts et satisfaire les besoins, englobait les colons israéliens vivant dans les territoires occupés. C’était complètement subvertir le droit international, dont l’objet est dans une large mesure la protection et le bien-être de la population occupée et non pas des citoyens de l’État occupant. Le Règlement de La Haye de 1907 et la Quatrième Convention de Genève ont été rédigés et adoptés dans le but de préserver la population locale, qui est le terme le plus faible de l’équation. Ils n’ont pas d’autre raison d’être. Pourtant, la Haute Cour israélienne a assimilé la population locale aux colons israéliens dont il faudrait préserver les intérêts. Sa position est donc totalement idéologique ; il y a confusion entre l’idéologie d’Israël, qui voit les territoires palestiniens occupés comme une partie de la terre biblique qui comprend la Judée et la Samarie, et les règles de droit. Le droit international est ainsi privé du rôle qu’il était censé jouer.


Quels sont les besoins des Palestiniens pour ce qui est de la protection des droits de l’homme et quel est le rôle des autorités palestiniennes à cet égard ?

Je suis membre de la Commission indépendante palestinienne des droits de l’homme et, chaque année, la Commission publie un rapport annuel sur la situation des droits civils et politiques. Je pense que, par leur travail, les organisations de défense des droits de l’homme, les ONG et le mouvement de la société civile ont réussi notamment à faire comprendre à la population palestinienne l’importance des droits de l’homme. Je pense qu’il y a eu une évolution dans ce sens. Mais rien n’est jamais fi gé. Vous ne pouvez jamais vous dire que telle chose est acquise pour toujours, que vous pouvez maintenant rentrer chez vous et faire une pause. C’est une lutte constante. Lorsque l’OLP est arrivée ici, elle a adopté la position suivante : « Bon, vous qui travaillez sur les droits de l’homme, vous faites partie de la résistance à l’occupation israélienne ; mais maintenant que nous avons conclu un accord avec Israël, il faut mettre fin à cette résistance. Rentrez chez vous. » C’était littéralement leur position. Alors nous avons expliqué que nous n’en ferions rien parce que les défi s avaient changé de nature et que l’Autorité palestinienne en faisait partie. Ils ont été assez surpris parce que de là où ils venaient, ils n’avaient pas eu l’expérience de ce type de travail.

Mais je pense que maintenant un changement positif s’est produit. Ils s’aperçoivent que la défense des droits de l’homme est une sauvegarde importante et contribue à un développement sain de la société. Alors, chaque année, nous allons voir le Premier ministre et le président de l’Autorité palestinienne pour rendre compte de la situation – il arrive que nous y allions aussi en cours d’année – et nous sommes toujours reçus très poliment et écoutés avec attention. Cela au moins est positif. Je pense que nous avons pu exercer une certaine influence en ce qui concerne les droits civils. Ce qui m’inquiète, c’est autre chose. La police palestinienne commet des violations, mais le système actuel est plus réceptif aux appels que nous lançons contre ces violations. Les forces de sécurité, en revanche, c’est une autre affaire parce qu’on ne sait pas exactement de qui elles relèvent et que leur structure n’est pas claire. Des incertitudes planent aussi sur les lois qu’elles appliquent. Elles semblent opérer comme si elles étaient au-dessus des lois. Je vais vous donner l’exemple des fonctionnaires. Les services de sécurité, les Mukhabarat (les renseignements généraux) insistent pour examiner le dossier de chaque fonctionnaire et, s’ils décident qu’Untel n’est pas politiquement favorable, Untel devra quitter son emploi. On dénombre au moins une centaine de gens qui avaient été acceptés comme enseignants dans des écoles publiques, étaient entrés en fonction, avaient même obtenu une évaluation positive dans certains cas et ont été licenciés simplement parce que les services de sécurité voulaient qu’ils le soient. La Commission des droits de l’homme a fait appel de la décision de renvoi devant la Haute Cour palestinienne et le dossier se tient parfaitement parce que la loi n’autorise pas le licenciement pour de tels motifs.

Et cela a pris – combien de temps cela fait-il maintenant ?

Au moins deux ans. Et la Haute Cour est incapable ou peut-être n’ose pas se prononcer sur le sujet. Chaque fois que nous allons présenter le rapport au pouvoir en place, nous lui disons : « Vous parlez toujours de l’importance d’une justice indépendante et de la primauté du droit, cette affaire en serait une bonne illustration. Vous devez la régler. » Mais rien ne se passe ; elle n’a toujours pas été réglée. Il y a des améliorations. Il est certain que des mesures ont été prises contre la corruption. On essaie d’améliorer la justice. Mais il y a encore du souci à se faire parce qu’une fois qu’un État policier a été mis en place, il est très difficile d’en démonter les rouages. Il y a aussi des attaques dirigées contre des militants des droits de l’homme. La tendance n’est ni totalement négative ni totalement positive, le pendule peut aller dans les deux sens.

Ainsi, il arrive parfois que les autorités policières et les services de sécurité autorisent des visites dans les prisons sous leur surveillance, mais ce n’est pas toujours le cas. Le nombre de personnes qui meurent sous la torture est en baisse mais la pratique elle, n’est pas abandonnée, et on continue bel et bien à mourir sous la torture. La peine capitale n’est pas abolie, malgré tout le travail fait pour mettre fin à cette violation du droit à la vie. Et la société civile, comment peut-elle encourager le respect de la loi ? Je pense qu’elle a là un rôle très important à jouer. Mais il est difficile pour moi de porter un jugement d’ensemble, parce que j’ai le sentiment que ma position pourrait être biaisée – on a toujours tendance à se mettre en avant et à penser à son époque. Ce qui m’attriste, c’est que quand les activités civiles ont commencé, une grande partie du travail était bénévole. Bon nombre de grandes organisations comme le Secours médical palestinien, les Comités palestiniens de secours agricole (PARC) et Al-Haq n’avaient pour personnel que des bénévoles. Et il est certain que lors de la première intifada, il y avait beaucoup de volontaires. Je suis fermement convaincu qu’une société doit avoir le sentiment de pouvoir agir par elle-même et que faire partie d’une société, la considérer comme sienne, implique un travail bénévole à son service dans le but de l’améliorer. Je pense qu’après les Accords d’Oslo, cet esprit a été sérieusement corrompu parce que les fonds internationaux ont commencé à affluer.

Et d’une certaine manière, l’aide internationale nous a desservis, non seulement en finançant l’occupation – ce qui était aussi nous rendre un mauvais service – et en relevant Israël de certaines de ses responsabilités en droit international – mais aussi en attirant, par l’offre d’emplois bien rémunérés, certains de nos meilleurs éléments qui offraient bénévolement leurs services, ce qui, dans un certain sens, revenait à les corrompre. Cela ne veut pas dire que les ONG ne font pas encore aujourd’hui un important et gros travail sur tous les fronts, surtout sur le front culturel.

Le travail de la société civile est si profondément ancré dans notre société qu’il n’a pas été possible de le détruire. Il y a donc du bon et du mauvais, mais je pense que le mouvement des droits de l’homme a réussi à établir quelque chose de durable, qui est passé par tous ces stades et qui a produit des militants de terrain et des professionnels compétents. Ce sont là d’importantes réalisations à mettre à son actif. Mais il faut bien comprendre que l’on a jamais fi ni de se battre pour les droits de l’homme. C’est un combat sans fin. Dans l’un de vos livres, Naguère en Palestine, vous décrivez comment vous vous êtes appuyé sur le droit et en avez fait un outil.

Quel est à votre avis l’intérêt de se servir du droit international, en particulier du droit de l’occupation, de s’y adosser et dans quelle mesure vous est-il encore utile dans votre travail aujourd’hui ?

J’ai foi dans le droit international. Je suis convaincu que si l’on ne veut pas la guerre, il faut trouver un moyen d’éviter le conflit et que le droit international est un instrument important pour ce faire. C’est pourquoi nous devons être extrêmement attentifs à préserver cet instrument, qui marque un progrès majeur pour l’humanité, parce qu’elle n’a pas toujours eu le droit international à invoquer. Il a évolué avec le temps.

Et d’une certaine manière, il est bien triste qu’Israël contribue maintenant à en détruire une grande partie. Nous autres Palestiniens en ressentons vivement et directement les effets, mais c’est en fait toute l’humanité qui est touchée. Initialement, le droit international était d’une grande valeur pour nous parce qu’à Al-Haq les critères auxquels nous nous référions étaient les principes et les normes du droit international. Il a donc été la base d’une grande partie de notre travail. Je continue à croire que le droit international est vital pour l’avenir. À mon avis, toutes ces divisions du Moyen-Orient en petits États non viables qui résultent de la Première Guerre mondiale sont arbitraires, artificielles et incapables de fonctionner. Elles ne tiennent pas compte de la rareté des ressources de la région, de l’eau en particulier. Et si nous sommes empêtrés dans cette situation aujourd’hui, nous finirons par en sortir à l’avenir. C’est pourquoi le droit international reste important. Cependant, je continue à croire que pour parvenir à une forme de fédération entre la Jordanie, la Palestine, Israël et peut-être aussi la Syrie et le Liban (ce qui, à mon avis, finira par arriver), nous devons régler les problèmes un à un.

C’est pourquoi ceux qui disent que la solution est un État regroupant Israël et les territoires palestiniens occupés sont, à mon avis, des rêveurs. Oui, il ne doit y avoir finalement qu’un seul État, ou une seule unité politique, mais on ne peut pas brûler les étapes et la première, incontournable, c’est la fin de l’occupation. Il est impératif de franchir cette première étape importante, qui est de mettre fin à l’occupation et de se conformer aux principes du droit international, pour passer aux suivantes. De l’abandon du droit international ne peut naître que la confusion. Je pense que le droit international est très important comme moyen de maintenir l’ordre et des règles. Nous ne pouvons pas l’abandonner. Naturellement, comme toutes les autres branches du droit, le droit international doit évoluer et continuer à se former, mais d’ici à ce que cela se produise, nous devons nous conformer à ce qu’il contient maintenant. Sinon, ce serait le chaos.

Croyez-vous que le droit de l’occupation, tel qu’il existe aujourd’hui, est encore propre à régir les situations d’occupation partout dans le monde ou faut-il à votre avis le réformer ?

C’est une grande question à laquelle je ne suis sans doute pas qualifié pour répondre parce que tout ce que je puisse dire, c’est que, d’après mon interprétation, le droit de l’occupation a pour objet d’empêcher les agresseurs de tirer profit de leur agression. Pour moi, c’est un principe très important, qui est incontournable. Le droit international essaie de préserver les relations entre les nations et de les maintenir sur une base légale ; il doit donc accepter que des nations se forment et aient une place. Alors, si une nation s’empare du territoire d’une autre, le droit international devrait prévoir des sanctions contre elle. C’est un principe sain. Cependant, pour que le droit international puisse se faire respecter, quelque chose doit changer. L’idée, si j’ai bien compris, c’était que les Conventions de Genève, qui disent tout ce qu’il y a à dire, trouvent dans le CICR un gardien neutre. L’organisation pouvait donc jouer un rôle important. C’est une fonction cruciale qui, à mon sens, n’a pas été remplie.

Qu’attendiez-vous du CICR ?

On ne peut pas sous-estimer l’importance de l’aide que l’organisation apporte aux individus. Je sais ce que représentent les visites du CICR pour quelqu’un qui est isolé. Il ne faut pas déprécier l’aide apportée à petite échelle, pour rétablir les contacts, faire parvenir des choses à telle personne. Et cette aide, le CICR l’a toujours apportée. Israël a toujours cherché à séparer les aspects humanitaires – qui s’appliquent, il l’a toujours dit, aux territoires occupés – des aspects non humanitaires des Conventions. Il a alors défi ni et tracé la ligne qu’il voulait entre les deux. Il voulait aussi préserver certains des aspects humanitaires parce que, sinon, il y aurait eu une explosion. Mais le fait de s’occuper des aspects humanitaires ne remplace pas le travail sur les autres aspects ; c’est là le point crucial. Mais mes attentes étaient peut-être simplement excessives. Quand j’ai commencé, j’avais de grands espoirs. Je pensais que le CICR était une organisation neutre, qu’il s’intéressait aux problèmes et avait la volonté et le pouvoir de jouer un rôle important. C’est peut-être l’inconvénient quand vous partez avec de grands espoirs, vous êtes déçu. Pourtant, j’ai senti une réticence de la part du CICR à s’attaquer aux problèmes de manière efficace, à prendre ouvertement position contre les implantations ou l’administration civile et à user de tout son pouvoir pour contribuer à faire cesser ces violations attentatoires. Parfois, j’ai senti plus de peur chez lui à se prononcer contre Israël que je n’en ai senti en Israël même.

Les nombreuses fois où j’ai rencontré des délégués du CICR et remis en cause l’organisation, on m’a expliqué que vous aviez pour politique de ne pas vous prononcer ouvertement trop souvent. Pourtant, dans le cas de l’Irak, j’ai constaté qu’il y avait beaucoup plus de déclarations publiques exprimant une condamnation et prenant clairement position que dans le cas de la Palestine. Je comprends parfaitement l’importance de se montrer économe dans la fréquence des déclarations publiques. Dès le début, Al-Haq a décidé de ne pas publier de communiqué de presse chaque fois que l’occasion s’en présentait parce que, s’il le faisait, il perdrait de son efficacité. Ainsi, au moment où je suis parti, nous avions probablement publié une quarantaine de communiqués de presse. C’est très, très peu, mais chaque fois que nous nous sommes prononcés, nous nous sommes assurés que le moment était le bon, que le communiqué était rédigé en termes vigoureux, qu’il était juste et ainsi de suite. Je suis donc d’accord avec le CICR sur le fait que la condamnation n’est pas toujours le meilleur moyen de s’opposer aux violations. Néanmoins, je pense que le CICR ne s’est pas prononcé quand il aurait dû le faire. Il n’a pas pris les positions utiles et n’a pas usé de tous les moyens dont il disposait pour attirer l’attention du monde sur ce qui se passait vraiment ici. De plus, c’était un cas d’école, celui d’une occupation où les Conventions de Genève s’appliquaient et qui, dans un sens, permettait d’en tester l’efficacité. Je ne suis pas historien mais je crois que c’est l’une des premières fois que l’on a l’occasion de voir comment fonctionnent les Conventions de Genève dans le cas d’une occupation prolongée.

Le CICR aurait donc dû saisir cette occasion très importante qui lui était donnée de jouer son rôle pour s’assurer qu’elles étaient convenablement appliquées, et mettre en garde l’occupant contre le danger de se laisser emporter par son pouvoir et de transformer les territoires occupés en une colonie, une extension de son propre territoire. Je ne suis pas suffisamment engagé sur le terrain à l’heure actuelle pour en être sûr mais, d’après ce que je sais des organisations internationales, qu’elles travaillent dans le domaine du développement ou celui des droits de l’homme, chacune, globalement, respecte les paramètres israéliens. Je vous en donne un exemple : Israël a annexé de facto quelque 60 % de la Cisjordanie – la partie qui, dans l’Accord intérimaire, a été désignée sous le nom de zone C et qui relève entièrement de la juridiction israélienne. Le CICR et d’autres organisations ne font pas grand-chose pour contester cette pratique israélienne qui est en totale contradiction avec le droit international de l’occupation. La vague actuelle de contestation sociale et politique dans la région a-t-elle, à votre avis, une infl uence sur la situation des Palestiniens ? Je pense qu’elle aura une grande infl uence. La situation politique antérieure a permis à Israël de jouir d’une longue période de fausse paix avec l’Égypte et de continuer à coloniser la Cisjordanie. Avec la Syrie, Israël était aussi en paix de facto. C’est une autre fausse paix qui règne entre Israël et la Jordanie. Et au lieu d’aider Israël et les Israéliens à parvenir à une paix réelle avec leurs voisins, cette situation leur a fait croire que tant que ces tyrans régneraient dans le monde arabe, les peuples seraient réduits au silence et tairaient ce qu’ils pensent vraiment des politiques israéliennes à l’égard de leurs frères arabes, les Palestiniens. Cela va peut-être changer. Peut-être verrons-nous les choses évoluer vers quelque chose de plus positif.

Personnellement, je ne crois pas qu’il faille détruire Israël, parce que ce serait une catastrophe. Je pense que les Israéliens sont là pour de bon. Mais dans quelles conditions ? C’est là la question. Et il ne me semble pas que les Israéliens pensent à ces conditions. Par exemple, quelle est leur relation avec la région ? Comment faire pour établir des relations viables à long terme avec leurs voisins de la région ? Vous leur parlez en arabe et ils répondent : « Nous ne parlons pas arabe. » Et pourquoi pas ? Vous êtes dans une région arabophone ! Ils n’ont pas le désir de s’intégrer dans la région. Ils ne cherchent pas à tisser des liens avec la région. Ils comptent uniquement sur leur puissance militaire, sur le soutien total des États-Unis et sur leur alliance avec eux. S’ils veulent penser à leur bien à long terme, ils doivent se demander ce qu’ils doivent faire pour pouvoir faire partie de la région.

Dans le passé, les populations vivaient ensemble ; croyez-vous qu’une telle coexistence soit à nouveau possible et comment ?

Vous savez, j’ai vu bien des phases dans les relations entre Israéliens et Palestiniens, et j’ai aussi tiré la leçon du processus d’Oslo. La plupart des gens font l’erreur de prendre leur expérience du présent comme point de départ de leur réflexion sur l’avenir. Ainsi, après les Accords d’Oslo, j’étais ouvertement sceptique, mais j’étais le plus souvent seul à l’être. Presque du jour au lendemain, beaucoup de jeunes ont commencé à dire : « Nous voulons qu’on nous donne une chance. Nous voulons vivre en paix. Nous voulons un avenir. Nous voulons oublier le passé. Nous voulons être amis avec les Israéliens ! » Ces jeunes, qui avaient alors un peu plus de vingt ans, étaient trop jeunes pour savoir quoi que ce soit de ce que j’avais vécu. J’ai compris que mes expériences pendant la première intifada et la lutte ne concernaient que moi et ceux de ma génération ! Je ne peux donc pas m’attendre à ce qu’ils sachent ce que je sais. Ainsi va le monde et c’est pourquoi il y a de l’espoir, parce qu’il y a toujours de nouvelles générations et de nouvelles expériences. Et ce n’est pas négatif.

Je n’ai jamais souscrit à l’idée que quelque chose dans le tempérament des Juifs et des Arabes fait qu’ils seront éternellement ennemis, parce que les Juifs et les Arabes ont toujours vécu ensemble sur cette terre et coopéré, et le fait d’avoir les trois religions monothéistes a été un enrichissement pour cette terre. Il n’y a donc rien dans le tempérament des deux peuples qui empêche qu’il en soit de nouveau ainsi. Je vous donnerai un exemple qui date de vendredi dernier. Le vendredi, le plus souvent, nous partons en promenade. Vendredi dernier, au cours de notre promenade, nous sommes tombés sur une colonie. Il est devenu presque impossible désormais de faire une promenade dans ces collines sans tomber sur des colonies ou des routes qui y mènent et qui, taillées dans les collines, détruisent le paysage, ou sur des fi ls de fer barbelés, des murs, etc. Nous sommes donc arrivés à cette colonie, qui était d’un côté du fleuve. De l’autre côté, il y avait un énorme rocher et des colons étaient venus faire de l’escalade. En temps normal, nous aurions pu nous arrêter, bavarder et les inviter à partager une partie de nos provisions. À la campagne, les gens sont d’ordinaire plus amicaux qu’ailleurs. Mais au contraire, en passant à proximité – mais pas trop près parce que nous étions sur un niveau et eux sur un autre, et qu’il y avait des fi ls de fer barbelés entre eux et nous – nous avons remarqué qu’ils avaient appelé une voiture des services de sécurité. Ils avaient peur que nous leur fassions du mal et avaient demandé des renforts venant de la colonie. Finalement, ils sont allés de leur côté et nous du nôtre. Mais quelle tristesse ! Ils pratiquent l’escalade et ils ne peuvent pas le faire sans se retrancher derrière des fortifications, sans avoir besoin que des gardes du corps viennent à la rescousse et écrasent les fleurs sauvages avec leur 4x4.

Il n’y a pas d’humanité commune entre les deux camps. Il n’y a pas d’humanité. C’est déplaisant, c’est cruel et cela ne peut pas fonctionner. C’est un exemple parfait, je crois. Mais cela ne veut pas dire que les deux groupes ne finiront pas par vivre ensemble. Si l’injustice disparaît et que les problèmes sont réglés, ils apprendront à vivre ensemble, parce qu’il y a plus de traits communs entre eux que de différences. Après tout, la plupart des Israéliens viennent de pays arabes et nous sommes tous des Sémites. Où que je me trouve dans le monde, je suis immédiatement attiré vers quelqu’un de religion juive et nous constatons que nous avons beaucoup en commun. Il se peut qu’aujourd’hui nous ayons encore plus d’expériences, de souffrances et d’attitudes en commun. Il y a plus d’éléments communs entre nous mais il faut d’abord lever les obstacles. Les peuples de l’Inde et du Royaume-Uni, par exemple, sont beaucoup plus proches aujourd’hui que lorsque l’Inde était une colonie. Chacun apprécie la culture de l’autre alors qu’à l’époque ce rapprochement était impossible.

Quels petits pas les deux côtés pourraient-ils faire pour se rapprocher de cet avenir que vous venez de décrire ?

Parmi les obstacles à la coopération entre les deux parties, il n’y a pas seulement l’exploitation, économique et matérielle, des ressources, mais aussi le regard porté sur le passé. Plus j’y réfléchis, plus je m’aperçois que tant que les Israéliens n’admettront pas ce qui s’est passé en 1948, lorsque les forces juives ont expulsé plus de 750 000 Palestiniens de leurs foyers en refusant de les laisser revenir – ce que les Palestiniens appellent leur Nakba (catastrophe) – il ne peut pas y avoir de réconciliation entre les deux côtés. Il est donc important de s’attacher à comprendre le passé. De même, il est important que les Palestiniens comprennent l’impact de l’Holocauste sur le peuple juif. Les Israéliens ne le savent peut-être pas, mais nous avons grandi sans avoir jamais entendu parler de l’Holocauste. Je pense que l’impact de l’Holocauste sur les Israéliens doit être compris des Palestiniens. J’ai écrit un petit livre en deux parties qui n’existe qu’en français. La première partie est sur le droit de retour, qui est crucial à mon avis, et j’y évoque aussi ce qui s’est passé en Europe pendant et après la Seconde Guerre mondiale et son impact sur la Palestine. La deuxième partie est une fiction futuriste qui se passe en 2037. Le livre est intitulé 2037 : Le Grand Bouleversement. C’est une vision de la situation telle qu’elle pourrait être en 2037. C’est une date arbitraire mais je pense qu’elle est suffisamment éloignée pour qu’il se soit produit quelque chose entre-temps et que le paysage de la région ait complètement changé. Je crois qu’un jour viendra où la réalité sera différente. Persister dans la voie actuelle demande trop de force militaire, physique et intellectuelle. Tout est forcé actuellement : la façon de travestir l’histoire, les positions, les discours nationaux, l’économie, le mésusage des ressources naturelles. L’ensemble de la région pourrait tirer un parti fabuleux de l’interaction et de la coopération des différentes nations qui y vivent, alors que les budgets militaires absorbent actuellement des fortunes. La région dans son ensemble n’est qu’une toute petite partie du globe. Nous sommes trop petits dans le monde et la source de trop de problèmes... pour rien. À quoi tout cela rime-t-il ?
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