Léo pinsker
AUTO-ÉMANCIPATION
Appel d'un Juif russe à son peuple
Paul Klee, Composition, 1915
Auto-émancipation ! En septembre 1882, Léo Pinsker, médecin à Odessa, fils de Juifs de Galicie “émancipés”, en voie de sécularisation, pousse ce cri d’alarme, après deux ans de vagues de pogromes d’ampleur inédite, qui marquent un tournant dans la libéralisation de l’empire russe. Il y dresse un diagnostic sévère de la condition juive en diaspora, que ce soit dans l’attente impuissante d’une Émancipation en Europe de l’Est ou après l'Émancipation en Europe de l’Ouest, et propose, pour résoudre cette vulnérabilité et cette carence millénaires, une auto-émancipation, le sionisme. En effet, dit Pinsker, la condition juive est une condition de minorité et de dépendance, à la merci de ses hôtes, qui implique « d’humiliantes démarches auprès de protecteurs félons ». Et c’est une condition singulière parmi toutes les minorités nationales puisque les Juifs n’ont pas de centre, pas de nation établie, qui puisse leur être une assurance, une contrepartie. Pinsker y propose, avec une densité et une pertinence remarquable, une analyse de l’antisémitisme comme une « psychose » des nations majoritaires devant un malade, le malaise que suscite un fantôme de nation (Toynbee utilisera plus tard le mot de « fossile », Léon Bloy parlera d’un « objet d'horreur et de crainte mystérieuse »).

Dans une telle situation de dégradation morale, avant même les pogromes de 1881-1882, les Juifs ne pouvaient escompter leur salut politique, se protéger de l’antisémitisme des masses et des discriminations de l’Etat, que sur leur émancipation politique. Or, observe Pinsker, elle implique en Europe de l’Ouest, depuis 1789 en France, progressivement au XIXè siècle en Allemagne, un reniement déshonorant : non seulement les Juifs, pour être émancipés, doivent tout à fait cesser d’être juifs, estime-t-il, mais ils doivent en sus prouver plus que les autres leur patriotisme. Et tout cela est parfaitement chimérique, parce « qu’ils n’ont jamais obtenu nulle part que leurs concitoyens les prissent pour de véritables autochtones. ». Christian Wilhelm von Dohm, l’architecte de l'Émancipation des Juifs en Allemagne, admettait lui-même dans La réforme politique des Juifs qu’elle était « un postulat de la raison, du droit, de l’intérêt général jamais l’expression spontanée d’un sentiment humain », comme le résume Pinsker. En somme, quand bien même l'Émancipation réglerait la vulnérabilité juive, elle supprimerait du même coup les Juifs.

Par ailleurs, l’assassinat d’Alexandre II et les pogromes de 1881-1882 ont abouti à une régression politique pour les Juifs de l’Empire. Les mesures de libéralisation vis-à-vis des Juifs ont même conduit à renforcer l’antisémitisme (c’est précisément au moment où les Juifs sont émancipés et assimilés aux nations qui les accueillent que l’antijudaïsme, qui garde précieusement ses Juifs sous sa coupe, se mue en antisémitisme virulent). Comment escompter alors de bénéfices de l'Émancipation, à tout le moins de la libéralisation de l’Empire russe, si l’on reste à la merci d’un retournement politique. Pour répondre à ces deux vulnérabilités, consubstantielles à la situation de minorité, la dépendance à son hôte et le risque de disparition comme nation, Léo Pinsker propose une auto-émancipation : la reconstitution d’une nation juive et l’autonomie. « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera? Et si n’est aujourd’hui, quand ? » selon le proverbe de Hillel que Pinsker recopie en épigraphe de son pamphlet.

« Nous avons conscience d’être non seulement des Juifs, mais encore, d’être des hommes. » C’est cette conscience d’être juif qui fait nation et peuple, et c’est parce qu’il est humaniste, fils de la haskala, des Lumières juives, qu’il a entamé sa sécularisation que Pinsker ne peut se résoudre à préserver sa judéité par un seul conservatisme religieux, carapace contre l’assimilation. Pour devenir des hommes libres sans cesser d’être des Juifs, comme les Français devinrent des hommes libres sans cesser d’être français avec la Révolution, il faut une terre et une nation. A ce stade, peu importe où, en Palestine ou en Amérique. Si c’est en Terre Sainte, « ce serait tant mieux », mais ce qui importe avant tout, c’est « notre Terre à nous ». Etablir un foyer juif, sans même encore rassembler tous les exilés – l’idée d’Etat semble encore chimérique – offrirait une assurance aux Juifs de l’Est, de la « zone de résidence », parias éternels, et mettrait fin à la carence des Juifs comme minorité partout où ils se trouvent.

Ce texte, d’une puissance incomparable dans la littérature sioniste, parut en allemand en 1882 mais n’eut que peu d’écho, de même que Rome et Jérusalem, le tout premier manifeste sioniste, de Moses Hess, une vingtaine d’années auparavant. C’est ainsi qu’Herzl, le père du sionisme politique, ne l’a eu entre les mains qu’une fois L’État des Juifs déjà sous presse. Peut-être pour le meilleur, confie Herzl dans son journal, puisqu’Auto-émancipation ! est analytique et pessimiste, quand L’Etat des Juifs est programmatique et enthousiaste.


Alexandre Journo


Si je ne suis pas pour moi, qui le sera? Et si n’est aujourd’hui, quand ?

Hillel le Sage


Après la terreur engendrée par de sanglantes atrocités, un moment de calme a suivi, leurrant tant les proies que les prédateurs, permettant à tous de reprendre leur souffle. Pendant ce temps, les réfugiés juifs, avec les fonds collectés pour leur émigration, sont en train d'être rapatriés en Russie ! Mais les Juifs occidentaux ont de nouveau appris à souffrir d'entendre les hurlements du pogrom comme leurs frères autrefois. L'éruption d'une indignation flamboyante face à l'humiliation à laquelle ils ont été soumis s'est transformée en une pluie de cendres, recouvrant progressivement le sol brûlant. Fermez les yeux et cachez votre tête comme une autruche - il ne peut y avoir de paix durable à moins que, dans les intervalles fugaces de détente, vous n'appliquiez un remède plus complet que ces palliatifs auxquels notre malheureux peuple a eu recours pendant 2000 ans.

Ce problème ancien, subsumé sous la question juive, aujourd'hui, comme par le passé, suscite la discussion. Comme la quadrature du cercle, il demeure insoluble, mais malgré cela, il est la question brûlante de notre époque. C'est parce que ce problème n'est pas d'un simple intérêt théorique qu'il se renouvelle et renaît dans la vie quotidienne et presse de plus en plus urgemment en quête de sa solution. Voici le cœur du problème, tel que nous le percevons : les Juifs constituent un élément distinct parmi les nations parmi lesquelles ils vivent et, en tant que tel, ils ne peuvent ni s'assimiler ni être facilement digérés par aucune nation. Ainsi, la solution réside dans le fait de trouver un moyen de réinscrire cet élément singulier - les Juifs - dans la famille des nations, de manière à ce que la source de de la question juive soit définitivement éliminée.

Cela ne signifie pas, bien sûr, que nous devions attendre l'ère de l'harmonie universelle. Aucune civilisation antérieure n'a pu l'atteindre et nous ne pouvons même pas entrevoir, même dans le futur lointain, ce jour du Messie où les barrières nationales n'existeront plus et où toute l'humanité vivra dans la fraternité et l'entente. Avant ce moment-là, les nations doivent restreindre leurs aspirations pour parvenir à un modus vivendi tolérable, dans l'attente de la paix éternelle. Pendant ce temps d'attente, les nations vivent ainsi côte-à-côte dans un état de paix relative, assuré par des traités et le droit international, mais dont l'essence repose sur l'égalité fondamentale des nations entre elles.

Cependant, les choses sont différentes pour le peuple d'Israël. Il n'y a rien d'égalitaire dans les relations des nations avec le peuple d'Israël. La base sur laquelle les traités et le droit international pourraient être appliqués fait défaut, il s'agit du respect mutuel. Ce n'est que lorsque ce fondement sera établi, lorsque l'égalité des Juifs avec les autres nations deviendra un fait, que la question juive pourra être considérée comme résolue.

Une égalité de ce genre existait dans un passé depuis longtemps oublié mais, malheureusement, dans les conditions actuelles, la réalité qui offrira le peuple juif au statut de nation semble si lointaine qu'elle semble illusoire. Les Juifs manquent des attributs essentiels par lesquels une nation est reconnue. Ils souffrent de l'absence de cette vie autochtone qui est inconcevable sans une langue et des coutumes communes et sans cohésion dans l'espace. Le peuple juif n'a pas de patrie à lui, bien qu'il ait de nombreuses terres maternelles ; pas de point central ou de gravité, pas de gouvernement propre, pas de représentation officielle. Ils sont chez eux partout, mais nulle part dans leur foyer. Les nations n'ont jamais eu à faire avec une nation juive mais toujours avec de simples Juifs. Les Juifs ne sont pas une nation car ils manquent d'un caractère national distinctif, inhérent à toutes les autres nations, qui est formé par une résidence commune dans un seul État.

Il était clairement impossible que ce caractère national se développe dans la Diaspora. Dans cet état, les Juifs semblent bien plutôt avoir perdu tout souvenir de leur patrie antérieure. Grâce à leur faculté d'adaptation, ils ont d'autant plus facilement acquis les caractéristiques historiques du peuple parmi lequel le destin les a jetés. Souvent, pour plaire à leurs protecteurs, ils renoncent totalement à leur singularité traditionnelle. Ils ont acquis ou se sont persuadés de certaines tendances cosmopolites qui ne pouvaient pas plus séduire les autres que leur apporter satisfaction à eux-mêmes. En cherchant à se fondre avec d'autres peuples, ils ont dans une certaine mesure délibérément renoncé à leur propre nationalité. Pourtant, nulle part ils n'ont réussi à obtenir de leurs concitoyens une reconnaissance comme nantis d'un statut égal.

Mais le plus grand obstacle sur le chemin des Juifs vers une existence nationale indépendante est qu'ils ne ressentent pas le besoin de cela. Non seulement cela, mais ils vont jusqu'à nier l'authenticité de cette aspiration. Dans le cas d'un homme malade, l'absence de désir de nourriture est un symptôme très grave. Il n'est pas toujours possible de le guérir de cette perte d'appétit inquiétante. Et même si son appétit est restauré, il reste à savoir s'il sera capable de digérer de la nourriture, même s'il le désire.

Les Juifs sont dans la condition malheureuse d'un tel patient. Nous devons discuter ce point très important avec toute la précision possible. Nous devons prouver que les malheurs des Juifs sont dus, avant tout, à leur manque de désir d'indépendance nationale et que ce désir doit être réveillé et entretenu s'ils ne veulent pas être soumis éternellement à une existence honteuse - en un mot, nous devons prouver qu'ils doivent devenir une nation. Dans les circonstances apparemment disjointes, au sein desquelles les Juifs ne sont pas considérés comme une nation indépendante par les autres nations, repose en partie le secret de leur position singulière et de leur misère sans fin. La simple appartenance à ce peuple conduit à une stigmatisation indélébile, une marque répulsive pour les non-Juifs et douloureuse pour les Juifs eux-mêmes.

Pour autant, ce phénomène est profondément enraciné dans la nature humaine. Parmi les nations existantes, les Juifs sont comme une nation depuis longtemps morte. Avec la perte de leur pays, le peuple juif a perdu son indépendance et est tombé dans un déclin qui n'est pas compatible avec la vitalité d'un organisme fonctionnel. Leur État a été écrasé sous les yeux des nations. Cependant, après que le peuple juif a cessé d'exister en tant qu'État réel, en tant qu'entité politique, il ne pouvait pas se soumettre à son annihilation totale - aussi les Juifs ont-ils survécu spirituellement en tant que nation. Le monde a vu en ce peuple la réalité étrange d'un mort marchant parmi les vivants. L'apparition fantomatique d'un cadavre vivant, d'un peuple sans unité ni organisation, sans terre ni autres liens d'unité, plus tout à fait vivant mais marchant parmi les vivants - cette forme spectrale sans précédent dans l'histoire, différente de tout ce qui l'a précédée ou suivie, ne pouvait que frapper étrangement l'imagination des nations. Et si la peur des fantômes est quelque chose d'inné et a une certaine justification dans la vie psychique de l'humanité, pourquoi s'étonner de l'effet produit par cette nation morte mais toujours vivante ?

Une peur du fantôme juif s'est transmise à travers les générations et les siècles. Tout d'abord générateur de préjugés, plus tard, en conjonction avec d'autres forces que nous allons discuter, cela a abouti à la judéophobie. La judéophobie, associée à d'autres symboles, superstitions et idiosyncrasies, a acquis une légitimité parmi tous les peuples de la terre avec lesquels les Juifs ont eu des relations. La judéophobie est une variété de la démonopathie, avec la particularité de ne pas être propre à des races particulières mais commune à l'ensemble de l'humanité, et que ce fantôme n'est pas désincarné comme d'autres fantômes mais est fait de chair et de sang, si bien qu'il doit endurer la douleur infligée par la foule craintive qui s'imagine en danger.

La judéophobie est une aberration psychique. En tant qu'aberration psychique, elle est héréditaire, et en tant que maladie transmise depuis deux mille ans, elle est incurable. C'est cette peur des fantômes, la source réelle de la judéophobie, qui a suscité la haine abstraite, pour ainsi dire platonique, en vertu de laquelle toute la nation juive est tenue pour responsable des méfaits réels ou supposés de ses membres individuels, ce qui la conduit à être diffamée de tant de manières et d'être traitée si honteusement.

Amis et ennemis ont essayé d'expliquer ou de justifier cette haine des Juifs en portant toutes sortes d'accusations contre eux. On dit qu'ils ont crucifié Jésus, qu'ils ont bu le sang des chrétiens, qu'ils ont empoisonné des puits, qu'ils ont pratiqué l'usure, qu'ils ont exploité le paysan, et ainsi de suite. Ces mille et une autres accusations contre tout un peuple se sont avérées infondées. Ces mensonges ont montré leur faiblesse en ce qu'ils devaient être complètement inventés pour apaiser la mauvaise conscience des agresseurs des Juifs, pour justifier la condamnation de toute une nation, pour démontrer la nécessité de brûler le Juif, ou plutôt le fantôme juif, sur le bûcher. Celui qui essaie de prouver trop ne prouve finalement rien du tout. Bien que l'on puisse reprocher aux Juifs avec justice de nombreuses failles, celles-ci ne sont en tout cas pas de si grands vices, pas de si grands crimes, pour justifier la condamnation de l'ensemble du peuple. De manière individuelle, ces accusations sont contredites par le fait que les Juifs s'entendent assez bien avec leurs voisins gentils. C'est la raison pour laquelle les accusations portées sont généralement de nature très générale, inventées de toutes pièces, basées sur un raisonnement a priori, et au mieux vraies dans des cas individuels mais ne pouvant pas être prouvées en ce qui concerne l'ensemble du peuple.

Ainsi, le judaïsme et l'antisémitisme ont pendant des siècles traversé l'histoire comme des compagnons inséparables. Comme le peuple juif, ce véritable Juif errant, l'antisémitisme, lui aussi, semble ne jamais devoir mourir. Il doit être aveugle en effet celui qui affirme que les Juifs ne sont pas le peuple élu, ce peuple choisi pour la haine universelle. Peu importe à quel point les nations sont en désaccord dans leurs relations les unes avec les autres, quelle que soit la diversité de leurs instincts et de leurs visées, elles se donnent la main dans leur haine des Juifs ; sur ce point, tous sont d'accord. L'ampleur et la manière dont cette antipathie se manifeste dépend bien sûr du statut culturel de chaque peuple mais l'antipathie en elle-même existe partout et à tout moment, qu'elle apparaisse sous forme d'actes de violence, de jalousie envieuse ou sous le couvert de la tolérance et de la protection. Être volé en tant que Juif ou être protégé en tant que Juif est tout aussi humiliant, tout aussi destructeur, pour l'estime de soi des Juifs.

Après avoir analysé la judéophobie comme une forme héréditaire de démonopathie, propre à la race humaine, et avoir représenté l'antisémitisme comme découlant d'une aberration propre à l'esprit humain, nous devons tirer la conclusion importante que nous devons renoncer à lutter contre ces impulsions hostiles comme nous le devons contre toute autre prédisposition héritée. Cette perspective est particulièrement importante, car elle doit nous amener au constat que ces polémiques sont inutiles et que nous devrions nous en abstenir, puisque il s'agit-là d'une perte de temps et d'énergie, dans la mesure où même les dieux luttent en vain contre la superstition. Les préjugés ou l'hostilité instinctive ne sont pas affectés par des arguments rationnels, aussi convaincants et clairs soient-ils. Ces puissances sinistres doivent soit être contenues par la force comme toute autre force naturelle aveugle, soit simplement évitées.

Nous trouvons donc dans la psychologie les racines du préjugé contre la nation juive, mais il y a d'autres facteurs tout aussi importants qui rendent impossible à considérer l'assimilation ou l'égalité des Juifs avec les autres nations. Aucun peuple, en général, n'aime les étrangers. Sur le plan anthropologique, cela ne peut être retenu comme un grief à l'encontre d'aucune nation. Partant, le Juif est-il soumis à cette loi générale dans la même mesure que les autres nations ? Pas du tout ! L'aversion rencontrée par l'étranger dans un pays étranger peut être rendue en égale monnaie dans son pays d'origine. Le non-Juif poursuit ouvertement ses propres intérêts dans un pays étranger et sans offenser quiconque. Il est partout considéré comme naturel qu'il se batte pour ces intérêts, seul ou en collaboration avec d'autres. L'étranger n'a pas besoin d'être, ou de paraître être, un patriote dans un pays autre que le sein. Mais en ce qui concerne le Juif, non seulement il n'est pas un autochtone dans son propre pays, mais il n'est pas non plus un étranger. Il est en réalité l'étranger par excellence. Il n'est considéré ni comme ami ni comme ennemi, mais comme un étranger, dont la seule chose connue est qu'il n'a pas de chez-soi.

On se méfie de l'étranger mais on ne fait pas confiance au Juif. L'étranger a droit à l'hospitalité, qu'il peut rendre de la même façon. Le Juif ne peut pas faire un tel retour ; par conséquent, il ne peut pas revendiquer l'hospitalité. Il n'est pas un invité, encore moins un invité bienvenu. Il ressemble davantage à un mendiant, et quel mendiant est le bienvenu ! Il est plutôt un réfugié, et quel réfugié pourrait se voir refuser un refuge ? Les Juifs sont des étrangers qui ne peuvent avoir de représentants, car ils n'ont pas de pays. Parce qu'ils n'en ont pas, parce que leur foyer n'a pas de limites à l'intérieur desquelles ils pourraient être retranchés, leur misère aussi est sans bornes. La loi générale ne s'applique pas aux Juifs en tant que véritables étrangers, mais il y a partout des lois pour les Juifs, et si la loi générale doit s'appliquer à eux, une disposition spéciale et explicite est nécessaire pour la confirmer. Comme les Noirs, comme les femmes, et contrairement à tous les peuples libres, ils doivent être émancipés. Si, contrairement aux Noirs, ils appartiennent à une race avancée, et si, contrairement aux femmes, ils peuvent produire non seulement des femmes distinguées, mais aussi des hommes distingués, voire des hommes de grandeur, alors c'est bien pire pour eux.

Puisque le Juif n'est nulle part chez lui, nulle part considéré comme un autochtone, il reste un étranger partout. Le fait que lui-même et ses ancêtres soient nés dans le pays ne change en rien ce fait. Dans la grande majorité des cas, il est traité comme un beau-fils, comme une Cendrillon ; dans les cas les plus favorables, il est considéré comme un enfant adoptif dont les droits peuvent être remis en question ; jamais il n'est considéré comme un enfant légitime de la patrie. L'Allemand fier de son teutonisme, le Slave, le Celtique, aucun d'entre eux n'admet que le Juif sémitique soit son égal par la naissance ; et même s'il est prêt, en tant qu'homme cultivé, à lui accorder tous les droits civils, il n'oubliera jamais tout à fait que son concitoyen est Juif.

L'émancipation légale des Juifs est l'accomplissement culminant de notre siècle. Mais l'émancipation légale n'est pas une émancipation sociale, et avec la proclamation de celle-ci, les Juifs sont encore loin d'être affranchis de leur position sociale singulière. L'émancipation des Juifs est exigée comme un postulat de logique, de droit et d'intérêt national éclairé, mais elle ne peut jamais être une expression spontanée du sentiment humain. Loin de devoir son origine à un sentiment spontané, elle n'est jamais un fait acquis ; et elle n'a jamais encore pris racine si profondément que des discussions ultérieures à ce sujet deviennent superflues. Quoiqu'il en soit, que l'émancipation ait été entreprise par impulsion spontanée ou par des motifs conscients, elle reste un don précieux, une splendide aumône, jetée volontairement ou involontairement aux pauvres et humbles mendiants que personne ne se soucie d'abriter cependant, parce qu'un mendiant errant gagne désormais peu ou pas du tout la confiance ou la sympathie. Il n'est pas permis au Juif d'oublier que le pain quotidien des droits civils doit lui être donné.

Tant que ce peuple produit, selon sa nature, des nomades vagabonds, tant qu'il ne peut pas rendre compte satisfaisant d'où il vient et où il va, tant que les Juifs eux-mêmes préfèrent ne pas parler dans la société aryenne de leur descendance sémitique et préfèrent ne pas y être rappelés, tant qu'ils sont persécutés, tolérés, protégés ou émancipés, le stigmate attaché à ce peuple, qui le contraint à une indésirable isolation de toutes les nations, ne peut être résorbée par quelque forme que ce soit d'émancipation légale. Cette dépendance dégradante du Juif éternellement étranger à l'égard du non-Juif est renforcée par un autre facteur, qui rend absolument impossible l'amalgame des Juifs avec les habitants légitimes d'un pays. Dans la grande lutte pour l'existence, les peuples civilisés se soumettent volontiers aux lois qui aident à transformer leur lutte en une compétition pacifique, en une noble émulation. À cet égard, une distinction est généralement faite entre le natif et l'étranger, le premier recevant bien entendu toujours la préférence. Maintenant, si cette distinction est établie même contre l'étranger de naissance égale, combien est-elle durement appliquée à l'étranger éternel qu'est le Juif ! Le mendiant qui ose jeter des regards envieux sur un pays qui n'est pas le sien est dans la position du soupirant d'une jeune vierge gardée contre lui par des parents jaloux ! Et s'il prospère malgré tout et parvient à cueillir une fleur ici et là de son sol, malheur à l'homme malchanceux ! Il doit s'attendre au sort des Juifs d'Espagne et de Russie. Les Juifs, en outre, ne souffrent pas seulement lorsqu'ils rencontrent un succès notable. Partout où ils sont regroupés en grand nombre, ils devraient, du fait même de leur multitude, avoir un avantage dans la compétition avec la population non juive. Cependant, dans les provinces occidentales de la Russie, nous voyons les Juifs entassés, menant une existence misérable dans une pauvreté affreuse, tandis que des accusations d'exploitation d'autrui sont continuellement portées à leur encontre.

En résumé, pour les vivants, le Juif est un cadavre, pour l'autochtone un étranger, pour l'habitant un vagabond, pour le propriétaire un mendiant, pour les pauvres un exploiteur et un millionnaire, pour le patriote un homme sans patrie, pour tous un rival détesté.

Cet antagonisme naturel est la source d'innombrables malentendus, accusations et reproches que les deux parties se lancent à raison ou à tort. Au lieu de prendre conscience de leur position et d'adopter une ligne de conduite rationnelle, les Juifs font appel à la justice éternelle et imaginent naïvement que cet appel aura quelque effet. Et tandis que le non-Juif devrait simplement plaider la supériorité de la force, le privilège historique du fort sur le faible, il cherche à justifier son attitude par une masse d'accusations qui, examinées de plus près, s'avèrent sans fondement ou négligeables. Le penseur impartial, qui ne désire pas juger et interpréter les affaires de ce monde selon les principes d'une utopique Arcadie, mais souhaite simplement établir les faits pour en tirer une conclusion de valeur pratique, ne localisera la responsabilité de cet antagonisme auprès aucune des parties en présence. Aux Juifs, cependant, il dira : "Vous êtes fous, car vous restez là déconcertés et attendez de la nature humaine quelque chose qu'elle n'a jamais produit - l'humanité. Vous êtes aussi méprisables, car vous n'avez aucune véritable estime de vous-même et aucun respect national."

Le respect national ! Où pourrions-nous le trouver ?! C'est précisément la grande malchance de notre race que de ne pas être une nation, d'être simplement des Juifs. Nous sommes un troupeau dispersé sur toute la surface de la terre, sans berger pour nous protéger et nous rassembler. Au mieux, nous atteignons le rang de chèvres, qui en Russie sont accouplées à des pur-sang. Et c'est là le sommet de notre ambition !

Il est vrai que ceux qui prétendent sympathiser avec nous ont toujours veillé à ce que nous n'ayons aucun répit pour retrouver notre estime de soi. En tant que Juifs individuels, mais non en tant que nation juive, nous avons mené pendant des siècles la lutte acharnée et inégale pour l'existence. Chaque homme a dédié son génie et son énergie pour un peu d'oxygène et un morceau de pain, humecté de larmes. Nous n'avons pas succombé dans cette lutte désespérée. Nous avons mené la plus glorieuse de toutes les luttes de guérilla avec les peuples de la terre, qui unanimement voulaient nous détruire. Mais la guerre que nous avons menée - et Dieu sait combien de temps nous continuerons à la mener - n'était pas pour une patrie, mais pour le misérable maintien de millions de "colporteurs juifs".

Les nations de la terre n'ont pas pu nous détruire physiquement, mais elles ont réussi à supprimer en nous tout sentiment d'indépendance nationale. Ainsi, nous observons maintenant avec une indifférence fataliste et prudente comme, dans de nombreux pays, il nous est refusé une reconnaissance qui ne serait pas déniée à la légère aux Zoulous. Dans la Diaspora, nous avons maintenu notre vie individuelle et prouvé notre pouvoir de résistance, mais nous avons rompu le lien commun que représente la conscience nationale. Cherchant à maintenir notre existence matérielle, nous avons souvent été contraints d'oublier notre dignité morale. Nous n'avons pas réalisé que des stratagèmes indignes, bien qu'imposés, nous ont plus encore abaissés aux yeux de nos adversaires, que nous étions davantage exposés au mépris humiliant et à une existence hors-la-loi, laquelle est finalement devenue notre héritage funeste. Dans le vaste monde, il n'y avait pas de place pour nous. Nous prions seulement pour un petit endroit où poser notre tête fatiguée pour nous reposer. Et à mesure que nos revendications diminuaient, notre dignité disparaissait.

Nous étions le volant que les peuples se renvoyaient tour à tour. Le jeu cruel était tout aussi amusant que nous soyons pris ou jetés, et était d'autant plus apprécié que notre respect national devenait plus élastique et souple entre les mains des autres peuples. Dans de telles circonstances, comment pourrait-il y avoir la moindre question d'autodétermination nationale, de développement actif de notre force ou de notre génie naturel ? D'ailleurs, nos ennemis n'ont pas manqué de tirer profit de ce trait, quoique hors sujet, pour prouver notre infériorité. On pourrait penser que les hommes de génie parmi eux poussent comme des mûres sur les haies. Les misérables ! Ils se moquent de l'aigle qui autrefois s'élevait au ciel et voyait la Divinité elle-même, parce qu'il ne peut plus voler après que ses ailes ont été brisées ! Même ainsi, nous sommes restés au niveau des grands peuples civilisés. Accordez-nous notre indépendance, permettez-nous de prendre soin de nous-mêmes, donnez-nous juste une petite bande de terre comme celle des Serbes et des Roumains, donnez-nous une chance de mener une existence nationale, puis vous pourrez parler de notre manque de vertus viriles !

Aujourd'hui, nous vivons sous le poids des maux que vous avez fait peser sur nous. Ce qui nous manque n'est pas le génie mais la conscience de soi et la reconnaissance de notre valeur en tant qu'hommes dont vous nous avez privées ! Lorsque nous sommes maltraités, volés, pillés et déshonorés, nous n'osons pas nous défendre et, pire encore, nous le prenons presque une réalité naturelle. Lorsque notre visage est giflé, nous apaisons notre joue brûlante avec de l'eau froide ; et lorsqu'une blessure sanglante nous a été infligée, nous appliquons un bandage. Lorsque nous sommes chassés de la maison que nous avons nous-mêmes construite, nous implorons humblement la miséricorde, et lorsque nous échouons à toucher le cœur de notre oppresseur, nous partons à la recherche d'un autre exil.

Lorsqu'un spectateur inactif sur la route nous crie : "Vous pauvres diables juifs êtes certainement à plaindre", nous sommes profondément touchés ; et lorsqu'on dit d'un Juif qu'il est un honneur pour son peuple, nous sommes assez fous pour en être fiers. Nous sommes tombés si bas que nous jubilons lorsque, comme en Occident, une petite fraction de notre peuple est mise sur un pied d'égalité avec les non-Juifs. Mais celui qui doit être mis sur un pied d'égalité demeure faible. Si notre descendance n'est pas pointée du doigt et que nous sommes traités comme les autres enfants du pays, nous exprimons notre gratitude en devenant effectivement des renégats. Pour le confortable statut qui nous est accordé, pour les avantages que nous pouvons apprécier en paix, nous nous persuadons nous-mêmes et les autres que nous ne sommes plus Juifs, mais des citoyens de sang. Illusion vaine ! Même si vous vous prouvez patriotes mille fois, vous serez toujours systématiquement rappelés à votre ascendance sémitique. Ce memento mori fatal ne vous empêchera cependant pas d'accepter l'hospitalité prolongée, jusqu'à ce qu'un beau matin vous vous retrouviez à franchir la frontière et que la foule vous rappelle que vous n'êtes, après tout, rien d'autre que des vagabonds et des parasites, sans protection de la loi.

Même un traitement humain ne prouve pas que nous sommes les bienvenus. En effet, quelle figure pitoyable nous faisons ! Nous ne sommes pas comptés parmi les nations, nous n'avons pas de voix dans leurs assemblées, même lorsque leurs affaires nous concernent au plus haut point. Notre patrie : le pays des autres ; notre unité : notre dispersion ; notre solidarité : la bataille contre nous ; notre arme : l'humilité ; notre défense : la fuite ; notre individualité : l'adaptabilité ; notre avenir : le jour suivant. Quel rôle misérable pour une nation qui descend des Maccabées !

Vous vous étonnez qu'un peuple qui s'est laissé piétiner pour sauver sa vie chère, et a appris à aimer ces pieds mêmes qui le piétinent, soit tombé dans la déchéance la plus profonde ! Notre tragédie est que nous ne pouvons ni vivre ni mourir. Nous ne pouvons mourir malgré les coups de nos ennemis, et nous ne voulons pas mourir de notre propre main, par l'apostasie ou l'autodestruction. Nous ne pouvons pas non plus vivre ; nos ennemis ont veillé à cela. Nous ne reprendrons pas vie en tant que nation, ne vivrons pas comme les autres peuples, du fait de ces patriotes zélés, qui pensent nécessaire de sacrifier toute revendication à une vie nationale indépendante au profit de la démonstration permanente de leur loyauté en tant que citoyens - ce qui devrait pourtant être une évidence. De tels patriotes fanatiques renient leur ancien caractère national au profit de tout autre nationalité, quelle qu'elle soit, de haut rang ou de bas rang. Mais ils ne trompent personne. Ils ne voient pas combien on est heureux de décliner la compagnie des Juifs.

Ainsi, pendant dix-huit siècles, nous avons vécu dans le déshonneur, sans qu'aucune tentative sérieuse ne soit entreprise pour nous en débarrasser ! Nous connaissons bien le grand martyrologe de notre peuple et nous serions les derniers à attribuer la responsabilité à nos ancêtres. L'impératif de préservation individuelle empêche par nécessité toute pensée nationale, tout mouvement uni. Si les peuples non juifs, grâce à notre dispersion, parvenaient à frapper à travers chacun de nous tout le peuple juif, nous avions la résistance pour survivre en tant que peuple, mais nous étions trop affaiblis pour nous élever et mener une lutte active en notre nom. Sous la pression du monde hostile, nous avons perdu au cours de notre long exil toute confiance en nous-mêmes, tout esprit d'initiative.

De plus, la croyance en la venue du Messie, en l'intervention d'une puissance supérieure comme source de notre résurrection politique, et l'idée religieuse selon laquelle nous devons supporter patiemment une punition divine, nous ont fait abandonner toute pensée de notre libération nationale, de notre unité et de notre indépendance. Par conséquent, nous avons renoncé à l'idée d'une nation et l'avons fait d'autant plus volontiers que nous étions préoccupés par nos besoins immédiats. Ainsi, nous avons sombré de plus en plus bas. Le peuple sans pays a oublié son pays.

N'est-il pas grand temps de ressentir l'humiliation dans tout cela ? Heureusement, les choses sont quelque peu différentes maintenant. Les événements des dernières années en Allemagne éclairée, en Roumanie, en Hongrie, et surtout en Russie, ont produit ce que les persécutions les plus sanglantes du Moyen Âge n'ont pu faire. La conscience nationale qui jusqu'alors avait dormi dans un martyre stérile a éveillé les masses juives russes et roumaines et s'est manifestée dans l'appel irrésistible de la Palestine. Aussi erroné que ce mouvement se soit avéré être par ses résultats, il s'agit néanmoins d'un juste instinct que de vouloir rentrer chez soi. Les épreuves sévères que ces émigrants ont endurées ont maintenant provoqué une réaction bien différente de la soumission fataliste à un châtiment divin. Même les masses non éclairées des Juifs russes n'ont pas complètement échappé à l'influence des principes de la culture moderne. Sans renier le judaïsme et leur foi, ils se sont révoltés contre le mauvais traitement qui ne pouvait leur être impunément infligé que parce que le gouvernement russe considère les Juifs comme des étrangers. Quant aux autres gouvernements européens, pourquoi devraient-ils se préoccuper des citoyens d'un État dont ils n'ont pas le droit d'interférer dans ses affaires intérieures ?

Aujourd'hui, lorsque les nôtres dans une petite partie de la Terre sont autorisés à respirer librement et peuvent ressentir plus profondément les souffrances de leurs frères ; aujourd'hui, lorsque nombre d'autres nationalités soumises et opprimées ont été autorisées à retrouver leur indépendance, nous aussi ne devons pas rester un instant de plus les bras croisés ; nous ne devons pas consentir à jouer éternellement le rôle désespéré du "Juif errant". Il s'agit vraiment là d'un rôle désespéré, conduisant à la désolation.

Lorsqu'un individu se sent méprisé et rejeté par la société, personne ne s'étonne s'il se suicide. Mais où est l'arme mortelle pour donner le coup de grâce aux membres dispersés de la nation juive et qui voudrait en être la main ! La destruction n'est ni possible ni souhaitable. Par conséquent, nous sommes tenus par le devoir de consacrer toute notre force morale restante à nous rétablir en tant que nation vivante, afin que nous puissions enfin assumer un rôle plus adéquat et plus digne au sein de la famille des nations.

Si la base de notre argumentation est solide, si le préjugé des hommes contre nous repose sur des principes anthropologiques et sociaux, innés et indépassables, nous ne devons plus chercher à progresser lentement dans l'humanité. Et nous devons reconnaître que tant que nous manquons d'un foyer propre, comme les autres nations en ont un, nous devons renoncer à jamais à l'espoir noble de devenir l'égal de nos semblables. Nous devons reconnaître qu'avant que la grande idée de fraternité humaine unisse tous les peuples de la terre, des millénaires doivent s'écouler ; et qu'entre-temps, un peuple qui est chez lui partout et nulle part doit être partout considéré comme étranger. Le temps est venu pour une prise de conscience lucide et impartiale de notre véritable situation.

Avec des yeux impartiaux et sans préjugés, nous devons voir dans le miroir des nations la figure tragi-comique de notre peuple qui, avec son visage déformé et ses membres mutilés, contribue à l'histoire universelle sans conduire correctement sa propre histoire. Nous devons nous réconcilier une fois pour toutes avec l'idée que les autres nations, en raison de leur antagonisme naturel et inné, nous rejetteront à jamais. Nous ne devons pas fermer les yeux sur cette force naturelle qui agit comme toute autre force élémentaire ; nous devons en tenir compte. Nous ne devons pas nous plaindre ; au contraire, nous sommes tenus au courage, de nous relever, et de nous assurer que nous ne restons pas éternellement Cendrillon, la victime expiatoire des autres peuples. Nous ne sommes pas plus fondés à laisser notre destin national entre les mains des autres peuples que nous le sommes à les rendre responsables de notre malheur . L'espèce humaine, y compris nous-mêmes, n'a guère atteint la première étape du chemin interminable vers la perfection de la conduite humaine, en admettant que ce but puisse être atteint. Nous devons donc abandonner l'illusion selon laquelle nous accomplissons par notre dispersion une mission providentielle, une mission à laquelle personne ne croit, un poste honorable dont nous, pour parler franchement, démissionnerions volontiers si l'odieuse épithète "Juif" pouvait être effacée de la mémoire des Hommes. Nous devons chercher notre honneur et notre salut, non en nous trompant nous-mêmes, mais dans la restauration de nos liens nationaux. Jusqu'à présent, le monde ne nous a pas considérés comme une entreprise collective respectable, et par conséquent, nous n'avons pas bénéficié d'aucun crédit véritable.

Si d'autres mouvements nationaux qui ont émergé sous nos yeux constituaient par eux-mêmes leur justification, peut-on encore douter du fait que les Juifs ont un droit similaire ? Ils jouent un rôle plus grand dans la vie des nations civilisées, et ils ont rendu de plus importants services à l'humanité ; ils ont un passé et une histoire plus longs, une descendance commune, une vigueur indestructible, une foi inébranlable et un martyrologe sans précédent ; les peuples ont péché contre eux plus gravement que contre toute autre nation. N'est-ce pas suffisant pour les rendre capables et dignes de posséder une patrie ? La lutte des Juifs pour l'unité nationale et l'indépendance en tant que nation établie possède non seulement la justification inhérente à la lutte de tout peuple opprimé, mais elle est également de nature à gagner le soutien des personnes qui nous rejettent actuellement. Promise à la grandeur, cette lutte doit devenir un élément irrésistible de la politique internationale contemporaine.

Dès le départ, nous nous attendons à un grand tollé. La plupart des Juifs, devenus timides et sceptiques, déclareront que nos premières activités sont les convulsions inconscientes d'un organisme écrasé et que leur réalisation rencontrera certainement les plus graves difficultés et peut-être ne seront-elles possibles qu'après des efforts surhumains. Mais puisque les Juifs n'ont pas d'autre issue à leur position désespérée, il serait lâche de reculer face à de maigres chances de succès.

"Un cœur faible n'a jamais conquis une belle dame" et, en effet, qu'avons-nous à perdre ? Au pire, nous continuerons à être à l'avenir ce que nous avons été dans le passé, ce que nous sommes trop lâches pour décider de ne plus être : éternellement méprisés en tant que Juifs. Nous avons récemment fait l'expérience très amère de la Russie. Nous sommes à la fois trop nombreux et pas assez : trop nombreux dans les provinces du sud-ouest où les Juifs sont autorisés à résider, et pas assez dans toutes les autres provinces où on leur interdit. Si le gouvernement russe, ainsi que le peuple russe, réalisait qu'une répartition équitable de la population juive profiterait à l'ensemble du pays, tant de souffrances auraient pu nous être épargnées. Malheureusement, la Russie ne peut pas et ne veut pas prendre conscience de cela. Ce n'est pas notre faute, ce n'est pas non plus une conséquence du faible niveau culturel du peuple russe. Nous avons trouvé nos plus grands opposants, en fait, dans une grande partie de la presse, dont nous pouvons supposer que les tenants sont instruits ; la situation malheureuse des Juifs russes est due plutôt et simplement à l'effet de ces forces générales, une conséquence de la nature humaine dont nous avons précédemment discuté. Et puisque notre mission n'est pas de réformer l'humanité, nous devons voir ce que nous devons faire pour nous-mêmes dans ces circonstances.

Telle étant la situation, nous resterons à jamais un fardeau pour le reste de la population, des parasites qui ne pourront jamais obtenir leur faveur. Le fait apparent que nous ne pouvons nous mêler avec des nations que de manière limitée constitue un autre obstacle à l'établissement de relations amicales. Aussi, nous devons nous assurer que l'excédent, le résidu non assimilable, soit déplacé et pourvu ailleurs. Ce fardeau est le nôtre seul. Si les Juifs pouvaient être répartis également parmi tous les peuples de la Terre, il n'y aurait peut-être pas de question juive. Mais cela n'est pas possible. Non, il ne fait aucun doute qu'une immigration massive des Juifs dans les pays les plus progressistes serait refusée catégoriquement. Nous disons cela avec le cœur très lourd ; mais nous devons admettre la vérité. Et il est nécessaire de connaître les faits si nous voulons améliorer notre situation. De plus, il serait désastreux que nous refusions de tirer profit de notre expérience, laquelle a une valeur pratique, d'abord à travers la conviction toujours plus importante que nous ne sommes nulle part chez nous et que nous devons enfin chercher un foyer, si ce n'est un pays qui nous est propre.

Une autre conclusion est que le triste résultat de l'émigration russe et roumaine est attribuable uniquement au fait important que nous avons été pris au dépourvu. Nous n'en avions pas prévu les besoins principaux, un refuge et une organisation systématique de l'émigration. Quand des milliers cherchaient de nouveaux foyers, nous avons oublié de prévoir ce que tout villageois n'oublie pas quand il doit déménager – le détail mineur que sont de nouveaux logements adéquats.

Si nous voulons un foyer sûr, abandonner notre vie errante sans fin et atteindre la dignité d'une nation à nos propres yeux et aux yeux du monde, nous ne devons surtout pas rêver de restaurer l'ancienne Judée. Nous ne devons pas nous attacher à l'endroit où notre vie politique a été violemment interrompue et détruite. Le but de nos efforts actuels ne doit pas être la Terre Sainte, mais une terre qui nous appartient. Nous n'avons besoin que d'un vaste territoire pour nos pauvres frères, qui restera notre propriété et d'où aucun pouvoir étranger ne pourra nous expulser. Là, nous emmènerons les possessions les plus sacrées que nous avons sauvées du naufrage de notre ancien pays, c'est-à-dire l'idée de Dieu et la Bible. Ce sont elles seules qui ont fait de notre ancienne patrie la Terre Sainte, et non pas Jérusalem ou le Jourdain. Peut-être que la Terre Sainte redeviendra la nôtre. Si c'est le cas, tant mieux, mais avant tout, nous devons déterminer - et c'est là le point crucial - quel pays est accessible pour nous, tout en étant apte à offrir aux Juifs de tous les pays qui doivent quitter leurs foyers un refuge sûr et incontesté, susceptible d'être productif. Nous ne sous-estimons pas les énormes difficultés externes et internes impliquées par cette démarche, qui sera l'effort de toute une vie pour notre peuple. Mais le plus difficile de tout sera d'atteindre le premier et le plus nécessaire des prérequis : la volonté nationale ; car nous sommes, à notre grand regret, un peuple entêté. Comme l'opposition conservatrice pourrait facilement, comme notre histoire en a tant à dire, étouffer une telle résolution dans l'œuf ! Si c'était le cas, alors malheur à notre avenir tout entier !

Quelle différence entre le passé et le présent ! Dans l'unité et en rangs serrés, nous avons autrefois accompli un départ ordonné d'Égypte pour échapper à un esclavage honteux et conquérir notre terre. Maintenant, nous errons en tant que fugitifs et exilés, avec le pied de la foule russe sur nos gorges, la mort dans nos cœurs, sans Moïse pour nous guider, sans promesse de terre que nous sommes destinés à conquérir par notre propre force. Nous sommes chassés de tous les pays par tous les souverains ; ici, on nous fait sortir avec politesse, de peur que nous n'introduisions quelque calamité ; là, le destin veut que nous trouvions notre subsistance d'une manière ou d'une autre, libres et en paix - pour vendre de vieux vêtements, fabriquer des cigarettes ou devenir d'incompétents fermiers. Ce serait un euphémisme que d'appeler cela de l'émigration. Honteux et impuissants, les réfugiés se tenaient sur les frontières et cherchaient de leurs yeux creux de l'aide. Ils reçurent pour seule réponse quelques barraques et quelques milliers de passeports ! Puis quelques rapatriements supplémentaires, mille autres désillusions amères, et la marée de la sympathie publique reflue. Tout redevient calme, et nos frères bienfaisants de l'Ouest se retirent confortablement pour se reposer. La mer agitée d'hier se calme et se retire dans le vieux marais avec les vieux reptiles menaçants.

Ainsi, depuis des siècles, nous tournons en rond et avec perplexité dans un cercle magique, laissant une funeste fortune régner sur nous. Les souffrances millénaires ont fait de nous un peuple composé de frères bienfaisants mais n'ont produit aucun guérisseur rationnel de nos maux. Nous continuons sur la vieille voie mille fois arpentée, n'espérant que le palliatif de la philanthropie. Nous refusons d'attaquer notre maladie à la racine pour en permettre la complète guérison. Intelligents et riches d'expérience, nous sommes aussi peu clairvoyants et imprudents que des enfants ; nous n'avons pas eu le temps de raisonner et de nous demander si cette course folle, ou plutôt cette fuite folle, prendra fin un jour.

Dans la vie des nations, tout comme dans la vie des individus, il y a pourtant de rares moments vitaux qui, selon qu'ils sont saisis ou non, influent de manière décisive sur leur avenir. Nous vivons actuellement un tel moment. La conscience du peuple est éveillée. Les grandes idées des XVIIIe et XIXe siècles ne nous ont pas laissés indifférents. Nous ne sentons pas seulement Juifs ; nous sentons des êtres humains. En tant qu'êtres humains, nous souhaitons vivre et être une nation comme les autres. Et si nous désirons sérieusement cela, nous devons avant tout nous défaire de l'ancien joug et nous élever dignement à notre pleine hauteur. Nous devons d'abord désirer nous aider nous-mêmes, ce qui n'aura de cesse de provoquer alors l'aide d'autrui.

Mais l'époque dans laquelle nous vivons n'est pas propice à une action décisive seulement en raison de notre expérience intérieure, seulement à la suite de notre prise de conscience récente. Le cours général de notre époque semble destiné à devenir notre allié. En quelques décennies seulement, nous avons vu venir à une nouvelle vie des nations qui, à une époque antérieure, n'auraient pas osé rêver de résurrection. L'aube perce déjà les ténèbres de la politique étatique. Les gouvernements penchent déjà l'oreille – quand cela ne peut être évité – aux cris qui accompagnent le réveil des consciences nationales. Il est vrai que ceux qui ont atteint leur indépendance nationale n'étaient pas des Juifs. Ils vivaient sur leur propre sol et parlaient une seule langue, et en cela, ils avaient certainement l'avantage sur nous.

Que faire si notre position se révèle plus difficile ? Cela est cependant d'autant plus une raison pour nous de déployer tous nos efforts pour mettre fin de manière honorable à notre misère nationale. Nous devons nous engager avec résolution et abnégation, et Dieu nous aidera. Nous avons toujours été prêts au sacrifice et nous n'avons pas manqué de résolution pour tenir fermement, si ce n'est haut, notre bannière. Nous avons navigué sur l'océan tumultueux de l'histoire universelle sans boussole, et une telle boussole doit être inventée. Le havre lointain vers lequel nos âmes se tournent est si loin. Nous ignorons même s'il est à l'Est ou à l'Ouest. Mais pour ceux qui ont erré plus de 2000 ans, le chemin, aussi long soit-il, ne peut sembler trop escarpé.

Comment pourrions-nous trouver ce refuge sans d'abord envoyer une expédition ! Si nous avons pour une fois la chance de savoir ce que nous voulons, et si seulement nous faisons montre de résolution, nous devons avancer avec tout le soin et la prévoyance nécessaires, pas à pas, sans hâte excessive et sans détour. À l'évidence, nous n'avons pas le génie de Moïse – l'histoire n'accorde pas de tels guides en diverses occasions. Mais la reconnaissance claire de notre besoin le plus aigu, la reconnaissance de la nécessité absolue d'un foyer qui nous soit propre, susciterait en notre sein un certain nombre de compagnons énergiques, honorables et distingués, lesquelles assumeraient la direction du mouvement et qui seraient ainsi peut-être aussi capables qu'un guide unique de nous délivrer de la disgrâce et de la persécution.

Mais que devons-nous faire ensuite, comment devons-nous commencer ? Nous croyons qu'un point de départ existe déjà à portée de main dans nos institutions actuelles. Il leur incombe, elles sont appelées et ont le devoir, de poser les fondations de ce phare vers lequel nos yeux se tourneront. Pour être à la hauteur de leur nouvelle tâche, ces institutions doivent bien sûr être complètement transformées. Elles doivent convoquer un congrès national, dont elles formeraient le centre. Si elles refusent cependant cette tâche, et refusent ainsi de dépasser les limites de leur activité actuelle, elles doivent tout du moins déléguer certains de leurs membres au sein d'un conseil national, tout du moins un directoire, qui devra établir cette unité dont nous manquons maintenant et sans laquelle le succès de nos efforts est impensable. Pour représenter nos intérêts nationaux, cette nouvelle institution doit compter en son sein les dirigeants de notre peuple pour prendre énergiquement en main la direction de nos affaires générales et nationales. Nos forces les plus grandes et les plus capables – hommes de finance, de science et d'affaires, hommes d'État et publicistes – doivent unir leurs mains dans une commune concorde pour s'élancer vers une destination commune. Elles viseraient d'abord à créer un foyer sûr et inviolable pour le surplus de Juifs qui vivent en tant que prolétaires dans différents pays et comme un fardeau pour les citoyens natifs.

Nous ne proposons évidemment pas l'émigration unie de l'ensemble du peuple. Le nombre relativement faible de Juifs en Occident, qui constituent un petit pourcentage de la population et qui, pour cette raison peut-être, sont mieux placés et même dans une certaine mesure incorporés, pourraient rester là où ils sont à l'avenir. Les riches pourraient également rester même là où les Juifs ne sont pas tolérés volontairement. Mais comme nous l'avons déjà dit, il existe un certain point de saturation au-delà duquel leur nombre ne peut augmenter, si l'on ne veut pas exposer les Juifs aux dangers de la persécution, comme en Russie, en Roumanie, au Maroc et ailleurs. C'est ce surplus qui, étant un fardeau pour lui-même et pour les autres, fait advenir le destin funeste de l'ensemble du peuple. Il est grand temps de créer un refuge pour ce surplus. Nous devons nous occuper de la fondation d'un tel refuge durable, et non de la collecte insignifiante de dons pour des émigrants ou des réfugiés qui abandonnent avec consternation un foyer inhospitalier pour périr dans l'abîme d'une terre étrangère et inconnue.

La première tâche de cette institution nationale, dont nous ressentons tant le besoin et que nous devons appeler inconditionnellement à la fondation, serait de trouver un territoire adapté à notre dessein, qui soit autant que possible continu dans son étendue et de caractère uniforme. À cet égard, deux pays, situés aux points opposés du globe, qui ont récemment rivalisé pour la première place et ont créé deux courants opposés d'émigration juive, se présentent. Cette division a causé l'échec de tout le mouvement.

Sans plan, but, ou unité, ayant disparu sans laisser de trace, la dernière émigration doit être considérée comme un échec complet, mais elle nous a néanmoins appris ce que nous devrions faire et ne pas faire à l'avenir. Avec un manque intégral de vision, de calcul raisonnable et d'unité prudente, il était impossible de reconnaître dans le chaos des fugitifs errants et affamés un mouvement prometteur vers un objectif clairement défini. Ce n'était pas une émigration, mais une sinistre débâcle. Pour ces réfugiés, les années 1881 et 1882 furent une route couverte de blessés et de morts. Et même les quelques-uns qui eurent la chance d'atteindre leur but, le havre tant attendu, ne le trouvèrent pas meilleur que le chemin dangereux. Partout où ils allaient, les gens cherchaient à se débarrasser d'eux. Les émigrants se sont vite retrouvés confrontés à l'alternative désespérée d'errer sans abri, aide ou conseil dans une terre étrangère, oud de retourner honteusement dans leur pays d'origine tout aussi étranger et dépourvu d'amour. Cette émigration n'a été pour notre peuple qu'une nouvelle date dans sa martyrologie. Mais cette errance sans but dans le labyrinthe de l'exil, que notre peuple a perpétuellement endurée, ne les fait pas avancer d'un pas ; ils s'enfoncent plutôt davantage dans le bourbier de leurs déambulations. Lors de la dernière émigration, aucun signe de progrès vers un meilleur état de choses n'est à observer. Persécution, fuite, dispersion, et un nouvel exil - tout comme dans les bons vieux temps. La lassitude des persécuteurs nous permet maintenant un peu de répit ; serons-nous satisfaits de cela? Ou, plutôt, utiliserons-nous ce répit pour tirer de l'expérience accumulée les leçons appropriées, afin que nous puissions échapper aux nouveaux coups qui ne manqueront pas de venir ?

Il est à espérer que nous ne soyons pas sortis de cette étape où les Juifs du Moyen Âge végétaient misérablement. Les enfants de la civilisation moderne parmi notre peuple estiment leur dignité aussi hautement que le font nos oppresseurs. Mais nous ne pourrons défendre cette dignité avec succès que si nous sommes debout sur nos propres pieds. Dès qu'un refuge sera trouvé pour les pauvres parmi notre peuple, pour les réfugiés que notre destin historique créera toujours en notre sein, nous nous élèverons simultanément dans l'estime des nations. Nous ne devrions ainsi pas être surpris par des événements tragiques comme ceux des dernières années, des événements qui sont susceptibles de se reproduire en Russie et ailleurs.

Si nous savions déjà où diriger nos pas, nous pourrions certainement faire un immense pas en avant en cas de nouvelle émigration forcée. Nous devons entreprendre vigoureusement la réalisation de cette œuvre immense de libération. Nous devons utiliser toutes les ressources que l'intellect et l'expérience humaine ont découvertes, au lieu de laisser la responsabilité notre régénération nationale au hasard aveugle. Le territoire à acquérir doit être fertile, bien situé et suffisamment vaste pour permettre l'établissement de plusieurs millions de personnes. La terre, en tant que propriété nationale, doit être inaliénable. Son choix est bien sûr de la première et de la plus haute importance, et ne doit pas être laissé à une décision improvisée ou à certaines sympathies préconçues des individus, comme cela s'est malheureusement produit dernièrement. Cette terre doit être uniforme et continue dans son étendue, car il est dans la nature même de notre problème que nous devons posséder en contrepoint à notre disposition un seul refuge, puisque plusieurs refuges seraient à nouveau équivalents à notre ancienne dispersion. Par conséquent, la sélection d'une terre nationale permanente, répondant à toutes les exigences, doit être faite avec toutes les précautions et confiée à un seul organisme, à travers un comité d'experts sélectionnés par notre directoire. Seul un tel tribunal suprême sera capable, après une enquête approfondie et exhaustive, de donner un avis et de décider du choix final entre lequel des deux continents et lequel des territoires sur lequel notre choix final devrait se porter. Ce n'est qu'alors, et pas avant, que la direction, avec un groupe associé d'hommes d'affaires, qui seraient les fondateurs d'une société par actions à créer ultérieurement, acquerrait un terrain suffisant pour l'établissement, au fil du temps, de plusieurs millions de Juifs. Ce territoire pourrait être un petit territoire en Amérique du Nord, ou un Pachalik souverain en Turquie asiatique reconnu par la Porte et les autres Puissances comme neutre. Il serait certainement un devoir important du directoire de s'assurer de l'assentiment de la Porte, et probablement des autres cabinets européens, à ce plan. Sous la supervision du directoire, le terrain acheté devrait être divisé en petites parcelles, qui pourraient être affectées selon les conditions locales à des fins agricoles, de construction ou d'industrie. Chaque parcelle ainsi délimitée (pour l'agriculture, la maison et le jardin, la mairie, l'usine, etc.) formerait un lot qui serait transféré à l'acheteur selon ses souhaits.

Après une enquête topographique exhaustive et la publication de cartes détaillées et d'une description complète du territoire, une partie des lots serait vendue aux Juifs moyennant un paiement adéquat à un prix exactement fixé en proportion du prix d'achat initial, peut-être légèrement supérieur. Une partie des recettes de la vente, ainsi que ses bénéfices, appartiendrait à la société par actions, et une autre partie serait affectée à un fonds à administrer par le directoire pour l'entretien des immigrants démunis. Pour la création de ce fonds, le directoire pourrait également ouvrir une souscription nationale. Il est certainement à attendre que nos frères accueilleraient partout avec joie un tel appel à participations, et que les dons les plus généreux seraient faits pour un but si sacré.

Chaque titre de propriété remis à l'acheteur, avec son nom inscrit et signé par le directoire et la société par actions, devrait porter le numéro exact du lot sur la carte générale afin que chaque acheteur connaisse exactement l'emplacement du terrain - champ ou terrain de construction - qu'il achète en tant que propriété individuelle.

Certainement, beaucoup de Juifs, qui sont encore liés à leur ancien foyer par une occupation peu enviable, saisiraient volontiers l'occasion de jeter cette ancre à contre-courant par un tel acte d'émigration et d'éviter ainsi ces expériences tristes si nombreuses dans le passé récent.

La partie du territoire qui serait attribué au directoire pour une distribution gratuite, grâce à la souscription nationale susmentionnée et les bénéfices attendus des ventes, serait donnée aux immigrants démunis mais aptes au travail, recommandés par des comités locaux. Comme les dons à la souscription nationale ne viendraient pas tous immédiatement, mais peut-être sous forme de contributions annuelles, la colonisation se déroulerait également progressivement et selon un ordre fixe.

Si les experts se prononcent en faveur de la Palestine ou de la Syrie, cette décision ne devra pas être basée sur l'hypothèse que le pays pourrait être transformé avec le temps par le travail et l'industrie en un pays productif. Dans ce cas, le prix du terrain augmenterait en proportion. Mais si, cependant, ils préfèrent l'Amérique du Nord, nous devons nous dépêcher. Si l'on considère que, ces trente-huit dernières années, la population des États-Unis d'Amérique est passée de dix-sept millions à cinquante millions, et que l'augmentation de la population pour les quarante prochaines années continuera probablement dans la même mesure, il est évident qu'une action immédiate est nécessaire, si nous ne voulons pas éliminer pour toujours la possibilité d'établir dans le Nouveau Monde un refuge sûr pour nos malheureux frères. Tout le monde ayant la moindre capacité de jugement peut voir au premier coup d'œil que l'achat de terres en Amérique, en raison de l'essor rapide de ce pays, ne serait pas une entreprise risquée mais lucrative.

Que cet acte d'auto-assistance nationale de notre part se révèle rentable ou non importe peu par rapport à la grande importance que pourrait avoir une telle entreprise pour l'avenir de notre peuple vagabond ; car notre avenir restera incertain et précaire tant qu'un changement radical dans notre situation ne sera pas opéré. Ce changement ne peut être amené par l'émancipation civile des Juifs dans tel ou tel État, mais seulement par l'auto-émancipation du peuple juif en tant que nation, par la fondation d'une société coloniale appartenant aux Juifs, qui deviendra un jour notre foyer inaliénable, notre pays.

Il y aura certainement beaucoup d'arguments contraires. On nous reprochera de compter sans notre hôte. Quel pays nous accordera la permission d'établir une nation sur son territoire? À première vue, notre entreprise semblerait de ce point de vue être un château de cartes pour divertir les enfants et les esprits faibles. Nous pensons cependant que seul un enfant insouciant pourrait être diverti à la vue de voyageurs naufragés qui désirent construire un petit bateau pour quitter des rives inhospitalières. Nous allons même jusqu'à dire que nous nous attendons étrangement à ce que ces gens inhospitaliers nous aident dans notre départ. Nos "amis" nous verront partir avec le même plaisir que celui avec lequel nous leur tournons le dos.

Bien sûr, l'établissement d'un refuge juif ne peut se faire sans le soutien des gouvernements. Afin d'obtenir ce dernier et d'assurer l'existence perpétuelle d'un refuge, les architectes de notre régénération nationale doivent procéder avec prudence et persévérance. Ce que nous recherchons, au fond, n'est ni nouveau ni dangereux pour quiconque. Au lieu des nombreux refuges que nous avons toujours l'habitude de chercher, nous aimerions avoir un seul refuge, dont l'existence, cependant, devrait être politiquement assurée.

"Maintenant ou jamais" doit être notre mot d'ordre. Malheur à nos descendants, malheur à la mémoire de nos contemporains juifs, si nous laissons passer ce moment!

Les Juifs ne sont pas une nation vivante, ils sont partout des étrangers, c'est pourquoi ils sont méprisés. L'émancipation civile et politique des Juifs n'est pas suffisante pour les élever dans l'estime des nations. La solution adéquate, la seule solution, réside dans la création d'une nationalité juive, d'un peuple vivant sur son propre sol, l'auto-émancipation des Juifs ; leur retour parmi les nations par l'acquisition d'une patrie juive. Nous ne devons pas nous persuader que seule l'humanité et la lumière peuvent guérir le malaise de notre peuple. Le manque de respect de soi et de confiance en soi, d'initiative politique et d'unité sont les ennemis de notre renaissance nationale.

Afin de ne pas être contraints de vagabonder d'un exil à un autre, nous devons avoir une terre de refuge vaste et productive, un foyer qui nous appartienne. Le moment actuel est le plus favorable pour ce plan. La question juive internationale doit avoir une solution nationale. Certes, notre régénération nationale ne peut se faire que lentement. Mais nous devons faire le premier pas. Nos descendants doivent nous suivre à une vitesse mesurée et non précipitée. La régénération nationale des Juifs doit être initiée par un congrès de notables juifs. Aucun sacrifice ne doit être trop grand pour cette entreprise qui assurera l'avenir de notre peuple partout en danger.
L'exécution financière de l'entreprise ne présente pas de difficultés insurmontables.

Aidez-vous vous-mêmes et Dieu vous aidera!

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