Prévenir la radicalisation. Généalogie d'une injonction

Sarah Aïter

Compte-rendu de l’ouvrage Politiques de lutte contre la radicalisation


La lutte contre la "radicalisation" – islamique – semble être le nouveau combat global mené par de nombreux États ayant mis en place différentes politiques allant de la simple surveillance à l’incarcération de suspects dans des zones de rétention dédiées (France), la torture (Etats-Unis, Égypte) ou l’internement massif de plus d’un million de musulmans nationaux (Chine). Le concept même de radicalisation, omniprésent dans le débat public depuis les différentes vagues d’attentats terroristes ayant touchés de nombreux pays depuis 2001, s’est imposé sur le devant de la scène comme le problème public majeur à résoudre. Cette focalisation sur ladite radicalisation islamique, jamais clairement définie, a hissé l’islam et les musulmans sur le devant de la scène en leur conférant le monopole de l’incarnation de la menace sur le principe d’une « culpabilité par association ». Ainsi, de nombreux travaux universitaires se sont intéressés à chercher à expliquer les motifs et les processus de radicalisation par différents facteurs faisant débat.[1] En revanche, peu de recherches se sont penchées sur les réponses apportées par les États pour y faire face ou leur pertinence ; c’est à cela que s’attèle pertinemment cet ouvrage. Celui-ci démontre que les politiques publiques de lutte contre la radicalisation semblent globalement faire consensus malgré une absence de recul sur leur efficacité. D’abord, parce qu’aucune définition stable et satisfaisante de ce concept n’a été arrêtée, il semble difficile de définir les contours de ce phénomène et, par conséquent, une manière adaptée de lutter contre. D’autre part, parce qu’il s’agit d’un phénomène très marginal dans les faits, l’emphase médiatique lui étant accordée semble avoir contribué à lui donner une dimension plus conséquente qu’elle n’en a dans la réalité, voire même à la générer, au moins en partie. Enfin, cette dernière a permis l’émergence d’un champ entier de professionnels qui ont tout intérêt à la faire exister pour justifier leur activité. En d’autres termes, l’ouvrage démontre que « radicalisation et contre-radicalisation coexistent et se façonnent mutuellement » (p.), la seconde participant grandement à faire exister la première. C’est en ce sens que Didier Bigo et Emmanuel-Pierre Guittet affirment que : « les politiques européennes de contre-terrorisme sont susceptibles non seulement de saper les principes, les institutions et les processus démocratiques qu’elles cherchent à préserver, mais aussi de produire des conséquences inattendues, en déclenchant la violence au lieu de la décourager. » (p. 35)
Si le risque de violence terroriste nécessite sans nul doute une prise en charge sécuritaire adéquate de la part des États, l’exacerbation de la place accordée à la radicalisation islamique au détriment d’autres formes de menace (groupuscules d’extrême-droite, mouvements indépendantistes, groupes contestataires radicaux…) ainsi que la volonté de prévenir toujours plus en amont le passage à l’acte a entrainé des mesures dont l’efficacité aussi bien que les effets sur les libertés, et plus particulièrement sur celles des musulmans, interrogent. En effet, l’ouvrage démontre au travers l’étude de 11 cas différents (la Chine, la France, les Etats-Unis, le Pakistan, le Niger, le Danemark, la Bosnie, la Tchétchénie, la Syrie, le Niger et l’Indonésie) que la lutte contre la radicalisation n’a pas été dénuée d’effets pervers.

Prévenir la radicalisation … toujours plus en amont

Les différentes stratégies de prévention de la radicalisation adoptées par les pays étudiés convergent dans la mise en place de mesures de surveillance et de sanction des musulmans toujours plus en amont, posant des questions « en matière de droits fondamentaux, de discrimination -ethno-raciale- et de cohésion sociale ». (p. 34) En effet, il ne s’agit plus seulement de condamner des individus pour des faits avérés de terrorisme mais d’évaluer le degré de dangerosité de musulmans n’ayant pas opéré de passage à l’acte, sur des critères discutables. Cette surveillance alimente une logique du soupçon menant à des formes d’exclusion, de discipline et de censure dans une optique de gestion préventive et prédictive des risques donnant lieu à des dérives liberticides. Cette prévalence de la sécurité sur les libertés pose problème car elle vient mettre en péril le principe même sur lequel repose l’Etat de droit. Qui plus est, la société toute entière est enjointe à participer à l’entreprise de surveillance de masse via la délation d’individus suspectés essentiellement de délits d’opinions. C’est en ce sens que certains professionnels de domaines distincts de ceux de la sécurité et du renseignement se voient conférer de nouvelles missions de délation, notamment dans le secteur de l’éducation et de la santé. Il en va de même de simples civils, notamment au sein des communautés musulmanes, parmi lesquelles des « partenaires locaux » (p.) surveillent et dénoncent leurs coreligionnaires « douteux ». Les motifs de ces signalements sont pourtant bien souvent de simples pratiques cultuels ordinaires (port de la barbe ou du voile, prières à la mosquée, …). On note ainsi une dimension de plus en plus anticipatoire de la justice dans laquelle la suspicion de dangerosité, ici liée à la religiosité, l’emporte sur la culpabilité réelle.

Faire la guerre … mais à qui ?

La lutte contre le terrorisme a pris différentes formes, l’une, plus agressive a débouché sur de véritables conflits armés comme c’est le cas de la guerre en Irak et en Afghanistan, la fameuse war on terror et/ou a donné lieu à la construction de camps d’internement extra-judiciaires (Chine, Etats-Unis, Egypte). Une autre plus soft (Angleterre, France) s’est concentrée sur la rééducation et la réintégration des prévenus mais toutes deux convergent dans la même direction témoignant d’un passage vers des formes autoritaires de sécuritarisation de la société. Ces politiques sécuritaires visant à protéger les populations d’une menace globale, aussi bien extérieure qu’intérieure, ont renforcé des lignes de clivage entre groupes au sein de la société de même qu’elles ont renforcé la polarisation du monde en blocs civilisationnels. Dans les pays au sein desquels l’islam est une religion minoritaire c’est tout le groupe musulman qui porte le stigmate de la déviance, avec une « vision racialisée de la menace » (p.80), alors que dans les pays à majorité musulmane dont il est question (Arabie saoudite, Egypte, Pakistan, Indonésie, Niger) celui-ci sera le propre d’un groupe labellisé comme déviant. D’ailleurs, cette déviance sera attribuée plus largement à tous ceux qui contestent, d’une manière ou d’une autre, l’ordre établi. Lors des soulèvements qu’a connus le monde arabe depuis 2010, de nombreux Etats –autoritaires- ont usé de ce levier de disqualification comme d’un outil de répression, en excommuniant les contestataires et en les punissant. Ainsi aux Emirats-Arabes-Unis par exemple, l’organisation des frères musulmans est officiellement reconnue comme une organisation terroriste dont l’affiliation peut conduire à l’emprisonnement ou même à la peine de mort. De manière générale, si la « présomption de culpabilité » (p.) qui pèse sur les suspects repose sur des critères non palpables, elle a des retombées matérielles (perte d’emploi), psychologiques (anxiété, isolement social) et judiciaires bel et bien réelles.

(Ré)éduquer au « bon islam » et réformer l’islam

Les pays musulmans ont été les premiers à mettre en place des mesures de lutte contre la radicalisation. C’est le cas de l’Egypte dès les années 1990, puis de l’Arabie Saoudite, des Emirats puis de l’Irak (frise chronologique p.94). D’ailleurs, il est intéressant de noter que la lutte contre la radicalisation s’y joue également sur le plan sémantique. Au Pakistan, où celle-ci est combattue via la promotion d’un soufisme –quasi folklorique-, on parle par exemple de shaitanisation (shaytan signifiant le diable)ou de talibanisation.
En outre, de manière intéressante, ces Etats semblent avoir pris au sérieux la dimension idéologique et religieuse de ces engagements violents davantage que leur dimension politique. C’est en ce sens qu’ils ont mis en place des centres de « rééducation » religieuse promouvant un islam modéré et libéral comme remède principal à l’extrémisme et ne se contentent pas de contraindre les suspects à renoncer à la violence comme mode d’action. Ainsi, ils font de l’idéologie religieuse le nerf de la guerre qu’ils tentent justement de combattre par elle. Il s’agit en d’autres termes d’essayer de faire adhérer les suspects à une autre vision de l’islam moins visible, moins subversive et plus en phase avec la norme dominante. Ceci dit, cette vision a participé à renforcer un lien de cause à effet entre degré de religiosité et engagement violent, qui pourtant ne se vérifie pas. Certains pays ont également misé sur la construction d’un islam modéré et la promotion d’un projet d’assimilation –plus ou moins- radical promouvant une compréhension de l’islam qui réhabilite l’autorité religieuse (officielle) et politique du pays et renforce sa légitimité. Pour autant, il s’agit pour beaucoup d’Etats autoritaires de promouvoir une vision de l’islam aussi bien opposés à la démocratie qu’à l’extrémisme violent ou même à toutes formes modérées de contestation afin de se maintenir en place. Ainsi, l’extrémisme y est redéfini pour englober toutes les formes d’opposition et de contestation du pouvoir permettant de se débarrasser facilement des opposants.
Pour conclure, cet ouvrage permet d’appréhender la dimension globale du phénomène de lutte contre la radicalisation à différentes échelles, de saisir ses usages et l’aspect hégémonique du récit qui en est fait par les Etats qui l'utilisent comme un outil discursif permettant de justifier des politiques sécuritaires liberticides discutables, ciblant plus particulièrement les musulmans.

[1] Elyamin Settoul, Wajdi Limam, Claire de Galembert, Olivier Roy, Farhad Khosrokhavar, Anne Muxelle, Fabien Truong, Fathi Benslama, Xavier Crettiez, Laurent Bonelli, Gilles Kepel,

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