Anonyme
Ô Fils de Qahtan ! (1916)
Extrait de Sylvia Kedourie, Arab Nationalism - An Anthology, Los Angeles, University of California Press, 1962, traduction Conditions
Précédant de quelques années la Grande révolte arabe de 1916, ce texte rare et anonyme fut massivement distribué sous la forme de tract en Égypte et en Syrie. Il marque une étape importante du développement du nationalisme arabe. Suivant l'auteur de ce pamphlet, celui-ci s'énonce d'abord dans les termes d'une idéologie séculière destinée à atténuer les clivages religieux qui parcourent les sociétés de la région. L'adversaire est ainsi moins le Chrétien ou le Juif, lesquels sont appelés à prendre pleinement part au renouveau arabe, que l'Ottoman, honni pour sa tutelle impériale. Ce courant idéologique se révèlera de grande importante dans la lutte anticoloniale et plus tard lors de la fondation des États arabes indépendants. Concomitant du réformisme islamique, les liens complexes qu'il noue avec celui-ci seront décisifs pour les évolutions de ce que l'historien Abdallah Laroui nomme l'idéologie arabe contemporaine.

Dia al-Azzawi, 1986
Ô Descendants d'Adnan ! Êtes-vous endormis ? Et combien de temps resterez-vous endormis ? Comment pouvez-vous rester plongés dans votre sommeil profond alors que les voix des nations autour de vous ont rendu tout le monde sourd ? N'entendez-vous pas le vacarme tout autour de vous ? Ne savez-vous pas que vous vivez à une époque où celui qui dort meurt, et celui qui meurt disparaît pour toujours ?

Quand ouvrirez-vous les yeux et verrez-vous les reflets des baïonnettes dirigées vers vous et les éclairs des épées qui sont brandies au-dessus de vos têtes ? Quand réaliserez-vous la vérité ? Quand saurez-vous que votre pays a été vendu à l'étranger ? Voyez comment vos ressources naturelles vous ont été aliénées et sont passées entre les mains de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne. N'avez-vous aucun droit sur ces ressources ? Vous êtes devenus des esclaves humiliés aux mains du tyran usurpateur ; l'étranger vous dépouille injustement du fruit de votre travail et de vos efforts, vous laissant souffrir les tourments de la faim. Combien de temps faudra-t-il avant que vous compreniez que vous êtes devenus un jouet entre les mains de celui qui n'a d'autre religion que de tuer les Arabes et de s'emparer de force de leurs possessions ? Cepays est le vôtre, et l'on dit que le pouvoir appartient au peuple, mais ceux qui exercent le pouvoir sur vous au nom de la Constitution ne vous considèrent pas comme faisant partie du peuple, car ils vous infligent toutes sortes de souffrances, de tyrannie et de persécutions.

Comment, alors, peuvent-ils vous accorder le moindre droit politique ? À leurs yeux, vous n'êtes qu'un troupeau de moutons dont la laine doit être tondue, dont le lait doit être bu et dont la viande doit être mangée. Votre pays, ils le considèrent comme une plantation dont ils ont hérité de leurs pères, un pays dont les habitants sont leurs humbles esclaves. Où est votre honneur qahtanique ? Où est votre fierté adnanienne ? Les Arméniens, aussi peu nombreux soient-ils comparés à vous, ont obtenu leur autonomie administrative malgré l'opposition de l'État turc, et ils deviendront bientôt indépendants. Leur peuple deviendra alors autonome, libre et avancé, libre et actif dans l'organisation sociale de l'humanité, contrairement à vous, qui resterez toujours asservis aux descendants de Gengis et de Houlagou, qui ont mis fin à votre gouvernement si excellent à Bagdad, la demeure de la paix, et aux descendants de Tamerlan qui a construit une tour composée des têtes de quatre-vingt mille Arabes à Alep.

Jusqu'à quand accepterez-vous cette humiliation, alors que votre honneur est bafoué, que vos femmes sont violées, que vos enfants sont orphelins, que vos habitations sont détruites, afin que la capitale byzantine soit défendue, votre argent dépensé dans les palais de Constantinople, pleins de boissons enivrantes, d'instruments de musique et de toutes sortes de richesses et de luxe, et que vos jeunes hommes soient poussés à combattre vos frères arabes, parfois au Yémen, parfois à Kerek, parfois au Hauran, renforçant ainsi les persécutions des Turcs tandis que vous restez silencieux et acceptez cette tutelle tyrannique ? Pourquoi versez-vous votre sang sur ordre du Turc pour combattre vos frères, alors que vous le refusez pour défendre vos droits et l'honneur de votre race, comme l'ont fait et continuent de le faire les Arméniens ? Avez-vous oublié que : "L'honneur suprême n'est pas à l'abri de l'offense tant que le sang n'est pas versé pour sa défense" ? N'avez-vous pas vu la confirmation de cela chez les Arméniens, que les Turcs respectent comme ils ne vous respectent pas, et à qui ils accordent des droits qu'ils ne vous accorderaient pas ? Votre sang arabe s'est-il figé dans vos veines et s'est-il transformé en eau sale ? Vous êtes devenus, par Dieu, un objet de moquerie parmi les nations, un sujet de raillerie dans le monde, un sujet de dérision parmi les peuples.

Vous êtes devenus proverbiaux parvotre humilité, votre faiblesse et votre acquiescement à de grandes pertes. Comparez comment les Turcs traitent les Arméniens et comment ils cherchent à les flatter, avec le traitement dur qu'ils réservent à vous, les Arabes. Voyez comment le gouvernement turc adopte une attitude d'obéissance envers eux, comment il leur demande humblement d'accepter plus que leur part de représentation parlementaire. Quant à vous, ô comme nous sommes affligés pour vous ! Le gouvernement dirige contre vous ces armées qui ont été vaincues sur le front russe et dans les Balkans, afin de vous tuer, de détruire votre liberté, de détruire votre noble race arabe, et finalement de vous exterminer, comme s'il ne pouvait avoir de pouvoir que sur vous. Considérez l'expédition envoyée en Irak : son but est de tuer vos innocents frères arabes, de détruire leurs maisons prospères, de souiller la pureté de leur honneur et de les dépouiller de leurs biens chers, bref, de revivre ce qu'ils ont fait au Hauran, à Kerek et au Yémen. Quelle est la raison de tout cela ? N'est-ce pas parce que vous êtes tombés dans la passivité et avez accepté le joug des Turcs ? Jusqu'à quand resterez-vous acquiescents face à ces oppressions, en témoignant de l'anéantissement de votre peuple ? Voyez comment ces tyrans corrompus ont placé l'imam Yahya contre les Idrissis pour ruiner le Yémen, comment ils ont placé Ibn al-Rachid contre Ibn Saoud pour détruire les Arabes du Nejd, comment ils sèment la discorde entre le Chérif de La Mecque et ses voisins du Asir et au Nejd, comment ils utilisent les ressources de l'État, ses armes et ses soldats - qui ont été vaincus dans chaque guerre et semblent n'avoir de pouvoir que sur les Arabes - afin de soutenir certains Arabes dans leurs querelles avec d'autres Arabes...

Ô fils de Qahtan ! Ne savez-vous pas que l'homme est destiné à vivre ici-bas une vie bonne, honorable et prospère, une vie remplie de valeurs spirituelles, et qu'il fonde des États qui sauvegardent ces choses, le don le plus précieux de Dieu aux fils d'Adam, auquel ils s'accrochent fermement ? Alors, quelle est la valeur de la vie lorsque l'honneur est terni, les possessions volées et les âmes détruites ? Quelle est la signification d'une vie passée dans l'humiliation et la soumission, sans honneur, sans possessions, sans jouir de la liberté et de l'indépendance ? Y a-t-il un usage ou un honneur à subir tout cela sous la bannière du croissant ? Levez-vous, ô vous, Arabes ! Dégaînez l'épée du fourreau, ô fils de Qahtan ! Ne permettez pas à un tyran oppressif qui vous méprise seulement de rester dans votre pays ; purifiez votre pays de ceux qui vous montrent leur inimitié, à vous, à votre race et à votre langue. Constantinople vous a affligés avec la malédiction de ses plus malveillants coopérateurs dans la tyrannie, tels qu'Arif Bey al-Mardini, qui prétend faussement être l'un de vous, puisque personne parmi vous n'est disposé à devenir un instrument entre les mains de vos ennemis pour vous infliger des souffrances..., et Bakr Sami Bey, qui montait la garde dans la chambre de Jawid Pacha lorsqu'il était gouverneur de Trébizonde, et Jawid Pacha, le chef de l'expédition en Irak, et d'autres descendants de Genghis et Hulagu, qui ont massacré vos ancêtres intègres et purs, détruit leur civilisation florissante, piétiné les livres de leurs bibliothèques avec les sabots de leurs chevaux, ou encore obstrué le cours du Tigre avec le grand nombre de ces livres qu'ils y ont jetés. Les descendants ont détruit ce que les ancêtres avaient laissé debout, empêchant ainsi la civilisation arabe de récupérer ses éléments dispersés et de retrouver sa gloire passée. Ô vous, Arabes ! Mettez en garde les habitants du Yémen, d'Asir, du Nejd et de l'Irak contre les intrigues de vos ennemis. Soyez unis, dans les provinces syriennes et irakiennes, avec les membres de votre race et de votre patrie. Que les Musulmans, les Chrétiens, et les Juifs soient unis pour œuvrer dans l'intérêt de la nation et du pays. Vous habitez tous une même terre, vous parlez une même langue, alors soyez aussi une seule nation et une seule main. Ne vous divisez pas selon les desseins et les intentions des agitateurs qui feignent l'islam, alors que l'islam est vraiment innocent de leurs méfaits... Unissez-vous donc et aidez-vous mutuellement, et ne dites pas, ô vous, musulmans, que celui-ci est chrétien, ou que celui-ci est juif, car vous êtes tous dépendants de Dieu, et la religion est pour Dieu seul. Dieu nous a commandé, dans son précieux Livre arabe et par l'intermédiaire de son Prophète arabe Mohamemd, de suivre la justice et l'égalité, de traiter avec loyauté celui qui ne nous combat pas, même si sa religion est différente, et de combattre celui qui nous tyrannise. Alors, qui a tyrannisé les Arabes ? Les Arabes chrétiens ou d'autres ont-ils envoyé des expéditions armées au Yémen, au Nejd ou en Irak ?

N'est-ce pas la bande de Constantinople qui vous combat et cherche à exterminer certains des Arabes par le moyen de l'épée et du feu, et d'autres par des querelles et des dissensions, suivant le principe de "diviser pour mieux régner" ? Ô vous, Arabes musulmans, vous commettez une grande erreur si vous pensez que ce gouvernement tyrannique et sans loi est islamique. Dieu dit dans Son précieux Livre : les infidèles sont les tyrans. Tout gouvernement tyrannique est un ennemi et un adversaire de l'islam ; d'autant plus si le gouvernement détruit l'islam, le considère comme légitime de verser le sang du peuple du Prophète de l'islam et cherche à éliminer la langue de l'islam au nom du gouvernement islamique et du califat islamique ? Celui qui cherche la preuve n'a qu'à lire le livre Une Nouvelle Nation d'Ubaidullah, l'œuvre des unionistes, un livre qu'ils ont utilisé comme l'un des préliminaires à la destruction de l'islam. Par conséquent, celui qui soutient ces unionistes parce qu'il les considère comme musulmans se trompe clairement, car aucun d'entre eux n'a accompli de bonnes actions pour l'islam. En fait, la plupart d'entre eux n'ont aucune racine dans ce turquisme pour lequel ils combattent le Coran. Ils ne sont que des Turcs en vertu de cette langue contrefaite qu'ils parlent, tirant le meilleur de la sacrée langue arabe et de la douce langue persane. Fanatiques dans leur cause, ils combattent le Coran et la tradition du Prophète arabe. Est-ce là l'islam qu'il leur incombe de respecter ? N'est-il pas notoire qu'ils cherchent à tuer la langue arabe ? N'ont-ils pas écrit des livres pour montrer qu'elle devrait être abandonnée, et que les prières et l'appel à la prière devraient être faits en turc ? Et si l'arabe meurt, comment le Coran et les traditions peuvent-ils survivre ? Et si le Livre et les traditions cessent d'être connus, que reste-t-il de l'islam ? Et vous, Arabes chrétiens et juifs, unissez-vous à vos frères Arabes musulmans et ne suivez pas les pas de ceux qui disent, qu'ils soient de votre communauté ou non, que "les Arabes musulmans sont plongés dans le fanatisme religieux, donc nous préférons les Turcs irréligieux." Ce discours insensé émane d'ignorants qui ne connaissent ni leur propre intérêt ni celui de leurpeuple.

Les Arabes musulmans sont vos frères en patriotisme, et si vous en trouvez parmi eux qui sont saisis d'un fanatisme hideux, il en va de même pour certains parmi vous. Les deux côtés, en effet, l'ont appris des non-Arabes. Nos ancêtres n'étaient pas fanatiques dans ce sens, car Juifs, Chrétiens et Musulmans étudiaient à Bagdad et en Andalousie comme des frères. Qu'ils, des deux côtés, visent la tolérance et l'élimination de ces fanatismes laids. Car vous devez savoir que ceux qui ne parlent pas votre langue vous sont plus nuisibles que les fanatiques ignorants parmi les Arabes, car vous pouvez trouver un terrain d'entente avec les Arabes, vos frères en patriotisme et en race, alors qu'il vous est difficile de vous entendre avec ces créatures méprisables qui sont à la fois vos ennemis et les ennemis des Arabes musulmans. Voyez comment, lorsque vous êtes amicaux avec eux, ils vous maltraitent, vous méprisent et vous privent de vos droits. Unissez-vous à vos compatriotes et à vos proches, et sachez que le fanatisme hideux disparaîtra inévitablement. Un jour viendra où le fanatisme disparaîtra de notre pays, ne laissant aucune trace, et ce jour viendra lorsque nos affaires seront entre nos propres mains, et lorsque nos affaires, notre apprentissage et les verdicts de nos tribunaux seront menés dans notre propre langue. Si nous sommes unis, un tel jour n'est pas loin. Sachez, ô vous, Arabes, qu'une société résistance a été formée, elle tuera tous ceux qui combattent les Arabes et s'opposent à la réforme agraire. La réforme dont nous parlons n'est pas fondée sur le principe de la décentralisation associée à une allégeance aux séides de Constantinople, mais sur le principe d'une indépendance totale et la formation d'un État arabe décentralisé qui ravivera nos anciennes gloires et dirigera le pays sur des lignes autonomes, selon les besoins de chaque province.
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