TOĞUŞLU Erkan (dir.), Everyday life practices of Muslims in Europe, Leuven, Leuven University Press, 2015.
Erkan Toğuşlu est chercheur la KU Leuven en Belgique. Diplômé de l’EHESS, il est spécialisé sur les migrations, les musulmans en Europe et la religion dans l’espace public. C’est précisément l’articulation de ces trois centres d’intérêt qui constituent l’objet de recherche de l’ouvrage qu’il dirige.
Les différent-e-s contributrice/eur-s de l’ouvrage se sont penché-e-s sur des pratiques qui peuvent sembler banales à première vue: habitudes alimentaires, rapport à l’art, aux loisirs, la sexualité et les relations prémaritales des personnes musulmanes interrogées. Le parti pris heuristique a été de refuser toute lecture exégétique et tautologique qui partirait des textes religieux afin de (pré-)dire ce que les personnes de confession musulmanes « devraient » faire - davantage que ce qu’elles font concrètement et quotidiennement. Selon les auteur-e-s, seule une approche grassroots ou « par le bas » est à même de mettre en exergue les « ambiguïtés et dilemmes » que les musulman-e-s rencontrent mais aussi, au-delà des incohérences, « leur capacité d’adaptation, créativité et capacité d’innover » (p. 10), voire de "transformer les normes religieuses" (p.14). C’est l’une des raisons pour lesquelles l’ouvrage n’est pas consacré aux institutions représentatives musulmanes, mais aux « musulmans non organisés » et à leurs manières d’inventer le quotidien. A ce sujet, les auteur-e-s nous alertent sur la « tendance à catégoriser les actions et points de vue des personnes avec un background musulman comme islamique » (p. 14). Pour ces dernier/ère-s, ce n’est pas tant parce que les personnes sont musulmanes que leurs actes quotidiens sont islamiques, mais parce qu’elles intègrent à leurs activités quotidiennes une dimension religieuse, morale et éthique; il s’agit d’actes s’inscrivant dans leur foi et qui, à ce titre, sont étudiés comme tels.
Les contributions portent, de la sorte, sur les modes ordinaires d’être musulman-e à travers des ethnographies détaillées effectuées en France, Allemagne, Espagne, Pays-Bas, Belgique et Angleterre. Les auteur-e-s y ont interrogé des musulman-e-s aux profils hétérogènes, né-e-s en Europe ou à l’étranger, ou dont les parents sont nés à l’étranger (Bengladesh, Turquie, Maroc, Algérie, Tunisie), qui sont hétérosexuel-le-s ou homosexuel-le-s, « culturellement musulmans » ou aux lectures et pratiques orthodoxes. Les populations musulmanes étudiées sont plutôt jeunes et les méthodes d’enquêtes choisies sont qualitatives et ethnographiques.
Les auteur-e-s interrogent, par ce biais, d’une part les processus de subjectivation et d’individuation des pratiques et croyances religieuses chez les musulman-e-s européen-ne-s et, d’autre part, l’inscription territoriale de leurs pratiques : le space-making. Les deux premières parties traitent des pratiques alimentaires, de consommation, les techniques employées pour convenablement se faire la cour et des loisirs des Européen-e-s musulman-e-s. Par l’étude de ces dernières, les contributions sondent les « dilemmes, tactiques, stratégies et considérations » déployés par les « musulmans ordinaires » (p. 11). Les musulman-e-s interrogé-e-s à l’instar d’autres croyant-e-s ne sont pas des consommateurs/rices passif/ves de religiosité, mais « interrogent de manière critique cette normativité, la commentent, l’interprètent selon leur propre grille de lecture et situation personnelle » (p.11) - allant jusqu’à manipuler « plusieurs répertoires culturels » qu’ils utilisent « sélectivement » (p. 221) en fonction de la situation et de l’interaction.
Leur capacité d’adaptation est particulièrement notable en matière de pratiques alimentaires (chap. 2, 3 et 4). Dans le chapitre 2 par exemple, Elsa Mescoli montre combien les habitudes alimentaires peuvent être le fruit de véritables stratégies de distinction, comme le cas des femmes marocaines en couple mixtes et/ou de classes aisées qui ne vont pas dans des boucheries halal afin de se dissocier des autres Marocain-e-s qu’elles estiment peu éduqué-e-s. Ces pratiques d’euphémisation des « obligations » alimentaires sont aussi un moyen de ne pas se rendre trop « visibles », dans un contexte où les musulman-e-s sont minorisé-e-s, voire discriminé-e-s, en Europe. Ces tactiques au sens de De Certeau viseraient à contourner ou a minima, amoindrir, ce qui peut être vu et vécu comme une « discrimination gastronomique » (chap. 3). Dans ce contexte, le partage de nourriture traditionnelle (gâteaux, soupe, couscous, plats en sauce) peut faire partie d’une stratégie de séduction avec d’importants effets de socialisation et contribuer au dialogue interreligieux. Bien que le point concernant les stratégies d’atténuation du stigmate « musulman-e », au sens goffmanien, soit très intéressant, les auteurs du chapitre 2 et 3 semblent néanmoins passer à côté du processus de racialisation à l’œuvre du fait de l’apparence physique des musulmans nord-africains. Ce « complexe épidermo-racial » comme le disait Frantz Fanon (1952) ne permet pas aux musulmans racisé-e-s de devenir « visible(s) ou invisible(s) » (p. 41) simplement en adoptant ou non les habitudes alimentaires du pays dans lequel ils/elles vivent. Les processus de racialisation de la religiosité (penser que toute personne musulmane est nécessairement arabe) ou, de confessionnalisation de la race (penser que toute personne arabe est musulmane) font qu’au-delà des habitudes alimentaires, l’invisibilité est difficilement possible pour ce type de populations « déterminées de l’extérieur » (Fanon, 1952).
Valentina Fedele (chap. 4) a, en revanche, évoqué le processus de racialisation des populations musulmanes, symptôme selon elle d’une islamophobie largement répandue en Europe depuis le 11 septembre 2001. L’auteure a développé, par ailleurs, un élément saillant concernant les conflits intergénérationnels des musulmans d’Europe qui trouveraient leur source dans le processus de déculturation de la norme religieuse. La culture des parents n’étant plus celle des enfants, le fait d’être musulman dans un pays où il y a pluralisme offre l’occasion paradoxale de clamer un islam plus authentique (p.67), car « détraditionnalisé ».