Yinka Shonibare CBE, Creatures of the Mappa Mundi – Alerion and Satyrs, 2018

Musulman. Une assignation ?

Marie-Claire Willems
Avec l'aimable autorisation des Éditions du Détour, nous diffusons quelques bonnes feuilles de l'ouvrage de Marie-Claire Willems, Musulman. Une assignation, paru en 2023.

Que me demande-t-on, au juste ?

Si je pense avant de classer ?

Si je classe avant de penser ?

Comment je classe ce que je pense ?

Comment je pense quand je veux classer ?

Georges Perec[1]




Durant ma recherche, il est fréquent que les individus rencontrés fassent une distinction entre l’origine musulmane et le rapport personnel à la foi. Lors de mon entretien avec Tareq Oubrou[2], imam de la mosquée de Bordeaux, ce dernier explique que l’origine musulmane relève d’« une construction identitaire en France » n’ayant rien à voir avec la religion. Il nuance alors la mobilisation de cette expression, comme le feront beaucoup de fidèles au cours de l’enquête. Si le doyen d’un centre de formation sur l’islam à Saint-Denis, Ahmed Jaballah, semble tenir le même discours, il relativise la différence entre l’origine et la religion musulmanes. Pour lui, les individus vont généralement suivre les appartenances qui leur ont été transmises à la naissance : « On peut être né d’origine musulmane. Après, on n’est pas nécessairement musulman. À mon avis, quelqu’un qui est musulman, s’il suit une ligne normale, il est toujours musulman. Il peut se trouver dans un questionnement qui va l’amener à nier, cela peut arriver ; mais, généralement, les gens sont dans la continuité de leur origine. » Présentée comme une socialisation religieuse durant l’enfance, qui perdure à l’âge adulte, nous allons constater que son sens peut aller bien au-delà : l’origine musulmane a aussi pour fonction d’« altériser » l’individu, de l’affilier à un ailleurs. Mais de quel ailleurs s’agit-il ?

Construction d’une ethnicité musulmane en France

Toute la complexité du sens donné à « l’origine musulmane » réside dans le fait que les personnes ne se décrivent pas à partir d’un territoire national. Elles ne se disent pas d’une origine algérienne ou d’autres ascendances ethnico-nationales. L’origine musulmane ne vient pas nommer une nationalité ; personne ne sera étonné ici d’apprendre que la nationalité musulmane n’existe pas. Néanmoins, l’origine musulmane semble servir à spécifier un Français « particulier », dont il s’agirait de décoder les représentations latentes. Ce constat est par exemple relevé par Mohammed, acteur associatif engagé dans sa ville. Pour lui, dire que l’on est d’« origine musulmane » permet de préciser implicitement que l’on n’est pas d’ « origine française », et cela va au-delà de la signification religieuse. « Les gens refusent de nous appeler des Français et c’est tout. Donc on est toujours d’origine musulmane, fils de l’immigration, beurs ou musulmans, ce que vous voulez, et surtout quand on s’appelle Mohammed et qu’on a une tête d’Arabe. Mais dire qu’on est tout simplement français, non, parce que, de part et d’autre d’ailleurs, un Français ne peut être que, comme dit le général de Gaulle, blanc, chrétien, de culture gallo-romaine et européenne. » Mohammed va alors directement associer l’origine musulmane à l’histoire de la colonisation algérienne lorsque, pour lui, les musulmans n’étaient pas les Français. Il s’interroge sur cette assignation de l’extérieur, tout en questionnant le paradoxe issu du fait qu’il la mobilise pour lui-même. « Je crois que le Français dans son ensemble a du mal à accepter qu’un musulman soit de culture française. Et je pense, que, vous savez, pendant l’Algérie française, il y avait les Européens d’un côté et tout le reste, c’étaient les musulmans. Donc on est un peu, comme le dit l’association des Indigènes de la République[3], un peu là-dedans. C’est-à-dire qu’on nous désigne par tout ce qu’on veut, mais pas Français. Mais, au fond, on la revendique aussi, cette origine musulmane. » Il est intéressant d’observer ici la manière dont cette personne va directement puiser dans l’histoire, les raisons de ses propres assignations à une identité qu’il investit paradoxalement. Mais Mohammed a-t-il d’autres possibilités pour se définir ?

On observe très bien l’impact concret de l’histoire de l’immigration dans les statistiques dénombrant les musulmans, en France. Si la loi du 6 janvier 1978 précise l’interdiction de traiter des données personnelles concernant à la fois « les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses, ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci », il est pourtant possible de trouver le nombre de musulmans en France. Ce calcul s’appuie clairement sur les origines nationales des individus. Par exemple, le sondage Ifop concernant « l’islam en France », datant de 1989, présente la particularité de comptabiliser les « personnes d’origine musulmane » au prisme des enquêtes sur les migrations et immigrations et des recensements relevant de la nationalité d’origine. Les résultats de ce sondage signifient très clairement qu’il s’agirait d’indiquer le nombre de personnes d’origine musulmane et non de religion. Vingt ans plus tard, en 2009, il est encore précisé dans un nouveau sondage Ifop que les « personnes issues de familles d’origine musulmane » peuvent être « croyants pratiquants », « croyants », « d’origine musulmane », d’« autres religions », voire « sans religion ». De nouveau s’oppose l’origine et la croyance, ce qui illustre toute la complexité de saisir le sens donné au mot « musulman »puisqu’il semble suffisant d’être affilié à certaines nationalités, ou origines nationales, pour y être catégorisé. Pour l’Ifop, « il n’existe pas de statistiques permettant de construire, à proprement parler, un échantillon sur quotas de cette population[4] ». En ce sens, les résultats sont issus des statistiques sur l’immigration. Quant au Haut Conseil à l’intégration, il comptabilise les musulmans comme « des personnes susceptibles, de par leur origine culturelle, de se réclamer, à un moment ou un autre, et de quelque manière que ce soit, de l’islam[5] ». L’Observatoire interrégional du politique, en 2001, estime le nombre de musulmans à 1,18 million et l’enquête « Trajectoires et Origines », commandée par l’Ined et l’Insee, l’estime à 2,1 millions de personnes — ces deux résultats étant parmi les plus bas. Pour ces deux derniers instituts, il s’agit de considérer l’autodéclaration en tant que musulman, et non une origine[6]. Cette position est inédite et originale dans l’histoire des sondages, basés en général sur l’assimilation d’une population issue d’Afrique du Nord et d’Afrique de l’Ouest, et plus largement sur l’immigration des pays à majorité musulmane.

Ces études statistiques, en assignant certaines nationalités à l’identification de musulmans, participent à une ethnicisation de la catégorie qui voudrait associer toute personne de nationalité algérienne ou d’ascendance algérienne, tunisienne, sénégalaise, turque, etc. à un musulman. Il est dès lors possible d’interroger ce procédé : les personnes d’origine française sont-elles considérées automatiquement comme des catholiques ? C’est en observant cette assignation que plusieurs expressions émergent dans la littérature en sciences sociales, bien que certaines recherches véhiculent les mêmes présupposés « ethnicisants » que les instituts de sondage, en faisant des enquêtes sur des soi-disant musulmans, qui désignent en fait des immigrés et leurs enfants[7]. D’autres établissent néanmoins une distance entre les représentations stéréotypées de la figure du musulman en France et l’identification personnelle. Cette précaution se manifeste par exemple dans l’usage d’expressions comme « supposé musulman », « potentiellement musulman », « musulmans réels ou supposés », « musulmans déclarés », « musulmans par éducation et filiation », « musulmans sociologiques », etc. À chaque fois, il s’opère une distinction entre hétéro- et autocatégorisation venant souligner toute la force de l’identité sociale.

Certaines personnes rencontrées sur mon terrain évoquent l’islam et l’identification en tant que musulman comme un fait lié à la naissance, dont on hérite. En cela, elles mobilisent pour elles-mêmes l’origine musulmane. En fait, que ce soit du côté de la catégorisation de soi ou de l’hétérocatégorisation, lorsque le qualificatif « musulman »est associé à une origine, l’individu semble se mettre en position de ne pas avoir choisi cette affiliation. Elle est présentée comme concomitante à une ascendance ethnique, voire à certaines nationalités de pays à majorité musulmane. Nous pouvons donc en déduire qu’il s’agit d’une appartenance ethnicisée. « Être musulman » ne conduit pourtant pas aux mêmes stéréotypes qu’« être kabyle » ou « être soninké » en France, bien que tous deux résultent des processus d’ethnicisation. La catégorie « musulman » ne relève pas non plus d’un groupe national objectivé comme le serait la France ou l’Algérie, alors qu’elle est constamment mise en lien avec des nationalités présupposées. Elle serait donc ce que le politologue et spécialiste de l’islam Olivier Roy nomme une « néo-ethnie » ; c’est-à-dire un groupe qui impulse de nouvelles connexions entre une appartenance ethnicisée et une autre religieuse, quelle que soit la religiosité effective des individus concernés[8].

Mais nous devons d’ores et déjà préciser un élément important : l’ethnicité est produite, selon l’anthropologue Fredrik Barth, par l’interaction entre les groupes sociaux, ici musulmans et non-musulmans, qui procèdent à des processus d’inclusion et d’exclusion pour distinguer celles et ceux qui appartiennent à un groupe, ou en sont exclus[9]. En cela, l’ethnicisation relève d’une identification en constante dynamique qui se construit dans un mouvement entre celles et ceux qui se définissent eux-mêmes comme musulmans, et celles et ceux qui définissent l’autre comme musulman. Ce groupe serait ethnicisé en France parce qu’il est d’abord perçu comme un groupe ethnique par l’extérieur, mais aussi parce que les personnes assignées à cette identification ne peuvent s’y soustraire et la mobilisent pour eux-mêmes, consciemment ou inconsciemment, que ce soit par choix ou par obligation.


[1]. Georges Perec, Penser, classer, Hachette, 1996.
[2]. Tareq Oubrou est docteur en anthropologie et essayiste. Médiatisé, il défend aujourd’hui une interprétation en faveur d’un « islam libéral ». Voir Tareq Oubrou, Profession imâm, entretien avec Cédric Baylocq-Sassoubre et Michaël Privot, Albin Michel, 2009.
[3]. D’abord association émergeant à la suite de l’« Appel des Indigènes de la République » en janvier 2005, le Parti des Indigènes de la République devient parti politique en 2010. Le PIR s’inscrit dans une pensée « décoloniale » de lutte contre les inégalités raciales et se présente comme « un espace d’organisation autonome ».
[4]. « Analyse : 1989-2009. Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam en France », sondage Ifop, août 2009.
[5]. Haut Conseil à l’Intégration, « Le problème particulier de l’Islam », in L’Intégration à la française, Robert Laffont, 1993, p. 98-99, cité par France-Line Mary, « La religion du nombre : musulmans et intégristes en France », Pénombre, la vie publique du nombre, janvier 1998.
[6]. Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon, « Trajectoires et Origines : Enquête sur la diversité des populations en France », Ined, 2016, p. 124.
[7]. Voir Marie-Claire Willems, « Débats sur le sens du terme “musulman” dans les sciences sociales (1980-2020) : Des enjeux épistémologiques aux présupposés sociaux », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 152, décembre 2022.
[8]. Olivier Roy, La Sainte Ignorance : Le temps de la religion sans culture, Le Seuil, 2008, p. 229.
[9]. Fredrik Barth, « Problems in Conceptualizing Cultural Pluralism », in Stuart Plattner et David Maybury-Lewis (dir.), The Prospects for Plural Societies: 1982 Proceedings of The American Ethnological Society, American Ethnological Society, 1984, p. 80, cité par Albert Bastenier, Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés d’immigration, PUF, 2004, p. 136.

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