[Les voies du salut]


Mustapha Moatassim,

l'islam socialiste marocain (2)

Montassir Sakhi
La première partie de cet entretien est disponible ici.

Mustapha Moatassim - figure d'un islam socialiste marocain - revient sur sa formation politique et intellectuelle. Il montre le poids historique considérable de l'assassinat du sydicaliste socialiste Omar Benjelloun par des militants de la Chabiba Islamiya, dont les effets continuent de structurer les rapports qu'entretiennent le gauche et les mouvements d'inspiration religieuse au Maroc.
Mais Moatassim se fait simultanément le chroniqueur des années d'ébullition qui suivent 1967. La naissance du mouvement islamique doit ainsi être comprise tant à la lumière de l'échec des indépendances que de la vigueur des circulations à l'oeuvre au sein du monde musulman - et plus généralement dans ce qu'il était d'usage d'appeler le Tiers-Monde. Simultanément, les premières oppositions au sein même du mouvement islamique apparaissent : face à la droitisation progressive de la Chabiba Islamiya (qui aboutit à son expérience à la tête du gouvernement entre 2011 et 2021, à la suite des révolutions arabes dont elle ne reconnaitra jamais l'importance historique), face également à l'influence du formalisme juridique islamique, Moatassim rappelle ainsi l'existence d'autres modes de politisation trouvant leur source tant au sein de la tradition religieuse que des débats historiques qui marquent l'époque. La lutte révolutionnaire, la critique anticapitaliste, la pensée tiers-mondiste etc. sont ainsi autant d'ouvertures historiques dont Moatassim fait récit.


Est-ce qu’il y avait une communication entre les acteurs de l’Etat à l’époque et des membres du mouvement islamique ? Le fait que l’État ait autorisé la création légale d’une association islamique ?

Il m’est difficile de savoir et donc de répondre. Ma conscience de l’époque ne me permettait pas de voir et comprendre les liens possibles avec l’État. Il est certain que le régime souffrait à l’époque des mouvements de la gauche radicale parce qu’elle était, qu’on le veuille ou non, un mouvement international influent au Maroc et ailleurs. Il souffrait également d’une partie des Ittihadis qui adoptaient l’option révolutionnaire. Je pense que le régime marocain n’a pas ordonné la création du mouvement islamique, mais l’existence de ce mouvement à l’époque ne lui posait aucun problème. C’est un régime qui joue sur les contradictions. Il faisait face à une pensée de gauche athée, et le mouvement islamique est venu et lui permettait de contrecarrer davantage cette pensée donc. Cette rencontre est naturelle. Une rencontre des intérêts. Et bien entendu je pense que pendant cette période, le régime marocain a tenté de contrecarrer la gauche radicale et il a recouru certainement à plusieurs personnalités influentes, comme Abd El Karim Al Khatib et Bahae Eddin El Amiri qui ont tenté de jouer un rôle du fait de leur rapprochement avec le mouvement islamique, et donc tenter de le lier avec le régime. Cela est évident. Mais la Chabiba islamiya n’était pas la seule association légale. Il y avait l’Association de la Prédication Islamique, l’Association des Lauréats des Ecoles des Instituteurs et l’Association de la Chabiba Islamiya. Pendant deux années, Motiî a créé ces trois associations. Il était lauréat de l’école Ittihadie, donc il connaissait les outils d’action. Il était homme d’organisation et d’action. Il jouait un rôle important au sein de l’UNFP et il a essayé de recopier cette expérience. Et comme je t’ai dit, nous, militants à l’époque, on ne savait rien de l’existence de ces associations. Par ailleurs, il y avait d’autres associations créées en lien avec la prédication comme Attabligh ou encore l’association fondée par Taquiy Eddin Al Hilali, l’Association Al-Anssar. De même, à sa constitution, la Chabiba Islamiya n’a pas annoncé dans les statuts légaux son orientation politique.

Quand vous évoquiez au sein de la Chabiba le terme « Al Khilafa », qu’est-ce que vous signifiez par ce mot ?

Le mouvement islamique marocain n’avait pas une pensée exclusive à lui-même. Motiî donnait des cours politiques et éducatifs. C’était la formation politique. Mais la majorité de nos lectures était en provenance du mouvement islamique oriental (du Moyen-Orient), notamment des Frères musulmans : de l’Egypte Sayed Qotb, Ahmed Qotb, Abd El Kader Aawda, Hassan El Banna, et de la Syrie Mostafa es-Soubaïi, Issam Aatar, etc. et du Liban Fathi Ikken. Et il y avait un peu de lecture aussi en provenance d’un autre mouvement islamique qui concurrençait les Frères musulmans en Orient à savoir Hizbu at-Tahrir (le Parti de la Libération), donc une ouverture sur ses auteurs et fondateurs comme Taqiy ed-Didine Nabhan, Samih Âatif Ez-Zine. Il y avait des lectures également des personnes ayant participé à la fondation du Fatah comme Hani El-Hassan. Nous avions étudié également les textes d’Abu Al Ala El Maoudoudi de l’Inde. Ce sont si tu veux les auteurs qui ont constitué notre conscience et notre référentiel de pensée et de culture, etc. Nous nous sommes formés sur cette base. On ne connaissait pas d’auteurs chiîtes sauf un seul qui était fort présent au sein du mouvement islamique à savoir Mohamed Baqir Es-sadr, et principalement ses deux ouvrages : Iqtissadouna (Notre économie) et Falsafatouna (Notre Philosophie). Ce sont donc les lectures sur lesquelles nous nous sommes ouverts à l’époque.

Et du Maroc ?

Si tu veux, il n’y avait pas de grands intellectuels qui rédigeaient au Maroc.

El Jabri par exemple ? Ou Ali Oumlil ?

Non, non, pas du tout. Ils considéraient El Jabri comme Ittihadi et mécréant. Surtout qu’El Jabri est entré pendant une phase en conflit théorique avec le mouvement islamique de l’Orient. Donc, il est resté boycotté. Et son appartenance à l’USFP a participé à son boycott. Le mouvement islamique marocain ne s’est rendu compte des écrits d’El Jabri qu’à partir du début des années 1990. Parce que lui aussi a connu une évolution, et notamment quand il a appelé à la formation du bloc historique, etc. Pareil quant à son concept de la gauche, comme tu as dit tout à l’heure, il a posé la question de voir si dans les partis de gauche il y a de la gauche et si dans les islamiques il n’y avait pas de gauche. Il a posé le débat sur le fait que la gauche est moins une appartenance idéologique qu’une appartenance de classe et en lien avec les revendications sociales, etc. Donc avant les années 1990 le mouvement islamique a « casé » El Jabri et ne la reconnu qu’après 1990. Et il y avait des auteurs, malgré leur valeur et leur force théorique, le mouvement islamique les avait rejetés puisqu’ils sont entrés dans des débats concurrentiels et critiques avec les mouvements islamiques de l’orient. Je donne l’exemple de Malek Ibnu Nabi. Il avait un excellent projet, très avancé. Mais le fait qu’il soit entré en débat avec les Frères musulmans et le fait que ces derniers aient jugé qu’il a un flou dans sa conception, cela a fait que nous ne l’avions pas étudié à cette époque. C’est l’exemple également d’une personnalité marocaine essentielle, ayant un niveau supérieur en termes de pensées. C’est Taha Abderrahman. Un des grands philosophes du monde entier, notamment dans le monde anglo-saxon, il a une reconnaissance en Allemagne, aux Etats-Unis et dans le monde musulman non arabophone. Nous disions de lui qu’il était « Tourouqi » (mystique), et donc comme il est Tourouqi sa pensée ne serait pas valable ? Donc c’est ça, il y avait principalement les lectures des Frères musulmans, Hizbu Attahrir et un peu Baqir As-sadr.

Mais est-ce que c’était le cas, dans les années 1970 des compagnons du Cheikh Yassin ?

Non, Cheikh Yassin est différent. On ne lisait pas ses écrits parce que nous le considérions Tourouqi également. Il avait écrit à cette époque « Al-Islamu Ghadan » (L’islam demain ». Et comme il était Tourouqi, nous ne l’avons pas lu !

Vous ne le considériez pas comme membre du mouvement islamique ?

Non, il n’y était pas. Il écrivait mais il ne se revendiquait pas du mouvement islamique. Nous, on le rejetait de ce mouvement. Il ne faut pas que tu oublies que nous vivions pendant ce temps dans l’époque des « dogmes ». C’est le cas de tous les mouvements. Dans la gauche, Ilal Amam disait que c’est elle qui détient la vérité, et que les autres mouvements de gauche ne pigent rien. Et donc chacun essaye d’imposer sa vérité. Il n’y avait pas de démocratie et de dialogue. Nous aussi.

C’est qui le « nous », il y avait un nom précis ?

Non, les jeunes qui étaient actifs dans les lycées et les universités, qui avaient un lien avec Motiî. Et c’est bien lui qui constituait le mouvement islamique. Parce que, disons le, c’est bien Motiî qui a ramené si tu veux l’islam « haraki » activiste. Le reste c’était un islam classique consistant à passer son temps à la mosquée, faire la prière, s’éloigner des problèmes, etc. Motiî a ramené l’expérience de gauche et l’a islamisé. Il a fait entrer l’islam dans l’expérience gauchiste.

Certaines dates et événements historiques devraient signifier des choses comme tu m’as évoqué précédemment quant à la défaite de 1967, mai 1968. Que signifiait à l’époque par exemple la révolution iranienne ? En 1979 ?

Tout d’abord il y avait 1973. C’était un virage qui a fait que l’Etat égyptien s’est ouvert sur les Frères musulmans et baisser le niveau de la répression. C’était après Addel Nasser. Les Frères musulmans sont sortis des prisons et ont organisé un congrès en Arabie Saoudite. C’était à l’époque du roi Faiçal. Ce congrès a contribué à la création des liens entre les Frères musulmans et l’Arabie Saoudite. La guerre de 1973 a donné un élan, malgré la vague rétrograde suite à Anwar Es-sadate.

Puis l’Iran est entré en effervescence et entrait dans l’ère khomeyniste. Nous n’avions pas de données. Jusqu’à la chute du régime du Chah, nous ne disposions pas d’informations sur ce qui se passait en Iran. Nous ignorions complètement ce qu’est Tachayouâ (du chiïsme), à part les bribes d’histoire sur Ali, le compagnon du prophète. Notre ignorance de l’Iran était parmi les erreurs du mouvement islamique. Nous considérions que l’Iran faisait partie du camp occidental, un simple représentant et un policier des Etats-Unis dans la région. C’est tout ce que nous savions. Et évidemment, nous étions surpris. Et nous n’étions pas les seuls. Même Jimmy Carter était surpris et n’a pas caché cela dans ses mémoires. Nous étions d'autant plys surpris que c’était une révolution islamique avec un slogan signifiant que c’est l’islam qui est la solution. En 1979 seulement, on a commencé l’ouverture sur ce mouvement. A cette date, nous avons commencé à faire le lien avec As-sadr et sa famille et ses écrits. Un nouveau débat a commencé alors. Mais Motiî était alors en Arabie Saoudite à l’époque et avait pris une position contre la révolution iranienne et il a envoyé des gens de l’Orient jusqu’au Maroc pour prévenir les jeunes contre cette révolution en insistant sur la nécessité de faire face au Tachayouâ et de rejeter le modèle iranien. Et même quand j’ai eu un problème avec Motiî en 1976 – car j’avais quitté en 1976 la Chabiba Islamiya et Motiî avait tenté de me convaincre pour revenir en 1977, mais j’ai quitté finalement en 1978-..

Pourquoi vous avez quitté la Chabiba en 1976 ?

En 1976, je n’ai pas pu comprendre et intégrer dans ma tête l’assassinat d’Omar Bendjelloun. Des questions foisonnaient dans ma tête : qui a tué Bendjelloun ? Je n’ai pas du tout accepté le fait qu’il y aurait quelqu’un au sein de la Chabiba responsable de cet assassinat. D’un autre côté, j’était parti en visite chez mon père, que Dieu ait son âme, et, lui qui connaissait Bendjelloun, m’avait demandé : « qui a tué Omar ? ». J’ai répondu que je ne sais pas mais on dit que c’est untel qui l’a tué. Il m’a demandé : « pourquoi ils l’ont tué ? ». Mon père agonisait à ce moment. Je lui ai dis que, d’après ce qu’on dit, il y avait quelqu’un qui est allé le conseiller et qu’il est entré en conflit avec lui et ça a débouché sur un meurtre… A ce moment, une larme a coulé sur le visage de mon père. Il m’a dit juste après « j’ai peur mon fils que tu restes entre les mains des gens dangereux, qu’ils te salissent ». Il a rajouté : « penses-tu vraiment que c’est un cordonnier qui est responsable de l’assassinat de Bendjelloun ? Celui qui l’a tué sait très bien ce qu’il fait ». Quand mon père est mort, ces questions ne m’ont pas quittées.

Je me posais des questions complexes et je me suis éloigné. Ensuite c’est Motiî qui est venu me faire comprendre que l’assassinat n’était qu’une conspiration, un complot contre la Chabiba Islamiya et qu’il faut que je revienne. Je suis retourné donc pour quelques mois. Pour trois ou quatre mois et me suis confronté à nouveau à Motiî. Il a utilisé cette fois-ci Abdelilah Benkiran [chef de gouvernement du Maroc entre 2011 et 2017] contre moi. Et les rumeurs ont commencé à circulé contre mon égard : ils relayaient le fait que j’étais proche des chiites et de l’Iran. A l’époque je ne connaissais rien de tout cela. Mais cette attaque m’a permis encore une fois de suivre ce qu’écrivaient les mouvements islamiques révolutionnaires chiites. J’ai commencé alors à m’ouvrir sur la pensée révolutionnaire chiite. J’ai trouvé autres choses. Je n’avais jamais, auparavant eu d’ouverture à propos des questions des Madahib (courants religieux au sein de l’islam). Bien sûr j’étais convaincu auparavant du Madhab sunnite et malikite, et je croyais que le changement devait provenir de l’intérieur de ce cadre. Mais, j’ai trouvé que les Oulémas et les savants du chiisme débattaient autour de questions complexes : des questions des droits humains, la question féministe, et d’autres causes profondes qui n’existent pas dans le débat chez les sunnites. Les sunnites c’est surtout un débat sur le halal et le haram (l’admis/le licite et l’interdit). Les questions sur Al A'dl (la justice) sont débattu largement sans que cela soit concrétisé dans la réalité. La pensée chez les chiites, et je dis bien la pensée et non pas Al Madhab, la pensée chiite contient beaucoup de philosophie, ce qui ouvre beaucoup de pistes du débat. Ils sont entrés dans un débat qui m’a beaucoup passionné concernant « la nouvelle science du discours » (« Îilm Al Kalam Al-jadid ») et le débat autour de questions sociales contemporaines.

Bien sûr, quand ils sont arrivés au pouvoir, et pour construire leur Etat, ils se sont confrontés à ces problématiques et ils devaient proposer des réponses. Le mouvement islamique sunnite international est resté loin de ces questions et débats, contrairement aux chiites qui se sont montrés plus rationnels. Donc, le chiisme est entré au Maroc à travers la pensée et non pas les textes madhabis [en lien avec la pratique des croyances et la jurisprudence]. Quand un jeune chiite venait exposer la pensée nous trouvions que c’était rationnel et que leur philosophie est riche. Mais nous lui demandions qu’il était incompatible avec les croyances mystiques du chiisme, notamment quand ils évoquent le douzième Imam, etc. Ils nous répondaient : « vous trouvez que nous sommes rationnels quand il s’agit du débat social et sociétal ? » nous répondons que « oui » et ils ajoutent « dans les autres croyances, auxquelles nous nous attachons, il n’y a pas de rationnel. Ceci est divin et il faut monter dans les échelles spirituelles pour comprendre les sens ». At-tachayouâ au Maroc c’est l’ouverture sur la pensée de ce courant et non pas les croyances.

A cette époque, je ne m’étais pas ouvert uniquement sur la pensée chiite. Je m’étais détaché de « l’emprisonnement »-car j’étais emprisonné en quelque sorte dans le mouvement islamique sunnite-. Je me suis ouvert sur le chiisme, et, parce que j’ai des racines de gauche, je gardais l'idée en moi que le conflit n'était non pas une confrontation entre la gauche et l’islam mais plutôt une opposition entre les pauvres et la violence capitaliste. eJ’ai trouvé à l’époque dans la littérature de la résistance palestinienne et notamment dans les écrits publiés dans la revue « Chouâoun falastiniya ». J’ai connu à ce moment un essayiste qui était à la base marxiste-léniniste, à savoir Mounir Chafik. Il avait rédigé un petit bouquin intitulé « Conscience révolutionnaire » avant de se convertir en Islam (il était originellement chrétien). Son livre intégrait ce que j’aurais souhaité trouver au sein du mouvement marxiste-léniniste marocain. Il proposait des pistes afin d’employer la religion dans la lutte révolutionnaire. Mounir Chafik souffrait pendant cette époque de l’arbitraire de certains gauchistes quant aux forces islamiques au Liban. Les mouvements de libération de gauche au Liban réprimaient même les groupes sunnites qui soutenaient la résistance, comme les Mourabitoun par exemple. C’est dans ce contexte que je me suis ouvert sur d’autres courants de pensée. Je me suis ouvert sur le chiisme et sur l'école palestienienne, et je dis bien une école avec tout ce que le mot signifie, l’école palestinienne, avec ses gauchistes et ses mouvements islamiques.

C’était pendant quelles années ces ouvertures ?

Entre 1978 et 1982.

Quelles étaient les conclusions de cette ouverture pour vous ?

Que le combat enfin de compte n’est pas celui qui oppose les « mostadâafine » (les dominés) entre eux, c’est-à-dire celui qui croit en la religion et celui qui ne croit pas. Cette conclusion, en lien avec les prédispositions, a fait naître en moi la volonté de m’ouvrir encore plus. Je me suis posé la question avec un groupe de jeunes « si l’opposition réside dans la conflictualité avec l’impérialisme, quels sont les points de force et comment des peuples ont résisté à ce projet ? ». En lien avec ça, nous avons découverts deux expériences. La première était l’Amérique Latine de Salvador Allende au Chili, Juan Perón en Argentine, Fidèle Castro au Cuba, les sandinistes au Nicaragua, Emiliano Zapata au Mexique, le mouvement révolutionnaire en Colombie, etc. J’ai commencé à m’intéresser aux luttes et des conflits en Amérique Latine ainsi que les luttes en Asie du sud-est : le Laos, le Cambodge, Viêt-Nam, etc. J’essayais de comprendre la nature de ces conflits ayant des objectifs divers. Dans l’Asie du sud-est c’était l’interdiction de la pénétration de la Chine et de la Russie tandis qu’en Amérique Latine, les Etats-Unis voulaient que ces pays restent un jardin privé sous le contrôle états-unien. Avec mes camarades, nous nous sommes ouverts sur des grandes expériences. Je suis allé, dans cette ouverture, jusqu’à apprendre par cœur des chansons révolutionnaires chiliennes. Nous avions une cassette des chiliens dans laquelle ils disaient [chante en espagnol] : La cause c’est une lutte) ?

Nous avons commencé à comprendre donc la nature des conflits dans le monde entre différentes forces. Une nouvelle conscience commence à se créer. Ainsi, pour nous, la lutte devrait être menée contre l’impérialisme et donc contre l’appauvrissement, contre la faim. Ceci est venu à un moment où nous avons commencé à souffrir des politiques de redressements structurels depuis 1981. Donc, le conflit est complexe, il n’intègre pas la dimension Est-Ouest, ceci est un mensonge que de dire Est-Ouest. C’est d’abord nord-sud. Nous avons compris que la façon par laquelle le mouvement islamique approche les questions complexes est une façon un peu primitive et qu’il y a nécessité de s’ouvrir sur la pensée et les expériences d’autres peuples. Et c’est bien cela qui nous a distingué depuis notre fondation.

Vous étiez nombreux à sortir du mouvement islamique ? de la Chabiba ?

Oui, un groupe diversifié et des militants comme Mohamed Amin Ragala, Mohamed El-Marouani et un groupe assez nombreux.

Quels étaient les liens avec les autorités publiques ? Est-ce qu’il y avait des tensions ? Aviez-vous demandé l’autorisation pour exister légalement ?

Nous étions un mouvement révolutionnaire. Nous rejetions l’Etat. Nous étions influencés par une culture qui domine dans les mouvements militants de gauche, demander les statuts légaux pour la constitution légale de notre association revenait à pactiser avec l’autorité illégitime. Nous n’avons pas demandé d’autorisation. Participer à la vie politique signifiait le fait de « se vendre ». Cela continue à exister chez An-nahj (de la gauche radicale) et chez Al Adl Wal Ihssan jusqu’aujourd’hui.

Quand vous évoquez la guerre ou le conflit civilisationnels, est-ce que vous pensez à un centre dominant qui, au nom de certaines valeurs, attaques d’autres civilisations -les Etats-Unis par exemple – ou bien vous pensez à un marché ouvert, à des organisations internationales multiples ?

Cette conscience a émergé chez nous. Et je pense que Huntington a réussi dans un sens. C’est quelqu’un qui travaille pour le compte des Etats-Unis. Ces derniers veulent aujourd’hui instituer le conflit et le choc des civilisations. A la base de la fondation des Etats-Unis il y a la peur. Depuis sa naissance, depuis les fondateurs, c’est-à-dire les puritains, les Etats-Unis se sont fondés sur l’idée de la peur. La peur des indiens et qu’ils ont nommés « les apaches » et les ont horriblement massacré, la peur des Mexicains, etc.. Et même après, les relations dans le nouveau système international entre l’Ouest et Est se sont basées sur l’idée de la peur : Les Etats-Unis ont mené la guerre au Sud-Est de l’Asie car ces peuples soi-disant constituent une menace ! Quelle menace peut constituer le paysan vietnamien à l’égard des Etats-Unis ? Ils ont diffusé la peur de la gauche radicale lors des années 1970 et, après l’éclipse de cette gauche, ils ont pointé le « grand Satan » qui est Al Khomeiny. Cette peur s’est personnifiée également dans des chefs politiques comme Kadhafi, Marcos, Abou Nidal. Pour leur existence, il faut absolument trouver une menace qui sert la mobilisation de l’opinion publique.

Pour le choc civilisationnel, je pense que ça rentre dans cette idéologie de la peur et de faire peur afin que le peuple américain puisse toujours trouver des justifications pour son entrée en guerre. Ce qui est malheureux c’est que ce slogan idéologique a été repris dans le monde islamique. Les mouvements islamiques, notamment ceux ayant une dimension salafie, ont été intéressés par ça. Ils se sont intéressés parce qu’ils veulent se construire sur le fait que la contradiction entre le monde musulman et l’occident se base sur des questions civilisationnelles et que c’est une lutte pour une civilisation et l’existence. Rares sont les mouvements –et dans ce cadre nous constituons avec quelques autres mouvements islamiques une exception- qui ont souligné la dangerosité de cette idée. Il n’y a pas quelque chose qui s’appelle «choc des civilisations ». Il faut qu’il ait un dialogue des civilisations et des interactions. Fukuyama a tâché de tirer vers les idées de la « fin de l’histoire » et la victoire du marché, Huntington, lui, veut tirer vers le choc des civilisations et ces deux idées vont avoir soit un feed-back violent des groupes islamiques ou bien une victoire de la nouvelle économie. C’était en réalité un processus calculé puisque les Etats-Unis veulent créer l’Empire en réalisant une contradiction avec ses ennemis potentiels à savoir les musulmans, les indiens, les chinois adeptes des valeurs de Confucius. Le conseiller de la sécurité nationale américaine avait bien posé la question sur le comment construire l’empire américain. Malheureusement, il y a une partie des mouvements islamiques, notamment une partie extrémiste, a adopté cette vision et en a faite une croyance. Une croyance stipulant que le monde est gouverné par la lutte des civilisations et des religions tandis qu’il fallait qu’ils valorisent le débats et le dialogue entre les civilisations.

Malgré le fait que nous étions conscients de ces dimensions, nous n’avons pas pu influencer énormément le reste du mouvement. La majorité a glissé dans cette fausse dimension de combat, ce qui nous a tous entrainé là où nous sommes. Maintenant, cette dimension civilisationnelle et ontologique est devenue un dogme. Daech traduit cette vision des choses et les Etats-Unis ont concrétisé cette réalité à travers la première et la deuxième guerre du Golfe, l’Afghanistan, etc. Avec tout le sang et les violences, il est normal que la réaction soit violente. Ils se demandent pourquoi Daech égorge ? Daech égorge et les Américains lancent des bombes de milliers de kilogrammes sur les enfants et ne laissent aucune trace à l’humanité.
Donc, ces thèses coloniales sont diffusées enfin de compte par des informateurs américains et des gens qui sont affiliés à cet appareil. L’objectif est d’arriver à cet état de tension dominant le monde entier.

Suite à votre expérience au sein du mouvement islamique, quelle a été la part de la religiosité chez les militants que vous avez côtoyé et celle de la pratique politique ? Est-ce qu’il y a toujours une liaison avec le religieux dans la pratique politique ? Par exemple, un militant du mouvement islamique est-il obligé de porter certains types de vêtements, de se comporter d’une façon et d’éviter d’autres,…

Oui, il y a des transformations. Lors de sa naissance, le mouvement islamique ne portait pas d’attention à ces choses. A sa naissance, le mouvement se focalisait sur la reconstitution de la raison et la personnalité de l’Homme en voulant influencer sa pensée en lien avec les problématiques de la réalité. Ou bien en lien avec les problèmes posés par la situation politique : des questions de la Femme, la justice, etc. Il y avait aussi des débats d’ordre philosophique sur l’existence divine par exemple. De l’autre côté, bien sûr, il y avait une dimension en lien avec Attadayoun (la religiosité) et la conduite et le comportement. Il est impossible qu’un membre du mouvement islamique ne fasse pas ses prières, le ramadan, etc. il doit être distingué par la bonne morale et témoigner d’un bon comportement à l’égard de sa famille, ses proches, ses voisins et son environnement. Donc il y avait bien sûr une centralité au niveau des valeurs et du bon comportement : la générosité, etc. Donc, l’individu dans le mouvement islamique est éduqué sur cette base. Cette éducation n’est pas uniquement de l’ordre de la pensée à travers des cours, mais aussi en pratique. Quand tu entends par exemple un parlementaire du mouvement d’Attawhid wal Islah (Unicité et la Réforme) donne 2,2% de son salaire, c’est normal. C’est normal parce que nous nous sommes éduqués ainsi. Nous donnons un pourcentage de notre salaire. Nous considérons cela comme un devoir pour quelqu’un qui appartient à une société. Donc, nous sommes éduqués sur ces valeurs et sur une morale : par exemple il y a des comportements à éviter comme draguer une femme dans la rue. Des conduites qui sont en lien avec la morale musulmane. Il y a aussi une dimension du culte (Al-ibâdât) consistant à faire rendre le culte. A côté de cela, il y a la formation politique : des cours et des analyses politiques.

Donc il y a deux grandes dimensions ; une première est liée à l’éducation contenant l’aspect des valeurs, de la morale, le culte, etc. et une deuxième fikriya (en lien avec la pensée) liée à des questions existentielles et politiques. C’est le programme que nous recevions. Et tout cela est en lien avec la pratique quotidienne. Il faut se conduire ainsi, faire cela, etc. Donc, quand des membres du mouvement islamique se comportent bien avec les gens ce n’est pas pour les recruter ou pour avoir des intérêts, mais c’est parce que leurs pratiques sont constitutives de leur formation. Ils n’attendent pas une récompense. Le mouvement islamique est ainsi fait, ses membres sont ainsi éduqués. Le mouvement de gauche, lui aussi, était comme ça avant que la nouvelle génération arrive. Quand j’étais dans la gauche j’étais éduqué de cette façon, sur la base de valeurs, des principes et des pratiques, etc.
Il n’y avait jamais de séparation entre le politique et le religieux. Notre politique c’est notre religion ; notre religion c’est notre politique.

De l’autre côté, ce que tu évoques.. le fait de se concentrer sur l’apparence et la conduite… à sa naissance, cette dimension était très faible au sein du mouvement islamique. Cela a fait son apparition à partir de 1976 et 1977, c’est-à-dire au moment où commence l’influence du mouvement Salafi, notamment le mouvement de l’Arabie Saoudite. Et puis avec les liaisons entre le mouvement islamique marocain et les orientaux. Commence alors la concentration sur l’apparence, sur le type des habits, la barbe, la désignation de qui est croyant et qui est Kafir (mécroyant). Malheureusement, ceci commence à prendre de la place au dépend du reste. Par exemple tu peux trouver au sein du mouvement islamique actuel des membres qui te parle du paraître et quand il est question du devoir de cotisation, ils se désengagent. Ou quand tu leur prêtes de l’argent il ne te rend rien. Certains ne considèrent pas que la conduite soit centrale dans l’éducation. Pour eux le paraître est plus important que la conduite. Ceci s’est amplifié au moment de la pénétration de l’Arabie Saoudite avec ses médias. Commence donc la concentration sur cet aspect. Nous n’avons jamais connu cela au sein de notre mouvement. Jamais nous n’avions connu des choses d’ordre : il ne faut pas parler avec les filles, ou ne pas les saluer, etc. On est entré dans des considérations sur comment la femme s’habille, comment elle se coiffe, etc. Nous sommes dans des choses qui ne nous intéressaient pas du tout. Certes, auparavant, je pouvais mettre un certain type d’habit et me conduire d’une certaine manière, mais je ne me concentrais jamais sur ces choses quant à ma relation avec les gens.

La faiblesse de la formation et la pensée superflue ont laissé la place à un intérêt croissant porté au paraître et aux conduites. Nous sommes entrés dans l’âge de la surenchère : le voile devient de plus en plus complexe, la barbe de plus en plus longue, le pantalon de plus en plus court, la position quant à l’Autre de plus en plus extrémiste au point que nos sociétés sont entrées en guerre civile. Le mouvement est entré dans une trajectoire malheureuse, et il est temps que la pensée politique musulmane se ressaisisse. Je le dis clairement : la saoudisation (de l’Arabie Saoudite) de l’Islam nous a entrainés vers ces épluchures.
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