[Les voies du salut]


Mustapha Moatassim,

l'islam socialiste marocain (1)

Montassir Sakhi
La suite de cet entretien est publiée ici.


La rencontre a lieu l’automne 2014 à Rabat-Hay Riyad, dans un café populaire au milieu d’un quartier nanti de la capitale. J’ai connu Moatassim au milieu du rapprochement entre militants des partis d’obédience islamique au Maroc et des groupes de la gauche socialiste où j’évoluais à cette époque. C’était en 2011 au sein du mouvement du 20 février, en plein printemps arabe. La rumeur disait que l’incarcération des secrétaires généraux d’al Badîl al Hadari et du Mouvement al Oumma dans le cadre de l’affaire Beliraj était une réponse à la pensée de ces deux organisations politiques non-reconnues par le régime. Celle-ci serait l’expression d’un projet islamo-marxiste. Après sa sortie de prison en avril 2011 sous pression d’une nouvelle génération de lutte pour les droits civiques et politiques au Maroc, Moatassim rejoint les contingents des manifestants du Mouvement du 20 février proclamant la nécessité de changements politiques et sociaux profonds. Cet entretien a pour objectif de revisiter les origines de cette pensée qui, au moment même où une ouverture semble être initiée dans un système politique autoritaire, subit une répression de rare violence.

L’apport analytique de cet entretien dépasse pourtant l’enjeu de dévoilement des logiques de répression des mouvements contestataires. De manière presque imprévue, il s'attache à une problématique controversée tant au sein des sociétés à majorité musulmane qu'en Europe : existe-t-il une logique originelle différenciatrice entre la gauche socialiste et de l’islam politique ?[1] La question revêt un intérêt accru quand elle se pose à l’intérieur de mouvements sociaux revendiquant réformes profondes, liberté et égalité sociale, tout en se revendiquant de la société et de ses formes de morale interne, c’est-à-dire des conventions collectives sacrées et opposées à la puissance hégémonique de l’Etat répressif. Plus avant, qu’est-ce qui sépare tant des mouvements portés par des militants et des gens appartenant à une même condition collective que la séparation en est pensée comme allant de soi ?

Contre le crime commis à l’égard du martyr Omar Benjelloun – un crime amorçant la division entre socialistes et « islamistes » au Maroc –, Mostapha Moatassim emprunte un autre chemin qui s’avère d'emblée minoritaire face au récit d'une séparation naturelle plutôt que construite au cours d'épisodes historiques d'importance majeur. À l'encontre de l'évidence, Moatassim, qui a été le fondateur d’un mouvement clandestin d'opposition au régime, garde intact l’héritage du premier mouvement national alliant socialisme et islam. S’ouvrant sur les modalités d’organisation de gauche et les idées du socialisme et de libertés individuelles, il fait des valeurs islamiques un noyau de revendication d'un collectif transcendant la somme de ses membres. Alliant tout à la fois l'ouverture sur les mouvements marxistes postcoloniaux de l’Amérique latine, le réformisme islamique venu d'Égypte et de Syrie et l’activisme politique de mouvements iraniens chiites du temps de la révolution de 1979, son mouvement nage contre le courant historique de la division entre la gauche et l’islam politique.
Gagné par l’esprit de la transition démocratique qui fait suite à l'alternance – soit l'arrivée de l'Union socialiste des forces populaires au pouvoir en 1998 –, le mouvement représenté par Moatassim finira par demander un droit d’existence légale en 2002. Ce n’est qu’en 2005 que les autorités délivrent un statut juridique au parti al-Badîl al-Hadari (l’Alternative Civilisationnelle) de Moatassim. Ses idées politiques, taxées tantôt de marxistes-islamistes tantôt de chiites par les sphères officielles, font bientôt l'objet de répression politique. Son parti est interdit en 2008, tandis que Moatassim fait face à une lourde accusation de terrorisme qui résulte en une condamnation de 25 ans de prison ferme. Trois années plus tard, en avril 2011, grâce à la nouvelle conflictualité amorcée par le Mouvement du 20 février lors des révolutions arabes, Mostapha Moatassim est amnistié.


Je me permets au début de cet entretien de revenir avec vous sur l’enfance, pour situer un petit peu le contexte politique et social au Maroc ? Votre naissance ? Votre famille, vos liens avec vos parents quand vous étiez encore enfant ?

Je suis né en 1954 dans une famille marocaine dans un quartier populaire. La religion est quelque chose de l’ordre de la vie ordinaire pour nous. Dans la famille comme dans le quartier, tu vis le mois du ramadan et les fêtes religieuses comme étant une partie de nous-mêmes : ce sont nos traditions comme partout au Maroc populaire. J’ai grandi à Derb Sultan, à Casablanca. Ce quartier a vu la naissance du Mouvement National, ce qui a permis la diffusion du débat autour de la politique même au sein des milieux populaires. 1954 c’était aussi une année particulière marquée par l’exil de Mohamed V et la maturation de la lutte contre la colonisation française. Casablanca, où j’ai grandi, connaissait la multiplication de différents mouvements sociaux et partis politiques. Ainsi, dans les écoles, collèges et lycées que j’ai fréquentés, il y avait une certaine conscience politique et une réflexion qui se faisait savoir. J’ai grandi dans un environnement où il y avait un certain nombre de mouqâwimînes (des résistants contre l’occupation française). Certains d’entre eux se rassemblaient chez nous à la maison. Ils se réunissaient pour se remémorer collectivement leurs souvenirs de la résistance. Je me retrouvais parmi eux, autour d’un verre de thé ou des jeux de cartes. Leurs discussions évoquaient la situation du Maroc, son devenir et les principaux enjeux politiques de l’époque : les luttes internes au sein du parti de l’Istiqlal, la scission de l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP), le rôle joué par El Khatib et Ahardan, etc. Cet environnement m’a permis d’acquérir une certaine conscience. Bien entendu, j’ai subi, comme la majeure partie des enfants des pauvres des situations difficiles. En effet, l’enseignement était gratuit. L’accès à l’hôpital aussi. Mais nous avons vécu dans la pauvreté. La situation financière était dure, et les parents subvenaient difficilement à nos besoins. Donc il y avait, si tu veux, une conscience politique double. Il y avait la volonté de répondre à la situation collective difficile.

J’ai eu la chance de rejoindre l’un des plus grands lycées du Maroc, le lycée Prince Moulay Abdallah de Casablanca, alors que j’étais encore en 2ème année de collège. Il y avait encore des classes du collège qui suivaient leurs études à l’intérieur des bâtiments du lycée. J’y ai passé mon brevet. Le lycée enseignait des sciences expérimentales, les mathématiques ainsi que des enseignements dits technologiques. Il était connu à Casablanca du fait qu’il rassemblait des populations en provenance de plusieurs régions du Maroc : des élèves d’Al Jadida, Khouribga, Béni Mellal, Wad Zem, etc. C’était la situation de plusieurs autres lycées de Casablanca puisque la ville centralisait des enseignements n’existant pas ailleurs au Maroc. Les lycées, dans la ville, constituaient des centres pour les élèves en provenance du monde rural et d’ailleurs. Ainsi, il y avait des grands internats afin de loger ces élèves. Ces internats étaient des grandes structures rassemblant jusqu’à 2000 élèves. Ces espaces connaissaient la floraison de plusieurs activités telles que le théâtre, la peinture et le dessin, les sports dans le cadre de l’Association Sportive, etc. Ces activités nous permettaient de nous rencontrer, connaitre les problèmes des autres et des différentes régions du pays. Cela m’a permis de continuer ma formation politique, à commencer par la conscience primaire issue de ma relation avec mon père et ses camarades résistants, et par les débats et la conscientisation faite dans les mosquées par plusieurs faqîh (savants religieux) et imams qui diffusaient le débat. Il n’y avait pas encore cette conscience qui sera diffusée par la suite par le mouvement islamique, mais il y avait au moins des encouragements par les dou‘ât (les prédicateurs) et les faqîh, au lendemain de l’indépendance du Maroc, pour faire les études et participer collectivement à la reconstruction du Maroc. En plus de toutes ces motivations, le Lycée Moulay Abdallah avait rassemblé un nombre considérable des grands militants du Maroc qui sont aujourd’hui des cadres de l’Etat et de la fonction publique – on les retrouve rassemblés dans les associations d’anciens élèves de ce lycée.

J’avais intégré ce lycée vers 1967. Le spectre de la gauche était dominant dans le lycée et cela en lien avec plusieurs facteurs. La défaite de 1967[2] a constitué une grande transformation au niveau de la pensée des jeunes, notamment ceux qui sont dans les partis de gauche : l’UNFP et le Parti de Libération et du Socialisme (PLS) en particulier. L’idée circulant était que le mouvement national est un mouvement de revendications bourgeoises avec un seuil qui ne remet pas en cause le régime politique marocain de l’époque. Un mouvement qui ne pouvait pas réaliser les objectifs auxquels aspire un mouvement révolutionnaire préconisant l’instauration d’un régime basé sur la dictature du prolétariat, c’est-à-dire l’ensemble de la littérature révolutionnaire dominante de l’époque. Ce mouvement de transformation a connu son comble suite aux événements de mai 1968 advenus en France. Cette révolution estudiantine avait un impact direct sur le Maroc. Un nombre important des leaders émergeant dans la scène estudiantine de l’époque a mené un débat renouvelé sur les issues révolutionnaires. N’oublions pas que 1968 en France a menacé radicalement le régime De Gaulle. Ainsi, plusieurs étudiants ont adopté les idées du socialisme scientifique, l’histoire dialectique et d’autres modèles marxistes. Il y avait, bien entendu des revendications sociales, en lien avec les conditions dans lesquelles nous vivions. Il y avait également des revendications syndicales en lien avec les conditions dans le lycée. Mais le mouvement marxiste-léniniste qui a émergé à cette période dans les universités, les lycées et au sein des syndicats a favorisé une nouvelle pensée idéologique révolutionnaire, un socialisme égalitaire et, aussi, une dictature du prolétariat. A l’époque, personne n’avait froid aux yeux pour parler de la dictature du prolétariat. Et puis, la gauche au Maroc ne croyait pas du tout en la démocratie. Au moins pendant cette époque, c’est-à-dire avant 1975 et la création de l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP). Quant à la gauche léniniste, elle est restée fidèle à son idéologie.

Dans ce contexte général, comme plusieurs élèves du lycée, j’étais impressionné par la pensée marxiste. Mais cela n’a pas affecté mes principes religieux. J’ai été recruté par le mouvement marxiste. Et j’étais parmi les premiers lycéens ayant intégré le Syndicat National des Elèves. La constitution de ce syndicat vient dans le contexte de la dissolution de l’Union Nationale des Etudiants du Maroc (UNEM) par le régime à la suite du 15ème congrès. Cette organisation n’encadrait pas uniquement les étudiants. Les élèves marocains les plus politisés étaient en ce moment membres de l’UNEM. Ainsi, les cadres de cette Union ont proposé de séparer les étudiants et les élèves et de créer les Ouidadiyates des élèves. Ces dernières coordinations n’ont jamais vu le jour. La réponse du mouvement marxiste-léniniste consistait à créer le Syndicat National des Elèves. Je m’étais engagé donc parmi les premiers, comme Mdidech, El Fakak, Abdellatif Housni et d’autres jeunes de l’époque. En plus de la dimension militante, le mouvement marxiste-léniniste a tenté de se démarquer au sein de la scène estudiantine en diffusant la pensée marxiste-léniniste. C’est ainsi que nous avons commencé si tu veux notre formation idéologique. Nous recevions des livres de Marx, Lénine, Mao, etc.

Toujours pour mieux contextualiser, je me permets de revenir sur la formation de votre père, son métier également ?

Mes parents étaient des gens du commun ordinaire. Mon père avait une formation scolaire très simple. Il savait lire et écrire. Lire le journal par exemple. Il était coiffeur de métier. Une anecdote dans ce cadre, vers la fin des années 1960, avec l’émergence de la vague du hippisme, les pauvres coiffeurs ont connu une crise et n’arrivaient plus à bien s’en sortir. Il a changé de métier pour travailler dans une compagnie de transport urbain. Ma mère est femme au foyer.

Vous avez des frères et sœurs ? Sont-ils engagés politiquement aussi ?

Oui, j’ai des frères et sœurs. Le cadet a un lien à la politique. Celui qui est né après moi a moins de lien. Mais la conscience politique est présente.

Revenons au point de développement de cette politique oppositionnelle au Maroc que vous décrivez. Quelles étaient les principales organisations du mouvement marxiste-léniniste ?

Le mouvement marxiste-léniniste se composait principalement d’Ilal Amam, 23 Mars et d’autres petites organisations comme Servir le Peuple. La grande force c’était Ilal Amam qui relayait, si vous voulez, le marxisme-léninisme à la française, ou à l’occidentale en général. Alors que 23 Mars relayait la pensée socialiste avec un contenu arabophone et panarabe. Les arabophones comme Abdessamad Bellekbir, Abdel Ilah Belekziz et d’autres étaient au sein de 23 Mars. Ils avaient eu préalablement une formation autour des sources de la religion et des notions du socialisme arabe.

Ils provenaient aussi de l’UNFP ?

Oui. Effectivement. Alors que les autres, en provenance du Parti Communiste Marocain (PCM) avaient un référentiel culturel et linguistique proche de l’Occident. Ils se référaient à la gauche occidentale et notamment la gauche occidentale radicale. A l’époque il existait une gauche non-démocratique et radicale en Europe, comme Action Directe en France, l’ETA en Espagne, Brigate Rosse en Italie, la Fraction Rouge en Allemagne, etc. C’étaient des véritables mouvements radicaux croyant au changement par l’action armée, y compris dans les pays démocratiques. Ainsi, l’idée au sein du mouvement marxiste-léniniste au Maroc consistait à la « conscientisation » des jeunes dans des milieux comme les lycées et les universités.

Bien entendu, j’avais des mésententes avec l’ensemble de ces idées du fait de mes racines religieuses et de mon environnement de naissance, à savoir la résistance populaire. J’ai connu auparavant, autour de mon père, des gens qui ont mené la résistance. Des gens qui croyaient à la libération, à la justice sociale, et en même temps, quand le temps de la prière arrivait, ils partaient faire leurs prières. Des gens qui croyaient au socialisme islamique. Des gens qui ne vivaient pas la contradiction entre la religion et le militantisme. Je me suis retrouvé donc devant des personnes, au sein du mouvement marxiste-léniniste, qui relayaient une pensée violente et brutale. Une pensée qui fait de la religion son ennemi farouche. Cette pensée n’est pas en contradiction avec la seule religion, mais aussi avec les valeurs de la société.
Mon professeur à l’époque, celui qui était en charge de ma formation au sein d’Ilal Amam était Abd El Aziz Mourid, que Dieu ait son âme. Un grand militant d’Ilal Amam, prisonnier politique pendant plusieurs années. Il avait l’esprit d’un artiste : un peintre talentueux. Il me formait au sein d’une école qu’on louait à cette époque. Je lui disais souvent, Ssi Abd El Aziz cette lutte qu’on mène au nom du marxisme et les droits – non pardon, il n’y avait pas de débat sur les droits de l’Homme à l’époque. C’était considéré comme une langue bourgeoise. Donc, je lui disais « cette lutte pour le pain et pour la justice sociale nous l’avons aussi dans notre religion ; pourquoi donc s’opposer à la religion ? » Il me répondait simplement que je vais bientôt comprendre, que c’est normal que je me pose ces questions. J’étais avec un groupe de jeunes qui posaient les mêmes questions.

La situation a duré jusqu’au jour où j’ai eu un véritable choc. J’étais résident à Derb Sultan qui est un quartier où tu ne peux pas accepter facilement certaines choses. A cette époque par exemple, il était inacceptable que les filles sortent devant tout le monde dans la rue, accompagnées de leurs amis ou copains. Elles pouvaient avoir d’autres types de liberté, faire des choses, mais loin du quartier peut-être. Ce type de questions ne se posaient même pas. Au contraire, si on apercevait une fille de notre quartier se faisant abordée ou draguée par un homme, ce dernier peut subir une véritable correction par les gens du quartier. Un jour, j’étais dans la formation. C’était la même heure que maintenant (il était environ 18h). J’ai demandé à Ssi Abd El Aziz la permission de terminer tôt le cours. Je lui disais que mes parents étaient partis à Rabat et que je devais retourner à la maison m’assurer si ma sœur était bien rentrée à la maison ou si je devais aller la rejoindre pour l’accompagner. Il m’a répondu : « et supposons que ta sœur ne soit pas rentrée à la maison, en quoi cela pose problème ? Elle est en droit de pratiquer son humanisme ». Pour moi, c’était incompatible. J’étais choqué par sa réaction. Je lui répondais : « vous me dites quoi là ? Que je dois accepter ? ». Ensuite il est entré dans le débat autour de la théorie de Darwin, de la source première de l’Homme, que la religion n’est que fausses valeurs, etc. Alors qu’il parlait, j’étais au bout de mon choc. Je pouvais, jusqu’à un point, accepter des idées autour de la division entre religion et politique, mais ce choc des valeurs, le fait de sortir de la société et interroger ma relation avec mon environnement et mon quartier, tout cela a constitué pour moi un véritable choc. Je lui posais la question si ce qu’il venait de proclamer constitue une partie du projet social que promeut l’organisation ? Il me répondait que si je lisais attentivement les œuvres de Marx et des marxistes, je trouverais cette conception du monde social. Et effectivement, je me suis décidé à lire de nouveaux livres, et j’ai trouvé par exemple que Lénine parle du mariage comme étant des restes du régime bourgeois et considère la femme comme une partie de la production…
A l’époque, cela m’avait choqué autant que je commençais à me familiariser avec le communisme et y trouver une voie pour la justice. Mais je me disais en même temps que la pensée communiste doit absolument laisser la religion à l’écart. Tout cela a fait que j’ai subi un tremblement interne. Ce tremblement a été perçu par un ami de mon père que Dieu ait leurs âmes. Il a senti en moi, alors que j’avais 17 ans, la volonté de discuter des sujets politiques. Il a relevé ma confusion : d’un côté j’étais admiratif du socialisme et du communisme, du rôle joué par les petits paysans et les ouvriers dans les sociétés qu’ils veulent construire, et d’un autre côté il y a mon scepticisme quant au sacrifice de mon éducation, mes valeurs et ma morale. Ce Monsieur qui avait un poids particulier dans l’entourage de mon père, était professeur, ancien militant de l’UNFP. Il s’appelait Mohamed Ibn Taher.

Il était ami de votre père ?

Oui, un ami proche de mon père. Il vivait à l’ancienne Médina de Casablanca et l’un des membres fondateurs de l’UNFP et proche de Abdallah Ibrahim pendant une époque. Il m’a promis de me ramener un livre. Il m’a ramené deux : « Ma‘âlim fi at-tariq » (Jalons dans la route de l’Islam) de Sayed Qutb et l’ouvrage « Al Ikhwan Al Mouslimin Koubra Al Harakat Al Islamiya » (Les frères musulmans, le plus grand des mouvements islamiques) de son auteur le Cheikh Taoufik Al Wa’îi. On m’a introduit Sayed Qutb comme une victime du régime nassérien égyptien, mort exécuté à cause de ses idées. Ses livres étaient interdits d’entrer au Maroc. Quand j’ai lu son livre Al Maâlim, ma formation scientifique et linguistique ne me permettait pas une compréhension de ses concepts philosophiques complexes, notamment Al Oulouhiya (l’unicité dans l’adoration), Al Hakimiya (l’unicité du jugement), a-Rouboubia (l’unicité dans la seigneurie), etc. Mais le livre est rationnel. Je l’ai admiré car il raconte les conditions de naissance des frères musulmans, et les dimensions de la pensée et de la pratique organisationnelle de Hassan Al-Banna que Dieu ait son âme. En lisant l’ouvrage, je m’y retrouvais. Il raconte la capacité chez Hassan Al-Banna à rassembler ce qui constituaient les avantages dans dans l’expérience communiste et celle des mouvements nationaux, tout en y intégrant la dimension islamique. Des mouvements communistes et nationalistes, l’expérience des frères musulmans a emprunté les méthodes organisationnelles. S'agissant de l’éducation, elle a pris des fondements du savant turc Badî’ Zaman Saïd Nawrasi qui fut le fondateur de la Nahda (la renaissance) en Turquie. Cette expérience a rencontré d’autres mouvements du Pakistan, de l’Inde, etc. Hassan Al-Banna a pris des enseignements de tous ces mouvements. Je commençais à me retrouver dans cette pensée. Sans jamais laisser de côté la revendication de la justice sociale, je n’ai pas sacrifié non plus la dimension théologique de l’unicité et des croyances. Je pense que c’est bien cela qui constitue la forme du mouvement islamique. Elle restera forte tant qu’elle intègre la dimension sociale de la justice.
Donc, je commençais à me dire qu’il y a tout ce possible dans le mouvement islamique, et pourquoi donc ces camarades marxistes-léninistes racontent des choses en décalage avec notre réel ? Avec toute sincérité, je me suis retrouvé dans la pensée islamique, ou plus précisément dans la liaison entre la pensée révolutionnaire de la gauche et l’islam.

A cette époque, je me suis éloigné des activités du mouvement Ilal Amam et la gauche malgré le fait qu’ils ont tout essayé pour me récupérer. J’ai coupé ma relation avec eux. Quelques mois plus tard, j’ai rencontré Abdellatif Housni. Je lui ai dit que pendant les moments où je m’étais absenté, j’ai lu des choses, et j’ai changé mes idées. Il m’a bien écouté. C’était entre septembre et octobre. C’est-à-dire juste avant l’entrée scolaire au lycée. A l’entrée, j’ai trouvé l’ensemble du lycée me pointant du doigt : « Celui-ci est devenu membre des frères musulmans ». Une rumeur est diffusée. On venait me dire qu’Abdellatif aurait dit que je fais partie des Frères musulmans. Cet événement m’a encouragé à mener encore plus de recherches au sujet de cette organisation. On me pointait d’être traître, alors que je n’avais aucun lien avec les Frères musulmans. J’avais lu uniquement un livre qui expose leur expérience. Ces discussions qui ont eu lieu au sein du lycée Moulay Abdallah m’ont permis de rencontrer plusieurs jeunes qui avaient les mêmes types de questionnements : pourquoi attaquer la religion ? Donc ils venaient me voir et me demandaient qu’est-ce qui se passe. Je leur suggérais les livres que j’ai lus. J’ai ouvert aussi une Halaqa (un cercle de débat) avec les intéressés et nous avons commencé des lectures et des débats autour de ces livres.

C’était chez vous ? à la maison ?

Oui, à la maison ou à la plage quand il fait beau, ou ailleurs. Les lieux ne posaient pas de problèmes parce qu’on a appris très bien cela avec les gens de la gauche.

Mais pas au lycée ?

Si, ça va venir car au début j’étais seul, ensuite nous sommes devenus cinq ou six et puis ça grandissait. Oui, nous n’avions pas peur. Nous étions des « bagarreurs ». On pouvait recevoir des coups et on donnait des coups aussi. On a commencé à organiser des cercles de débat au sein du lycée. On nous a tabassé, on a résisté et patienté. A une période, certains défiaient les militants de la gauche et les invitaient à discuter avec nous sans violence. On a commencé donc à lire activement et à venir confronter nos idées à eux. Pour te dire clairement les choses, nous étions encore des élèves, donc chez nous comme chez les élèves marxistes-léninistes, il n’y avait pas une grande formation et une connaissance accrue des textes et concepts. Mais notre avantage c’est que nous savions les points sur lesquels ils centraient leurs propos et nous arrivions à répondre. Donc il y a eu un débat. Ce débat est arrivé jusqu’à chez Abdelkarim Motiî. Fin 1969, ce dernier avait fondé la Chabiba Islamiya [Jeunesse Islamique] à base d’un groupe d’enseignants. On nous a donc contacté. On nous a invité à l’école de la formation des instituteurs. Ils nous ont proposé un programme de formation. On nous a bien expliqué que nous étions un groupe d’élèves distingués de l’organisation de la Chabiba Islamiya qui a des liens internationaux. Donc jamais il n’y avait la fusion des deux. Nous étions indépendants de la Chabiba.

Qui vous a contacté ?

C’est Motiî lui-même qui m’a contacté. Ensuite, grâce à l’expérience que j’ai eue au sein du mouvement de gauche, je commençais à aller dans d’autres lycées pour mobiliser des élèves.

Quel était le nom que portait cette organisation à l’époque ?

Non, rien. Nous n’avions pas d’organisation. Les gauchistes nous appelaient à l’époque « les Frères musulmans » mais c’est faux. La Chabiba Islamiya n’est appelée ainsi qu’au début des années 1980. Avant cela il n’y avait pas de nom. On nous appelait les frères musulmans, et ceci relève d’une véritable rumeur totalement fausse qui a été diffusée par la gauche et d’autres. Il faut dire que le mouvement islamique marocain n’a jamais été lié aux Frères musulmans. Le virage qui a eu lieu en 1981 pouvait ouvrir des liens avec les Frères musulmans mais Abdessalam Yassin était catégorique puisqu’il a participé activement à séparer le mouvement islamique marocain des Frères musulmans. Nous pouvons revenir à ce sujet plus tard. Donc, j’ai dit que les élèves, une fois arrivés à l’université, ont permis l’évolution du mouvement. D’un côté il y avait les professeurs, les instituteurs et certains dou’âte (prédicateurs) dans les mosquées, c’est-à-dire les composantes de la Chabiba Islamiya, et de l’autre côté il y avait les élèves et les étudiants. Nous constituions si tu veux une organisation parallèle à la Chabiba Islamiya.

Pour ta question de départ sur la gauche, ou bien « pourquoi il y a une confrontation avec la gauche » ? Je pense que la catastrophe de la gauche marocaine réside dans le fait qu’elle a été influencée énormément par des problèmes survenus en Europe, notamment en France. Elle a ramené dans notre société l’idée d’une confrontation avec la religion puisqu’inspirée de la confrontation des révolutionnaires en France avec l’Eglise. Les conclusions de cette histoire ont été ramenées au Maroc et on va considérer que la religion c’est l’opium du peuple et que la religion n’est qu’un moyen pour servir la classe au pouvoir, etc. Cette lutte avait donné lieu à plus de 2 millions de victimes en France. Ils ont aussi transposé la lutte qu’a connue la Russie contre les mouvements nationalistes, et où les musulmans en faisaient partie. Cette lutte a eu lieu en Chine également et en Indonésie où la véritable opposition au régime communiste était les mouvements islamiques. Pareil, la lutte qu’a connue la Turquie Kémaliste et où le mouvement islamique a joué un rôle important à travers le parti Refah (Bien-être). Donc, ces oppositions et ces luttes ont été transposées sur la réalité marocaine. Il y a eu une contradiction au lieu de simplifier les choses. Le mouvement marxiste-léniniste marocain considérait que la force du régime résidait dans la manipulation des marocains par le biais de la religion, et que la meilleure façon pour affaiblir le régime consistait à attaquer la religion. Il considérait – regarde bien ce type d’analyse – si la religion s’affaiblit dans l’âme des marocains, le régime s’affaiblira également car sa puissance basée sur la religion et la commanderie des croyants sera sans effets. Cette analyse est dangereuse et fait qu’elle les éloigne et les isole de la société. Au lieu d’être une partie de la société, ils deviennent une élite rejetée par la société et qui n’a jamais réussi à se diffuser au fin fond de cette société. Cela c’est bien le contraire de la gauche Ittihadie.

Justement, pourquoi dans ce cas vous vous n’êtes pas rapproché du mouvement ittihadi, qui, lui, n’entrait pas forcément en contradiction avec les valeurs de la société en termes des croyances ? Et quelles sont les raisons, d’après ce que vous avez vu et entendu et vécu, qui ont amené des membres de l’UNFP à sortir et fonder la Chabiba Islamiya ? Comme Motiî par exemple ?

Tu as raison de le rappeler, car il ne faut pas oublier que le mouvement Ittihadi ait connu des personnalités islamiques assez importantes. El Hamdaoui, qui est l’oncle de Motiî, était l’un des grands prédicateurs au Maroc. Il y a également Cheikh El Islam El Alaoui et plusieurs autres faqîh et Oulémas (savants de la loi islamique) qui étaient membres de l’UNFP. Mais au sein de l’UNFP aussi, il y a eu une histoire pareille à celle qui s’est passée au sein du parti de l’Istiqlal. Au sein de ce dernier, il y a eu une divergence entre Allal El Fassi qui portait un projet réformateur et entre des forces qui avaient des orientations…disons francophones, inspirées de l’occident, laïques, etc. et qui voulaient tirer l’Istiqlal loin du projet de Allal El Fassi.

Il y avait également deux projets politiques et deux coalitions différentes ?

Oui, évidemment, mais les deux tendances étaient réformistes. Un mouvement qui s’inspirait de la réforme et de la renaissance avec une dimension occidentale et de l’autre côté un mouvement réformiste inspiré des idées salafistes, islamiques et réformatrices. Et quand je dis salafiste, tu m’as compris, ça n’a rien avoir avec le salafisme d’aujourd’hui.
La scission qui a eu lieu au sein de l’Istiqlal s’est effectuée sur la base de la question politique et celle de la pensée. Mais il n’y a pas eu de tri même au sein de le l’UNFP après la scission. Elle est restée hétérogène et composée de personnes différentes : Habib El Fourkani, Faqih Basri, Abid El Jabri et d’autres avaient des orientations islamiques car ils avaient fait leurs études à el Qaraouine et Moulay Youssef alors que d’autres comme Ben Barka, Abderrahim Bouabid, avaient des orientations en lien avec l’Etat moderne tel qu’il est constitué en occident. L’UNFP était un Front qui a rassemblé des gens qui voulaient un autre Maroc que celui qu’on a créé après l’indépendance. L’idée était magnifique car elle a réussi à rassembler autour d’un minimum d’objectifs malgré les contradictions. Le seuil minimal était la réforme de la scène politique, la construction de l’Etat national sur une base forte, etc. Après 1967 également, il est apparu de façon forte au sein du mouvement ittihadi un courant qui a des orientations islamiques par opposition à celui qui a des orientations de gauche. Malheureusement, ils n’ont pas réussi à cohabiter. Les orientations de gauche étaient représentées et présidées par un homme de principe mais qui était inflexible et dur. C’était Omar Bendjelloun. Les orientations islamiques, pareil, étaient présidées par un homme inflexible, dur également et avec une personnalité forte à savoir Abd El Karim Motiî. Ils avaient tous les deux un profil et des personnalités qui se ressemblent, mais qui portaient deux visions différentes. Ils étaient incapables de cohabiter et continuer. Motiî avait au départ une idée qu’il a partagée et discutée plusieurs fois en notre présence. C’était la constitution de l’Union Nationale Islamique, de l’intérieur de l’UNFP. A l’époque l’USFP n’est pas encore constituée. Il avait donc cette idée, et plusieurs la soutenaient car ils étaient contre l’orientation qui sera déclarée par la suite au sein de l’USFP, à savoir l’adoption du socialisme scientifique. Parmi les militants Abdellatif Bendjelloun, l’une des grande figures du mouvement national, le premier ambassadeur du Maroc à l’ONU, qui pesait par sa présence au sein de l’UNFP et de l’USFP : il a gelé son adhésion quand l’USFP a viré vers ce baratin du socialisme scientifique. Au sein du mouvement ittihadi, il y avait ce mélange qui, quand il a été présidé d’une part par Omar Bendjelloun et par Motiî de l’autre, il y a eu une césure.

Il ne faut pas oublier que Motiî a eu un poids au sein de l’UNFP. Il était fondateur du Syndicat National de l’Enseignement qui sera ralliée par la suite à la CDT. Autrement dit, les premiers syndicats qui se sont constitués en dehors de l’UMT c’étaient le syndicat national de l’enseignement et le syndicat national des postiers. Le premier est fondé par Motiî, le deuxième par Omar. C’est bien l’incapacité à cohabiter qui a fait que chacun a pris son chemin, bien qu’il a eu entre eux des communications, des rencontres et des négociations qui n’ont cessé qu’avec le crime perpétré contre Omar Bendjelloun en 1975. La mort d’Omar a annoncé la coupure définitive entre le mouvement ittihadi et le mouvement islamique. Avant cette date, il y avait de la communication. La rupture qui existait c’était avec la gauche radicale car c’était une gauche athée. Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est une réalité : une gauche athée qui rompt avec les valeurs de la société. Des valeurs fausses ou non, ceci est un autre débat. C’était aussi une gauche violente à l’égard de tout ce qui est islamique, et quand les militants du mouvement islamique sont apparus, cette gauche n’a pas baissé les bras. Elle a exercé de la violence physique même à l’égard du mouvement ittihadi. Les militants de cette gauche ont fait tout contre le mouvement islamique mais il s’est retrouvé devant des groupes qui étaient prêts à entrer dans la spirale de la violence. Ainsi, il y a eu un équilibre dans la violence.

Je pense que le référentiel de la gauche radicale dans sa dimension francophone ou occidentale a recueilli l’ensemble de l’héritage des luttes en occident et a tenté de le transposer et le ramener au Maroc. Ainsi, il était normal qu’elle tombe en contradiction avec la religion. Elle considérer que la destruction de la religion au sein de la société allait participer à vaincre le régime. C’était une véritable faute stratégique qui a même facilité la naissance du mouvement islamique et son évolution rapide. Car il est facile de mobiliser les gens quand vous leur dites celui-ci dit tant d’injures à l’encore de l’islam et d’Allah l’exempt de tout manque et imperfection. Bien entendu, ceci facilite l’opération du recrutement et de l’isolement de la gauche radicale.

Une date à laquelle je me suis souvent référée c’est 1967. C’était un échec du régime national panarabe. Echec de Jamal Abdel Nasser, des partis Al Baâth syrien et Al Baâth irakien, et Israël a réussi à coloniser une superficie quatre fois plus que ce qu’elle possédait avant. Il a colonisé tout le Sinaï, le Golan, une partie du Soudan, la Cisjordanie, etc. et le régime national arabe s’est plié en 6 jours. Ce régime s’est constitué comme étant national et comme étant le seul capable de ramener des solutions. Il est entré en conflit avec les mouvements communistes dans le monde arabe ainsi qu’avec les Frères musulmans et les mouvements islamiques. Et c’était une guerre sanguinaire et violente. Plus violente que ce qu’est en train de faire actuellement El-Sissi en Egypte. Il y a beaucoup de choses qui ont été rédigées dans les prisons en termes de dialogues entre des membres de mouvements islamiques et des communistes rassemblés tous ensemble dans les prisons. Avec la défaite de 1967 la question est revenue en force : si le panarabisme s’est effondré en six jours, quelle est la solution ? Ainsi, plusieurs mouvements panarabes, à cette époque, se sont convertis à la gauche. Par exemple, une partie des « Al qawmiyoun Al Ârab » a constitué le Parti Al Baâth mais une partie est restée sous la nomination des Qawmiyoun al Ârab. Ils avaient une revue en provenance du Moyen-Orient nommée Al Houriya (Liberté), mais après 1967, quelques semaines seulement, ils se sont convertis du panarabisme au marxisme-léninisme. Ils ont considéré que la solution serait la lutte des peuples contre les régimes. Ils ont brandit le slogan préconisant que « la route vers Al Qods –Jérusalem – passe par les capitales arabes » et que la solution sera la lutte armée et la lutte des ouvriers. On connait tout le reste de la littérature qui a permis la création, à titre d’exemple, le Front Populaire pour la Libération de la Palestine présidé par George Habach et le Front Démocratique pour la libération de la Palestine, présidé par Nayef Hawatma. Le Front populaire avait beaucoup d’influence sur Ilal Amam et 23 mars. Il a influencé une des décisions que je considère importante et positive au sein de l’UNEM : la considération de la cause palestinienne comme cause nationale. Une partie des élites du monde arabe ont adopté la solution de se convertir au socialisme scientifique.

Quant aux mouvements islamiques dans le monde arabe, ils ont soulevé le fait que la défaite est le résultat de la répression du mouvement islamique et que la solution réside dans l’islam. Bref, certains ont scandé le slogan « le marxisme-léninisme c’est la solution », d’autres : « l’islam c’est la solution ». Les relations, dès le début, malheureusement, étaient conflictuelles entre ces deux mouvements, au lieu d’être une relation de compréhension. Ils n’ont pas, malheureusement, pris compte des enseignements du passé puisqu’ils étaient tous les deux des victimes du régime national. Et cette erreur s’est reproduite encore en Egypte et en Syrie dernièrement puisqu’ils n’ont pas pu se distancier du passé pour construire la Syrie ou l’Egypte de l’avenir. C’est parce qu’une partie de la gauche a été utilisée dans certains pays pour justifier la répression du mouvement islamique et une autre partie des mouvements islamiques a été utilisée dans des pays comme le Yémen et Oman, pour justifier la répression de la gauche. Ainsi, au lieu que la relation se base sur la compréhension et le dialogue, elle reste conflictuelle. Ceci en ce qui concerne la gauche radicale marocaine.

Quant à l’UNFP, plusieurs élites au sein de ce parti n’en pouvaient plus du statuquo exercé par Abdallah Ibrahim, notamment après qu’il ait gelé sa présence au sein de la Koutla, etc. Ces élites voulaient recréer un parti national démocratique. Mais les débats, au moment de la reconstruction de l’USFP, connaissaient des divergences profondes quant à l’islam et le socialisme scientifique. Et malheureusement, le rapport moral du congrès constitutif de 1975 a porté un terme aux espoirs du mouvement islamique. Ce terme stipulait que l’USFP adopte le socialisme scientifique. Ce terme, à ce moment et dans ce contexte, signifiait l’athéisme. Il n’avait aucune justification sauf la tentative de s’ouvrir sur les forces de la gauche radicale. Alors que concrètement l’USFP posait le projet de la méthode démocratique et la participation. Les principes adoptés par ce congrès ont posé problème dans les relations avec les mouvements islamiques ainsi que d’autres forces sociales.
Par ailleurs, en parallèle avec ces évolutions, l’assassinat d’Omar Bendjelloun est survenu dans un moment sensible de l’histoire marocaine. Tout d’abord, Omar était le cerveau de l’USFP. Le théoricien et l’idéologue. Abderrahim Bouabid était le temporisant, un acteur du consensus. Mais Omar était le cerveau. Cette dualité complémentaire était nécessaire. L’assassinat est survenu à un moment incompréhensible. Un moment où le régime avait besoin du mouvement Ittihadi. Il s’était ouvert à ce mouvement surtout que la cause du Sahara vivait une temporalité particulière. La marche verte a eu lieu de 6 novembre et Omar, que Dieu ait son âme, a été assassiné le 18 décembre. Dans un moment particulier de consensus national pour la cause du Sahara. Cet assassinat me rappelle personnellement l’enlèvement et l’exécution de Mehdi Benbarka qui étaient survenus dans un contexte qui ressemble à celui de l’assassinat d’Omar. Cette fois-ci, le régime a été éloigné de l’accusation puisqu’on a donné une justification idéologique : Omar serait assassiné par des groupes qui voulaient venger la religion, et donc par des personnes proche de la Chabiba Islamiya. Cela a approfondi davantage les blessures et a mis des obstacles insurmontables entre les grands courants de notre société, notamment entre ses forces qui veulent le changement. Et je reste déçu car dans la réalité, l’assassinat a laissé de grandes traces et l’histoire juge tout le monde : nous continuons aujourd’hui à souffrir des impacts de cet assassinat. Nous retrouvons cette situation dans d’autres pays qui ont connu des assassinats des cadres islamiques ou socialistes.

[1] Cette question sera davantage problématisée à partir d’un deuxième article consacré à l’assassinat du martyr et leader socialiste Omar Benjelloun. Je me fonderai sur l’actuel entretien ainsi qu’un second entretien avec Maitre Mahmoud Benjelloun, neveu du martyr et défenseur des droits humains au Maroc.
[2] Référence à la guerre israélo-arabe dite des six jours, soldée par la victoire d’Israël et l’occupation de plusieurs terres dans la région.


[La seconde partie de ce texte parait le 5 février 2023.]
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