Lumière sur lumière

Thomas Sibille

Un monde dont le sens nous échappe, des hommes et des femmes qui ne se comprennent plus… La modernité a isolé les individus les uns des autres et a privé l’Homme des réponses à ses questions les plus fondamentales. Le monde est entraîné vers le chaos, un chaos intellectuel, psychologique, spirituel et même écologique. Quand plus personne ne se comprend, la confusion règne, l’arbitraire et le mépris s’installe. À l’inverse, la tradition est un fil conducteur qui relie les époques les unes aux autres autour de principes immuables. La modernité quant à elle apparaît comme une anomalie de l’histoire : elle entraîne une rupture avec les principes anthropologiques ayant toujours accompagné l’homme au cours de l’histoire humaine, des principes tels que la foi en Dieu, la vie après la mort, le paradis et l’enfer…

Le sentimentalisme déguisé des Modernes

Moins qu’un processus de modernisation technique, j’entends par modernité une série de ruptures spirituelles, au premier chef desquelles le rejet de la transcendance et des principes anthropologiques qu’en a longtemps retiré l’humanité. La modernité est une forme de négation de la tradition construite sur le matérialisme et l’individualisme visant à sublimer tout ce qui est humain et le coupe de sa source divine. Malgré son apparition récente, elle se montre orgueilleuse et méprisante avec tout ordre traditionnel. Elle crée une génération d’individus aliénés, qui ne voient le monde que dans son aspect apparent et sous l’angle de l’utilité et la rentabilité. L’intelligence et la science ne sont plus soumis à une connaissance supérieure – ce qui longtemps a été appelé la sagesse – mais limités à leur aspect purement matériel et technique. Après avoir séparé l’Homme de Dieu, la modernité a isolé les sciences les unes des autres et a fait naître le règne de la raison utilitaire dans l’esprit de l’individu moderne. Le médecin étudie le corps, le philosophe la logique des concepts et le psychologue l’esprit et le cœur ; une division du travail limitante. Morcelée autant que le sont ses savoirs, l’humanité ne dispose plus des clés pour sa propre compréhension – sans parler de celle du monde –, ainsi que le notait déjà le fondateur de la sociologie Auguste Comte.

Mais le monde et ce qu’il contient ne peut être compris que pris de son ensemble. Isoler le savoir, c’est priver l’humanité d’en saisir sa réalité profonde et la possibilité de répondre à ses questions existentielles. Cette division des savoirs est redoublée par la franche distinction entre sacré et profane, qui a en retour entraîné la sécularisation et l’isolement de la religion et sa réduction au privé des maisons et des lieux de cultes. La modernité dénie ainsi à la religion de l’élan vital qu’elle offre aux plans éthique et social ; le profane devient la norme et la religion finit d’être cantonnée à un simple sentiment sans influence.

Quoique la modernité porte en apparence bien haut l’étendard de la raison triomphante, l’époque contemporaine ne cesse de démontrer le rôle de plus en plus hégémonique accordée à l’émotion. Politiques, journalistes et publicitaires proclament ainsi à l’unisson la société de spectacle, où théâtralité et (faux-)sentimentalisme sont la mesure de toutes les interactions sociales. L’aveuglement généralisé le dispute à l’aliénation ; le psittacisme des cultures mutilées guide ainsi toute forme de participation à l’espace public.

L’unicité de l’islam

L'islam refuse de compartimenter la vie ; il ne divise le monde ni entre sacré et profane, ni entre clercs et laïcs. Ces oppositions sont jugées par la tradition vides de sens et artificielles (voir à ce titre Ismaïl el-Farouqi, Le Tawhid, ses implications dans la pensée et la vie). Tout à l’inverse de la raison utilitaire, la tradition signifie la transmission fondée sur la révélation divine, que médiatise messagers et prophètes. Ce principe de transmission et d’héritage assure ainsi la continuité de l’existence humaine – par-delà les frontières stériles qu’imposent les temps en partage.

Réunifier les savoirs permet à la pensée religieuse de ne pas détacher la raison des questions existentielles qui ne cessent d’affecter toute vie humaine. À l’encontre du cloisonnement induit par la raison utilitaire et l’inexorable anomie sociale qui en découle, la tradition réaffirme l’importance du lien et de la transmission. Celui-ci n’est pourtant pas la caricature totalitaire qu’une longue lignée orientaliste croit déceler dans l’islam ; par un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est à l’inverse l’individualisme moderne qui conduit les individus coupés les uns des autres au conformisme le plus superficiel – d’aucuns diraient à une forme de vie mutilée et condamnée à l’aliénation. La question morale – comment conduire sa vie ? – est ainsi abandonnée, au profit d’un matérialisme étouffant toute aspiration d’élévation spirituelle ou intellectuelle.

La séparation moderne des plans de la vie entraîne inévitablement leur affaiblissement progressif – et leur décomposition in fine. Le devenir-machine de l’individu moderne est ainsi patent : sans vie et sans sentiment, il erre ainsi à la lumière factice de l’utile et du rentable. Que faire ? La vieille question léniniste est pourtant illusoire. Il s’agit moins d’établir une feuille de route que de rétablir l’équilibre en réunissant à nouveau ce que la modernité a artificiellement scindé. La réconciliation n’est pourtant accessible qu’à la condition d’une prise de conscience, celle qui consiste en une critique affirmée du rationalisme moderne : celui-ci n’est qu’une passion poursuivie au nom d’une rationalité factice. La raison ne peut ainsi accéder à sa pleine amplitude qu’accompagnée de la lumière de la tradition. Sans cela, comme celui qui ne voit que d’un œil, l’individu moderne – privé de la clairvoyance que lui apporte la tradition – est condamné à l’errance sans but.

Contrairement à ce que l’on entend si souvent, l’islam ne combat ni ne condamne la raison. Elle est à l’inverse l’instrument qui permet l’accès à la révélation et sa mise en œuvre dans l’existence. Dans sa thèse doctorale soutenue en Sorbonne et portant sur la morale du Coran, Mohammed Abdallah Draz démontre ainsi que la révélation et la raison ont toujours été complices en islam : « Où chercher la lumière pour éclairer nos consciences, quand partout se trouve l’obscurité ? Où trouver cette ancre de salut à laquelle fixer nos âmes ballottées par le doute ? À ces questions, il n’y a qu’une réponse qui s’impose. Car nul ne connaît l’essence de l’âme, la loi de son épanouissement et de sa perfection, avec plus de compétence et de sagacité que l’auteur même de son être. C’est dans la lumière infinie que je dois puiser ma parcelle de lumière. Seule la lumière révélée peut suppléer à la lumière immanente ; seule la loi divine doit continuer et compléter la loi morale naturelle. Pour le Coran raison et tradition marchent de pair. Dans le cœur du croyant il y a un double éclairage tandis que l’incrédule n’en a qu’un. Voici le sens de la parabole de la double lumière ».

Foi et raison

Il peut paraître étrange pour l’individu moderne de ne pas opposer foi et raison, plus encore d’affirmer que la foi puisse être rationnelle. Plus étonnant encore pour lui est la forme singulière que prend la critique de la mécréance – c’est-à-dire au sens classique le refus d’admettre la révélation et ses miracles – dans le Coran : la parole divine condamne ainsi ceux qui rejettent la vérité du Verbe au titre spécifique de leur manque de rationalité (« Mais la plupart d’entre eux ne raisonnent pas » لا يعقلون). Une telle revendication religieuse à la rationalité sonne de nouveau étrange aux oreilles modernes. L’héritage chrétien agit ainsi à plein : religion fondée sur l’adhésion aux mystères de l’Église, celle-ci exempte les fidèles de l’obligation de raisonner. Cette dogmatisation de la religion a déteint sur la compréhension qu’ont les Modernes de l’islam – jusqu’au nom lui-même. Islam est ainsi le plus souvent traduit par soumission, ce qui est tenu pour démontrer d’emblée le caractère totalitaire et étouffant de la religion islamique.

Il s’agit pourtant moins de soumission que d’oblation, c’est-à-dire de l’acte conscient qui consiste à s’en remettre à Dieu - comme l’indique Amin Abdulkarim Barbot, enseignant-chercheur en linguistique arabe à l’Université de Strasbourg. Loin d’être irraisonnable, l’oblation au fondement de l’islam est ainsi consubstantielle de la liberté humaine et du libre-arbitre. De surcroît, le nom islam, qui a pour racine trilitère salama, lie ainsi la paix à l’oblation à Dieu : c’est en s’en remettant à la transcendance divine qu’est obtenu l’apaisement du cœur et de l’esprit.

À un journaliste français lui demandant si la foi est affaire de cœur ou de raison, cheikh Tayeb el Okbi répondit « qu’on accède à la foi par la raison ». Pour autant, le rationalisme consubstantiel de la piété islamique ne signifie pas le détachement à l’égard de la révélation. Celle-ci agit ainsi par la guidée(hedâya) qui en retour ouvre la voie de la connaissance. La prophétie – dont Muhammad ﷺ fut le sceau – trace ainsi la voie historique du sens de la vie. S’agissant de la question « comment as-tu connu ton seigneur ? », l’exégète – et cousin de Muhammad ﷺ –ibn Abbas répondit : « celui qui cherche sa religion par l’analogie vit dans l’embarras et dans l’irrésolution loin du bon chemin. Je Le connais par Sa révélation et je Le décris par Ses attributs révélés ».
La révélation n’est ainsi guère dispensable en islam. Seule son articulation de la raison permet ainsi d’approfondir l’existence individuelle et de la relier au monde, en lui permettant d’être à la hauteur de la liberté qui lui a été confiée – c’est-à-dire d’accepter la révélation ou de la rejeter. Le libre-arbitre est ainsi ce qui distingue l’humanité : il lui offre la potentialité du salut, qui n’est ainsi accessible qu’à travers l’intelligence et la vérité divine que l’humanité a reçu en dépôt. Ce n’est qu’à travers la conciliation entre raison et révélation que l’individu moderne peut être conduit à l’élévation spirituelle, qui consiste ainsi à reconnaître la volonté de Dieu en chaque créature et derrière chaque loi de la nature – dont l’humanité est la gardienne.

L’unité de toute chose

Le tawhid (توحيد) est l’élément fondamental de la révélation, celui qui établit un monothéisme que rien n’altère. Sa lumière rayonne dans l’existence et est manifestée en chacun des plans : famille, société, politique, économie etc., le tawhid suppose la responsabilité permanente de ceux et celles qui lui en font leur règle de conduite. La forme de vie qu’il implique est en miroir fondée sur l’unicité : renforçant le lien entre les différents plans de l’expérience humaine, elle en approfondit simultanément le sens et l’intérêt. Relier à nouveau régénère ainsi ce que la rupture moderne a détruit. En permettant aux fidèles d’y agir, l’ouverture sur le monde est ainsi consubstantielle de la révélation divine. Seyyed Hossein Nasr écrit à ce sujet : « L'islam est une révélation divine qui a été déposée comme une semence dans le cœur de l'homme, réceptacle de ce message divin. L'homme est comme un récipient. Il ne s'agit pas de le briser mais seulement de le vider pour le purifier de la substance amère qui le remplit afin qu'il soit digne de recevoir le Nectar divin. C'est en vidant la coupe qu'il se rend digne de recevoir le message du Ciel. C'est lorsque l'homme devient un terrain digne de la recevoir que la semence divine peut y être déposée. La semence de l'islam a été placée dans le cœur de l'homme par le Coran et par le Prophète, instrument de sa propagation parmi les hommes. C'est de cette semence qu'est né l'arbre spirituel d'où est sorti l'une des plus grandes civilisations de l'histoire, arbre à l'ombre duquel une fraction importante de la race humaine vit et meurt aujourd'hui encore, et trouve le sens de sa vie et comment l'accomplir ».

À l’encontre d’une croyance bien établie – parfois chez les musulmans eux-mêmes, la spiritualité n’est pas déliée en islam de l’agir social et politique sur le monde. La croyance en l’au-delà fonde un surcroît d’existentialisme : les fidèles ne vivent guère en situation d’anomie sociale, ils cherchent à l’inverse à accéder à l’élévation par l’expérience du monde.

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