Tareq Hajjaj
Les histoires que nous ne savons pas raconter
Dia al-Azzawi, Tragedy of Kerbala, 1968
Des listes d'attente pour secourir les personnes coincées sous les décombres. Des corps en décomposition dans les rues, dévorés par les animaux. Des personnes encore en vie qui ne se reconnaissent plus. Telles sont les histoires que nous n'avons pas encore les mots pour raconter.

Par Tareq Hajjaj, journaliste à Gaza, membre du syndicat des écrivains palestiniens, traduction d’un article paru dans Mondoweiss.
Pendant la journée, toute la famille se consacre à un seul objectif : trouver de la nourriture et de l'eau. Dans le sud de Gaza, une telle entreprise est comparable à celle de chercher de l'or. Il y a encore quelques semaines, les familles se plaignaient des files d'attente incroyablement longues devant les boulangeries - une attente de six à huit heures pour obtenir un petit sac de pain. Maintenant, alors que les boulangeries ferment leurs portes en raison de l'absence de farine et de carburant, beaucoup en viennent à faire du pain à la maison, utilisant des moyens a priori impossibles. Les parents envoient leurs enfants fouiller les déchets de plastique, de carton, ou tout ce qui pourrait être brûlé pour allumer un feu – pour les familles chanceuses qui ont pu mettre la main sur de la farine.

Au crépuscule, tout le monde est de retour dans son abri ou sa maison et parle de la guerre. Les conversations tournent généralement autour de la mort, et parfois de l'ampleur de la destruction. Hier, alors que je me trouvais dans la cour de la maison où ma famille et moi séjournions, nous avons entendu un sifflement perçant juste avant qu'une bombe ne tombe près de nous. Un jeune homme, surpris par le bruit, m'a demandé si nous aurions suffisamment de temps pour fuir si la bombe était lancée dans notre direction. Un autre jeune homme l’a interrompu : "Quand la bombe tombera sur nous, nous ne pourrons rien entendre. Elle nous tuera avant même que nous ayons pu penser à fuir."

Les conversations continuent. Les discussions sur la guerre nous amènent à comptabiliser la mort des personnes que nous connaissons. Quelqu'un demande après telle ou telle personne, voulant prendre de ses nouvelles. La réponse est abrupte : "il/elle a été tué." Quelqu'un d'autre demande des nouvelles d'une famille dans un quartier lourdement bombardé. La réponse : "ils étaient coincés sous les décombres pendant des heures, et personne n'a survécu." La même conversation se répète. Nous commençons à parier sur qui parmi nous pourrait survivre.

Lors de ces rassemblements, nous entendons des histoires étranges que nous avons du mal à croire être réelles. Une femme ayant fui le nord nous raconte l'histoire de son fils de 29 ans, Issam Ileywa, marié et père de trois enfants, qui vend de l'eau potable. Elle dit qu'il ne voulait pas aller vers le sud parce qu'il voulait continuer à fournir de l'eau à ceux qui en avaient besoin dans le nord de la ville de Gaza. Il a renvoyé sa femme et ses enfants mais est resté derrière.

Issam parcourait des quartiers détruits à la recherche de personnes coupées du monde et incapables d'accéder à l'eau, et effectuait également des livraisons dans les hôpitaux qu'il croisait en chemin. Même si de telles circonstances sont propices aux monopoles qui pourraient exploiter la situation et augmenter les prix, il y a aussi des héros qui émergent en ces temps difficiles. Issam ne prenait pas d'argent pour l'eau, mais acceptait les dons pour alimenter sa voiture et la maintenir en état de marche.

Sa mère nous a dit qu'ils avaient perdu le contact avec Issam pendant quatre jours et qu'elle avait demandé à de nombreuses personnes de leur région à al-Nasr, qui avaient pu fuir vers le sud, si elles l'avaient vu. Le cinquième jour, un homme a fini par donner à la mère d'Issam des nouvelles de son fils. Il dormait dans sa voiture après que leur immeuble à al-Nasr ait été nivelé au début de l'invasion terrestre du nord-ouest de Gaza, et la voiture a été bombardée alors qu'Issam était à l'intérieur. Son corps était complètement calciné lorsqu'ils l'ont transporté à l'hôpital.

Les récits de guerre se poursuivent. Le déluge de souffrances humaines est si grand et si vaste qu'il pourrait nous falloir une vie entière pour le documenter et le raconter au monde.

Une autre femme nommée Mariam Qannu' nous dit qu'elle a un fils qui n'a pas pu fuir vers le sud avec eux depuis la ville de Gaza, et qu'elle était déterminée à retourner le chercher, mort ou vif. Mariam nous dit qu'elle a pu atteindre le nord pendant des heures spécifiques où l'occupation permettait un passage limité (habituellement dans l'autre sens). Lorsqu'elle est arrivée dans le quartier où se trouvait leur maison, elle nous a dit qu'elle n'arrivait pas à rester debout devant le spectacle qui s'offrait à elle. Des corps jonchaient les rues et les trottoirs, des corbeaux se repaissant de leur chair en train de se décomposer. Son fils était parmi eux. Elle n'a pu l'identifier que grâce au pantalon qu'il portait toujours et à sa ceinture en cuir distinctive.

Elle dit que les corps portaient des marques inhabituelles et montraient des signes de dégradation, car les corbeaux les attaquaient pendant la journée et les animaux errants convergeaient vers eux la nuit quand personne n'était dans la région. Ce sont des zones où l'invasion terrestre s'est refermée, les mêmes zones où les ambulances ne peuvent plus se rendre et où les corps des gens sont laissés pourrir.

Mariam nous dit qu'elle a enveloppé le corps de son fils dans une couverture et l'a transporté sur plus d'un kilomètre à pied jusqu'à ce qu'elle trouve quelqu'un conduisant l'un des chariots tirés par des animaux, devenus courants depuis que le carburant a été épuisé. Elle a pu emmener le corps de son fils vers le sud, où elle l'a enterré.

Les récits de la guerre relatent souvent des faits horribles, et maintenant ils sont aussi traversés de faits surréalistes. Les longues files d'attente pour obtenir du pain et de l'eau ne sont plus remarquables maintenant qu'il y a des listes d'attente pour savoir qui sera sauvé de sous les décombres et quel corps en décomposition sera déterré. Il y a quelques jours, mon ami et collègue Hani Abu Rizeq a publié sur Instagram l'histoire d'une famille ensevelie sous les décombres d'une frappe aérienne israélienne. Les voisins de la famille ont appelé la défense civile, les suppliant de venir sauver la famille. La défense civile leur a répondu qu'il y avait une liste d'attente de maisons détruites avec d'autres familles ensevelies sous les décombres, et qu'ils devraient attendre leur tour.

Ce n'était pas de l'insensibilité, mais un constat impuissant de la réalité. Des milliers de familles sont piégées sous les décombres et attendent leur tour pour être secourues. Tout ce qui vivait autrefois est en train de mourir. Tout ce qui est beau à Gaza est maintenant défiguré - ses bâtiments, ses points de repère, sa terre et ses habitants. Mais la réalité et l'ampleur du génocide sont bien pires que ce qui parvient au monde. Mes collègues journalistes sont désormais piégés là où ils se trouvaient avant le début de l'invasion terrestre. La plupart d'entre eux se trouvent dans le sud, dans des hôpitaux et des abris, et ils ne sont pas en mesure de documenter ce qui se passe dans le paysage de guerre au-delà. Seules les quelques personnes encore stationnées dans les communautés isolées sont en mesure de comprendre une fraction de ce qui se passe.

Mais au-delà des histoires enfouies sous les décombres que nous ne sommes pas en mesure d'atteindre, il y a celles que nous n'avons pas encore les mots pour décrire. Des personnes qui pensent avoir survécu à la guerre jusqu'à présent mais qui se reconnaissent à peine. Des personnes dont le corps est intact mais qui n'ont rien pour leur rappeler qu'elles sont en vie.
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