Dia al-Azzawi, Elegy to My Trapped City, 2011
Sitôt parus, certains ouvrages acquièrent le statut de bilan d'époque. En jetant une lumière crue sur la situation historique qu’ils se donnent pour objet, ils convoquent irrésistiblement le lecteur à prendre position quant au présent qui est aussi le sien.

Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), l’ouvrage qu’ont dirigé Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour et Farouk Mardam-Bay aux éditions du Seuil (2022), appartient indéniablement à cette catégorie de livres. La somme des crimes dépeints est vertigineuse : violences de masse, dont les historiens du futur auront à dire si elles furent effectivement génocidaires, aidés en cela par la documentation minutieuse qu’en ont conduite les Syriens et Syriennes confrontés au régime de Bachar al-Assad, emprisonnement de larges segments de la population, exil forcé d’autres, destruction à très grande échelle – l'urbicide –, corruption et spoliations en tout genre, la liste ne saurait hélas être exhaustive. À une démonstration de rare rigueur, le propos ajoute la compilation d'une multitude de voix syriennes, lesquelles offrent à voir tant l'espoir immense qu'a suscité la révolution que les significations multiples et globales dont sa répression implacable est affectée.

À l’heure de la réhabilitation rampante de Bachar al-Assad et de son régime, la revue Conditions s’honore de participer à la promotion de l’ouvrage Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021). Avec l’aimable autorisation des éditions du Seuil, nous en reproduisons les cinq extraits suivants :

  • un texte de Moustafa Khalifé, écrit en 2012 et intitulé Et si Bachar l'emportait ? Il est augmenté d'un post-scriptum où l'auteur s'interroge, près d'une décennie plus tard, sur la succession d'événements qui ont de facto abouti à la victoire de Bachar al-Assad.
  • une partie de l'article que dédie Catherine Coquio au système carcéral du régime, dont elle montre ainsi qu'il constitue une part essentielle de sa répression à grande échelle de la société syrienne.
  • un texte de Razan Zaitouneh sur cinq rescapés du Père la mort, l'un des tortionnaires du régime syrien, dont elle a documenté le cas. Razan Zaitouneh est elle-même portée disparue depuis 2013.
  • un autre de Oussama Nassar, comparant la prison et le siège, en particulier celui qui a eu lieu entre 2013 et 2018 à la Ghouta orientale.
  • enfin, nous reproduisons l'une des lettres adressées par Yassin al-Haj Saleh à son épouse, l'écrivaine et militante Samira al-Khalil, portée disparue depuis 2013.

Ces quelques bonnes feuilles doivent inviter le lecteur à prendre connaissance de l’ensemble du livre. Il y découvrira les contours d’un crime historique demeuré impuni, dont les traces funestes n’ont hélas de cesse de hanter notre contemporain en partage.

Et si Bachar l’emportait ?

(2012-2020)

Moustafa Khalifé



Huit années chargées d’événements tragiques séparent ces deux textes de Moustafa Khalifé. Il a écrit le premier à contre-courant au moment où le soulèvement populaire déclenché en 2011 prenait de l’ampleur et semblait en mesure de renverser avant longtemps le régime de Bachar al-Assad. Ses prévisions pessimistes se sont malheureusement avérées en grande partie pertinentes. Le second texte, rédigé exprès pour le livre noir, est en quelque sorte un post-scriptum où il dresse le bilan des années écoulées, non pour constater la justesse de son analyse, mais pour l’affiner.

Figure parmi les plus attachantes de l’opposition syrienne, tant par sa perspicacité politique que par sa rigueur morale et son grand talent littéraire, Moustafa Khalifé est né en 1948 à Jarablus, dans le nord de la Syrie, et réside actuellement en France comme réfugié politique. Il militait dans les rangs de la Ligue d’action communiste quand il a été arrêté, en 1982, et il n’a été libéré que treize ans plus tard, après avoir subi les pires sévices dans différents centres de détention, dont la prison militaire de Palmyre, véritable camp d’extermination. Son roman, La Coquille, prisonnier politique en Syrie, marque une date dans la littérature syrienne contemporaine car il résume à lui seul l’esprit destructeur qui animait le pouvoir absolu de Hafez al- Assad. Largement autobiographique, il dévoile dans un style d’une remarquable sobriété le processus de déshumanisation des prisonniers et, bien au-delà, de la société syrienne tout entière. Sa publication dans sa langue originale, l’arabe, n’a pu avoir lieu à Beyrouth qu’un an après sa parution en français chez Sindbad-Actes Sud en 2007. Il a été par la suite traduit dans une dizaine de langues étrangères, dont l’anglais et l’espagnol.

« Et si Bachar al-Assad gagnait… » (2012)

Observateurs, analystes et politiciens s’accordent à considérer que le régime des Assad est condamné et que ce n’est plus qu’une question de temps. Et si ce régime parvenait à vaincre encore une fois son peuple ? Quelles en seraient les conséquences en Syrie et sur les scènes régionale et internationale ?

Pour mieux les mesurer, il faut rappeler les principales caractéristiques de ce pouvoir. D’abord, une extrême brutalité accompagnée par un esprit de vengeance hargneuse. C’est « la nature criminelle du régime », selon l’opposition. Ensuite, l’arrogance hautaine qui le retient de faire la moindre concession sous la pression (s’il se trouve obligé de le faire, il tient rancune à la partie adverse et attend une occasion pour prendre sa revanche). Comme la « victoire » ne peut se réaliser qu’après une escalade irrésistible de la répression contre les opposants avec massacres collectifs et absence de réaction internationale en dehors de condamnations indignées ou de sanctions inefficaces, le régime jugera, à juste titre, qu’il a les mains libres pour faire ce qu’il veut à l’intérieur de la Syrie. Ceux qui considèrent que, même victorieux, le régime sortira affaibli de l’épreuve sont dans l’erreur car il ne s’agit pas d’une confrontation avec un ennemi extérieur mais avec le peuple.

Toute analyse de la situation en Syrie après la victoire doit prendre en compte la dimension communautaire, niée par toute l’opposition. La mobilisation communautaire est en effet un des fondements de la politique du régime. Tout observateur qui ignorerait le rôle de la religion et l’exploitation qui en est faite passerait à côté de la réalité syrienne. Le régime a joué sur les peurs communautaires pour rallier diverses populations, y compris les élites militaires, politiques et intellectuelles – alaouites, bien sûr, mais aussi des autres minorités.

En cas de victoire du régime, à peine la tempête calmée, celui-ci passera de la position défensive à une offensive féroce pour rétablir sa domination. Il a déjà établi ses forces et ses faiblesses. Le premier point faible concerne la structure communautaire de la société syrienne. Du fait de son appartenance à la minorité alaouite, qui représente à peine 10 % de la population, la question de la légitimité de la famille au pouvoir se pose. Ce problème, présent depuis l’époque de Hafez al-Assad, avait amené ce dernier, après son conflit avec les Frères musulmans au début des années 1980, à réaffirmer son appartenance musulmane à la télévision en récitant la profession de foi. Deuxième faiblesse, le régime n’est pas maître du jeu économique dans le pays, du moins il ne le domine pas aussi globalement que sur les plans politique, militaire et sécuritaire. Bien qu’il soit devenu la première entreprise capitaliste et que nombre d’hommes d’affaires alaouites profitent de la corruption, les capitaux privés en Syrie restent aux mains de la bourgeoisie sunnite et chrétienne. Au passage, la proportion de fortunés chrétiens dépasse la taille de leur communauté (5 % de la population) car nombre d’entre eux ont émigré à l’époque du père Assad pour des raisons politiques et économiques. La bourgeoisie chrétienne représente 15 % à 20 % de la bourgeoisie syrienne. Cette faiblesse pour le régime se traduit par le besoin de faire des concessions aux commerçants et industriels en vue de gagner leurs faveurs ou leur neutralité dans tout conflit intérieur.

Quant aux points forts du régime, ils s’appuient d’abord sur la machine répressive avec ses trois composantes : les troupes d’élite de l’armée, dirigées par Maher al-Assad (frère cadet du président), les groupes de chabbîha (miliciens), essentiellement alaouites, et les services de sécurité. Ces groupes se ressemblent de plus en plus dans leur comportement puisqu’ils pratiquent tous crimes, pillages et arnaques. Autres points forts du régime, ses soutiens extérieurs : Iran, Irak et Liban (grâce au Hezbollah) ; l’impuissance et la complicité internationales ; les hésitations des pays arabes, pourtant les premiers menacés par l’alliance du « croissant chiite » (Iran-Irak-Syrie-Liban).

S’appuyant sur une force de 300 000 hommes armés par les Russes et les Iraniens, un régime syrien victorieux chercherait à atteindre divers objectifs imbriqués. Il tenterait de réédifier le mur de la peur pour terroriser les Syriens, de se venger des protestataires et des manifestants comme de tous ceux qui l’ont affaibli, de reprendre en main l’économie du pays (surtout le secteur privé), enfin de modifier la structure communautaire de la société.

L’ex-ministre de la Défense, Moustapha Tlass, a écrit un livre sur le conflit qui s’est produit en Syrie en 1983-1984 quand Rifaat al-Assad, frère du président Hafez al-Assad, dirigeait les « Brigades de Défense » devenues la 4e Division de l’armée, aujourd’hui dirigée par Maher al-Assad. Dans ce livre intitulé Trois mois qui ont secoué la Syrie, le général Tlass écrit : « Le plan de Rifaat était de bombarder Damas aveuglément dans le but de terroriser les habitants. Ce pilonnage devait être fait au rythme de 720 projectiles en 1,2 minute pour bien montrer qu’une main de fer s’était emparée de la capitale. Puis l’infanterie des Brigades de Défense devait envahir la ville pour la saccager et la piller. Le général Rifaat aurait dit à ses hommes qu’ils pouvaient disposer pendant trois jours de la ville jusqu’à ce qu’aucun d’entre eux ne reste pauvre et n’ait à demander une aide ou une prime. »

Rifaat n’avait pas pu mettre son plan à exécution mais si Bachar et Maher sortent victorieux de l’épreuve actuelle, le même scénario pourrait être appliqué. Une nouvelle ère s’ouvrirait qu’on pourrait appeler « le temps des chabbîha », plus redoutable que tout ce que le pays a connu, y compris sous la mainmise des Brigades de Défense jusqu’en 1984 qui ont commis des exactions, notamment à Alep et à Hama. Le pillage serait encouragé pour motiver les chabbîha, qui ne sont à la base que des trafiquants et des voleurs. Sachant qu’une grande partie des richesses se trouve autour des mains et des cous des femmes, tous les bijoux en or passeraient aux mains des chabbîha. L’essentiel de ces pillages se ferait dans les grandes villes où se concentre la richesse : Damas, Alep, Homs ou Hama. Ces perquisitions seraient accompagnées de viols, en particulier dans les milieux sunnites en vue d’humilier les habitants et de les pousser au désespoir. Il faut dire que ce genre d’exactions se produit déjà mais n’est pas systématique, tandis qu’à l’avenir les sbires du régime pourraient agir en toute impunité.

Les attaques seraient menées d’une maison à l’autre, comme en 1980 à Alep lorsque la ville de 2 millions d’habitants avait été ratissée pour rechercher les Frères musulmans. Des pillages, des vols et des viols avaient eu lieu à l’abri des regards, comme tout ce qui s’est passé dans les années 1980. Cette fois, le prétexte serait la recherche des membres des bandes armées terroristes ». Le président syrien avait annoncé au début des troubles que 64 000 personnes étaient recherchées, puis il a signalé que ce chiffre s’était multiplié. Comme la révolte syrienne est cette fois filmée par les protestataires comme par les forces de sécurité et leurs agents, toutes ces images seront à la disposition de la répression et l’on peut estimer le nombre de gens recherchés entre 1 et 1,5 million. Chacun de ceux-là serait confronté à trois possibilités : la mort, la prison ou l’exil. Les militants qui ont vécu les événements des années 1980 considèrent que 200 000 à 250 000 personnes seraient tuées en deux ans par balle ou sous la torture tandis que le nombre de prisonniers atteindrait le double. En outre près de 1 million de réfugiés quitteraient le pays vers la Turquie, le Liban ou la Jordanie puis vers les pays du Golfe et dans une moindre mesure l’Europe.

Deux ans après sa « victoire », le régime aurait atteint deux objectifs : la soumission du peuple par la réédification d’un mur de la terreur puis la vengeance contre les opposants. Il se retournerait alors contre les populations suivantes auxquelles il a dû faire des concessions sous la pression des événements :

Les Kurdes. Après cinquante ans de persécution, le régime a tenté au lendemain du déclenchement de la révolte de « gagner les faveurs » des Kurdes pour qu’ils ne participent pas au mouvement. Le danger de les voir rejoindre la protestation, et d’être soutenus par leurs frères du Kurdistan irakien voisin a poussé le régime à accorder, par décret présidentiel, la citoyenneté syrienne à des dizaines de milliers d’entre eux. Mais cette politique de « gain de faveur » se renversera au lendemain de la victoire et le régime s’attaquera à nouveau aux Kurdes et à leurs formations politiques. Car non seulement il a été obligé de leur faire des concessions mais certains de leurs dirigeants ont refusé publiquement de rencontrer le président qui ne leur pardonnera pas une telle humiliation. En outre, dans l’alliance entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban, l’Iran voudra imposer ses vues sur la question kurde puisqu’il ne reconnaît pas l’existence d’un peuple kurde.

Les chefs de tribus arabes. Le régime a acheté ces « cheikhs » bédouins avec des sommes substantielles afin qu’ils usent de leur influence auprès de leurs tribus pour qu’elles ne participent pas au soulèvement. Il a ainsi permis à ces chefs locaux de regagner de l’influence auprès de leurs populations alors qu’il avait tout fait dans le passé pour les en empêcher. Il va donc se retourner contre ces chefs en leur demandant de rembourser et en les humiliant. Il est arrivé que certains cheikhs soient arrêtés pour ne pas avoir fait allégeance au régime et qu’on leur rase la moitié de la moustache, symbole de l’honneur.

Les chabbîha d’Alep. Dans la deuxième ville de Syrie, des milliers de sbires chabbîha (25 000 selon certains) tiennent Alep pour empêcher toute manifestation. Contrairement aux autres, ailleurs en Syrie, ces chabbîha appartiennent à la communauté sunnite et à des bandes de trafiquants de drogue et d’armes. Dès lors qu’il n’aura plus besoin de leurs services, le régime voudra écraser ces voyous qui auront gagné trop d’influence dans la ville.

La bourgeoisie syrienne. Sunnite ou chrétienne, elle va subir le contrecoup le plus dur, non pour des concessions accordées mais pour la réalisation du troisième objectif du régime : dominer l’économie du pays. Conformément à la mentalité sectaire du régime, celui-ci voudra « alaouiser » le secteur privé en mettant la main sur les entreprises confiées aux proches de la famille Assad et aux officiers alaouites les plus loyaux. Ceux-là ont accumulé des fortunes grâce à la corruption et aux trafics d’influence. Ils seront appelés à participer à la stratégie de conquête de toute l’économie par des voies légales ou illégales. Dès lors, les entrepreneurs et les commerçants des grandes villes seront soumis à des pressions insoutenables, y compris des arrestations et des meurtres mais surtout à un accablement d’impôts et des difficultés administratives insolubles. Ils se trouveront forcés de vendre leurs affaires aux hommes de paille du régime ou d’être ruinés. Ils pourront choisir l’exil, servant ainsi le quatrième objectif du régime : le changement de la structure communautaire.

Ce dernier but s’inscrit dans le long terme. Il devrait se réaliser en deux temps. D’abord en faisant baisser la majorité sunnite, par les tueries, les arrestations et l’exil. Puis en encourageant la diffusion du chiisme parmi les sunnites, un processus qui a commencé depuis une vingtaine d’années. Quant aux conséquences extérieures, une nouvelle donne géopolitique s’imposerait dans la région avec l’émergence d’une alliance dirigée par l’Iran et comprenant l’Irak, la Syrie et le Liban. Ce « croissant chiite » évoluerait vers une alliance politique et militaire intégrée, au poids considérable. L’ensemble s’étendrait jusqu’aux frontières de l’Afghanistan et de l’Asie centrale ainsi que de la Méditerranée, soit 130 à 150 millions d’habitants, une capacité pétrolière de 6 millions de barils par jour et une force militaire de plus de 2 millions d’hommes, en temps de paix. Cette alliance, dotée d’une capacité nucléaire, renverserait les équilibres régionaux et serait source de tension permanente.

Géographiquement, cette alliance en croissant tiendrait l’étoile de la péninsule arabique avec les six pays du Golfe, ainsi que le Yémen, la Jordanie et la Palestine, pesant sur une région qui exporte 20 millions de barils par jour de pétrole. Le monde qui a empêché Saddam Hussein de mettre la main sur le pétrole du Golfe en annexant le Koweït est bien mou face aux tentatives iraniennes de mettre en place cette alliance quadripartite. Quant aux conséquences directes pour les pays de l’étoile, elles se traduiraient par des conflits violents au Yémen attisés par les Iraniens à travers les rebelles houthistes, Al-Qaida ou autres organisations djihadistes, déjà infiltrées par l’Iran et la Syrie. Les pays du Conseil de coopération du Golfe seraient aussi exposés à des troubles fomentés par les services iraniens qui pourraient renverser certaines familles régnantes.

La Jordanie aurait la corde au cou. Car, si elle ne va pas dans le sens voulu par l’alliance, elle sera étranglée. L’entité du pays serait menacée d’une part par les forces sur lesquelles l’alliance peut s’appuyer à l’intérieur du pays – islamistes proches de l’Iran, de la Syrie ou du Hamas – mais aussi par une convergence d’intérêts de l’alliance avec Israël pour faire de la Jordanie « une patrie de substitution » pour les Palestiniens. En Palestine, on assisterait à une domination du Hamas tandis que le Fatah serait réduit à une petite formation dans l’OLP. La question palestinienne ne serait plus qu’un objet de négociation entre l’Iran et Israël.

Au Liban, membre de l’alliance quadripartite du fait de la domination du Hezbollah, on verrait s’étendre ce contrôle sur toutes les régions en très peu de temps et sans grande résistance. La formule de coexistence libanaise serait détruite avec l’annulation des accords de Taef et du principe de partage tandis que les familles politiques des Joumblatt, Hariri ou Gemayel disparaîtraient. Sur le plan confessionnel, les sunnites du Liban connaîtraient le même sort que leurs frères syriens. Étranglés physiquement et économiquement, ils seraient poussés à l’exil tandis que les grands perdants seraient les chrétiens. Le Hezbollah n’ayant plus besoin d’allié chrétien (comme aujourd’hui avec le général Aoun) et visant à établir un État chiite au Liban, il ne s’attaquerait pas directement aux chrétiens par peur des réactions européennes, mais les pousserait à l’exil par des pressions économiques et sur les libertés personnelles.

D’autres conséquences toucheraient la Turquie et Israël. Mais le plus important, en cas de victoire du régime syrien, serait l’épreuve de force entre les projets iranien et israélien pour un partage d’influence dans la région, surtout si les extrémistes au pouvoir dans les deux pays sont remplacés par des gouvernements modérés et pragmatiques.

Ce texte a paru dans Libération le 17 février 2012, traduit par Hala Kodmani.

Post-scriptum : Neuf ans après, que s’est-il passé ?

Demandons-nous d’abord, pour répondre correctement à cette question : que s’est-il réellement passé en Syrie depuis mars 2011 ?

Beaucoup de gens ont été tentés de nommer d’un seul mot tous les événements qui ont eu lieu dans ce pays depuis cette date, mais c’était sous-estimer leur complexité, due à la diversité des parties engagées dans le conflit, et cela en trois étapes successives. Il faut toutefois, me semble-t-il, avant d’aborder très rapidement chacune de ces étapes, évoquer la longue période qui les a précédées, à partir de février 1966, et qui a préparé le terrain des futures guerres. Dans une société multiethnique et multiconfessionnelle comme la société syrienne, où les identités prénationales sont demeurées puissantes, les luttes intercommunautaires pour le pouvoir et la richesse peuvent se durcir dans deux cas, jusqu’à aboutir à une guerre civile : le premier, c’est lorsqu’une communauté s’estime défavorisée au sujet de sa part de pouvoir et de richesse et n’hésite pas à recourir à la violence pour corriger cette injustice, et le second, c’est lorsqu’une communauté s’empare par la force du pouvoir et de la richesse au détriment des autres.

Le coup d’État de février 1966 correspond à ce second cas : en effet, des officiers issus de trois communautés minoritaires (alaouite, druze et ismaélienne) ont pris le pouvoir sans avoir forcément obtenu l’aval des chefs traditionnels de ces communautés et en tirant profit, non de leur ascendant sur elles, mais des positions dominantes qu’ils occupaient au sein de l’armée nationale. La majorité sunnite étant désormais politiquement marginalisée, le ministre de la Défense, Hafez al-Assad, trancha en sa faveur la lutte qui l’opposait à d’autres officiers alaouites en menant un nouveau coup d’État, en novembre 1970. Peu nous importe à présent de savoir s’il était motivé dès le début par des sentiments confessionnels, il est toutefois incontestable qu’en usant à la fois de la répression et de la corruption, il assura progressivement et durablement à sa communauté un statut politique hégémonique, et partant un accès privilégié à la richesse. Il est important de le souligner : la Syrie se trouvait en fait depuis 1966, et surtout depuis 1970, en pleine guerre civile, mais une guerre larvée, muette, gagnée d’avance par le belligérant le plus puissant qui détenait l’appareil d’État et le monopole de la violence. Le feu est resté sous la cendre jusqu’à la confrontation armée, vers la fin des années 1970, entre le communautarisme assadien et celui des organisations islamistes djihadistes. La guerre civile encore silencieuse s’est alors bruyamment révélée au grand jour, et ses ravages pendant une bonne dizaine d’années ont marqué à jamais l’histoire du pays.

Depuis mars 2011, comme évoqué plus haut, les événements se sont succédé en trois temps. Les protestations pacifiques d’abord, passablement timides. Les Syriens savaient bien qu’ils avaient affaire à un régime sanguinaire. Ils se sont donc contentés, avec leurs mots d’ordre de liberté et de dignité, et en insistant sur l’unité nationale, de revendiquer des réformes qui amélioreraient leurs conditions de vie. C’est la réaction brutale du régime, ainsi que l’extension des manifestations à l’ensemble du pays, qui ont radicalisé le mouvement, six ou sept semaines après son déclenchement, et l’ont transformé en une véritable révolution populaire. Il n’était plus question d’une réforme du régime mais de sa chute, de l’émergence d’un nouveau pouvoir et de l’édification d’un État démocratique appartenant à tous ses citoyens. Révolution qui est toutefois demeurée fondamentalement pacifique pendant au moins six mois, et malgré les premiers signes de sa militarisation, elle a gardé ses traits originaux jusqu’au milieu de 2012. Dans les débats sur ce qui s’est passé en Syrie, on a parfois prétendu que la guerre civile n’était qu’une conséquence de la révolution. Il est pour moi évident, au contraire, que celle-ci, si elle l’avait emporté au terme de cette première étape, aurait mis fin pour de bon à la guerre civile menée par le régime depuis des décennies.

La deuxième étape a donc commencé vers le milieu de 2012 avec la militarisation, mais le paysage n’a changé de fond en comble qu’un an plus tard, quand les formations militaires djihadistes ont pris le dessus sur toutes les autres. Aux deux belligérants, le régime despotique d’un côté et de l’autre les forces révolutionnaires en lutte pour la démocratie, s’est ainsi ajouté un troisième, opposé certes au premier mais tout autant, sinon plus, au second. Totalement étranger aux mots d’ordre de la révolution, il n’a cessé de la combattre par les armes, réprimant aussi avec férocité les militants civils qui lui tenaient tête dans les zones qu’il était parvenu à contrôler. Il n’est pas exagéré de dire qu’il s’est ainsi comporté comme un allié objectif du régime et que celui-ci a su tirer profit de ses exactions sur tous les plans.

Cette étape a duré jusqu’à la fin de 2015, c’est-à-dire jusqu’à l’intervention directe et massive de la Russie dans le conflit. Certes, les interventions étrangères, régionales et internationales, n’y étaient pas absentes, mais c’est à partir de cette date qu’elles sont devenues décisives et que la situation a définitivement échappé à toutes les parties syriennes en présence, y compris au régime de Bachar al-Assad. La Syrie est depuis lors un pays occupé par plusieurs puissances étrangères, défendant chacune ses intérêts avec le seul souci d’éviter un affrontement militaire avec les autres. En partant de ce bref rappel, que faut-il répondre à ma question initiale : qu’arriverait-il si Assad gagnait ?

Les réponses qu’on entend dépendent de l’attitude de chacun à l’égard du régime, et peuvent paraître paradoxales. Parmi ses partisans, outre ses affidés de toute sorte et ses fidèles par communautarisme, il y en avait qui justifiaient leur soutien à un despote comme Bachar al-Assad, coupable de crimes contre l’humanité, par leur souci de la sécurité nationale et de la pérennité des institutions de l’État dont le régime serait le garant. Ils pensaient probablement qu’en le disant ils se déculpabilisaient devant leur propre conscience. Où en est à présent cet État souverain si cher à leurs yeux ? Ses citoyens qui ne sont pas morts se partagent entre prisonniers, réfugiés, déplacés et affamés. Le territoire national est occupé et morcelé. Le pouvoir de décision censé être à Damas se trouve à Moscou et Téhéran. En le constatant, et ils ne peuvent pas ne pas le constater, ces loyalistes-là estiment-ils que le régime a vraiment gagné la partie ?

Sur l’autre rive, la plupart des opposants, sinon tous, sont convaincus que l’État syrien est depuis longtemps gangrené par le régime et que celui-ci n’est qu’une mafia qui tire sa force de sa capacité illimitée de nuisance, en se servant de ses appareils répressifs tentaculaires et de ses réseaux de corruption. Ils ont plutôt tendance, eux, à penser que le régime, dont le seul objectif est de durer, a finalement gagné puisqu’il est toujours là. L’intervention russe a permis à l’armée de Bachar al-Assad de récupérer des villes et des villages qui avaient échappé à son contrôle. Des villes et des villages où des soldats ont aussitôt été filmés par les services de propagande en train de hisser des drapeaux tout neufs sur les décombres. La victoire du régime ressemble à cet affreux paysage après la bataille.

Texte inédit traduit par Farouk Mardam-Bey (mai 2020).

Le système carcéral, de Hafez à Bachar : violations et exterminations

Catherine Coquio



La guerre qui fait rage en Syrie depuis 2011 a fait connaître au grand public la réalité vertigineuse des prisons syriennes. Les ONG et la presse internationale ont révélé la nature et l’ampleur d’un système carcéral qui a fait parler jusqu’à l’ONU d’« abattoir », de « machine de mort » et de « politique d’extermination » à propos des méthodes utilisées par le régime de Bachar al-Assad pour stopper cette révolution et « assainir » le pays en éradiquant toute dissidence. Très vite, les prisons du pays sont devenues – et souvent redevenues – des centres de torture et d’exécution : des lieux destinés moins à obtenir des informations et punir des crimes qu’à briser toute résistance et terroriser la population en faisant disparaître les opposants après les avoir soumis à des traitements dégradants d’une extrême cruauté, dont leurs proches étaient à leur tour menacés. Et le sont toujours : l’apparente fin de la guerre et l’annonce d’une « reconstruction » nationale n’ont pas fait cesser ce phénomène d’une ampleur d’exception, qui reste cruellement actuel malgré le volume et la précision de la documentation. L’impunité règne malgré des violations dont la gravité n’échappe à personne.

Il est difficile d’évaluer avec exactitude le nombre de Syriens passés dans les prisons du régime depuis 2011, comme celui de ceux qui y sont morts, victimes de mauvais traitements ou exécutés, alors que vient s’y ajouter le nombre des « disparus », et que ces chiffres n’ont jamais cessé d’augmenter[1]. Les procès qui commencent sont de nature à modifier très sensiblement les chiffres, comme le montrent les révélations sidérantes du procès de Coblence[2]. Selon le Réseau syrien des droits de l’homme (SNHR), en août 2020, 215 000 Syriens auraient été détenus depuis 2011 dans les geôles du régime[3] à hauteur de 90 %[4], et 83 971 y auraient disparu, morts sous la torture[5]. Dès 2012, Human Rights Watch appelait « archipel de torture » un réseau de 27 centres de détention (bâtiments, caves, hangars, hôpitaux et écoles réquisitionnés) géré par quatre services de renseignements différents, où les détenus subissaient torture, viol et famine, femmes et enfants compris[6]. En juin 2019, le Réseau syrien des droits de l’homme avait identifié 14 227 personnes mortes sous la torture, dont 62 femmes et 177 enfants[7].

Le précieux recueil 19 femmes : les Syriennes racontent, rassemblé en 2019 par Samar Yazbek, comprend cinq témoignages carcéraux (Mariam, Zayn, Douha, Amina, Fatima)[8], qui montrent à quel point les femmes de toutes origines, loin d’être protégées, ont subi de plein fouet les pires violences. Vingt-trois femmes en témoignent encore dans le volumineux rapport du Syrian Center for Legal Studies and Research, paru en mars 2020 sous le titre Words Against Silence[9], qui revient sur les conditions de détention faites aux femmes, les violences physiques, sexuelles et psychiques et leurs effets spécifiques sur les femmes, sur une période longue qui couvre les deux présidences, de 1987 à aujourd’hui. Le régime assadien a institué pour tous une culture de la cruauté dotée de méthodes dont la technologie artisanale – chaise allemande, pneu, shabah, câble tressé, jets d’eau glacé, brûlures, mutilations, coups de toutes sortes… – s’accompagne d’un système d’offense morale qui passe aussi par le verbe : le juron, l’insulte obscène et la plaisanterie pornographique, la scène d’humiliation et d’abjection dégradante sont de mise et se retrouvent, constamment répétés, d’un témoignage à un autre. Banalisée et ritualisée, la torture est d’ailleurs utilisée aussi contre les droits communs, mais à une moindre intensité : l’acharnement contre les corps et les âmes des dissidents est patent.

La torture en prison est volontiers mise en scène en direction du monde extérieur afin de répandre la terreur par témoin interposé : dans Feux croisés, Samar Yazbek raconte la « visite » horrifique qu’un « grand officier » lui a fait faire d’un des centres de torture de la banlieue de Damas – Mazzé peut-être, dit-elle –, en mai 2011. À quatre reprises en dix jours, on l’a fait entrer dans une suite de cellules où de très jeunes hommes au corps ensanglanté et au visage tuméfié étaient pendus à des crochets, évanouis ou recroquevillés – on lui a demandé de bien regarder « tes copains, les traîtres des manifs[10] ! », pour en parler à la télévision – ce qu’elle a refusé – puis, revenue chez elle, elle a observé le déchaînement de la campagne contre elle. La terreur passe par l’instrumentalisation du témoin oculaire – ici une femme alaouite traitée de « traîtresse » et d’« espionne à la solde de l’étranger » parce qu’elle a critiqué sur Facebook la politique d’alaouitisation de l’État, en se réclamant de ses prestigieux ancêtres.

Une directive avait été promulguée dès le printemps 2011, qui sera reprise en 2012 dans la loi contre le terrorisme entrée en vigueur à la suite d’un décret présidentiel[11], pour recommander de ne pas « faire de différence entre mineurs et majeurs ». Des enfants de 12 ans se sont donc retrouvés dès 2011 en prison parce qu’ils manifestaient avec les adultes ou graffitaient : ce fut le cas à Deraa de Hamza al-Khatib, arrêté à 13 ans et dont les services de sécurité rendirent le corps sans vie, broyé et mutilé, à ses parents en mai 2011 après un mois de détention, geste qui eut pour effet d’enflammer le pays. Cet acharnement contre les enfants, qui est une des signatures du régime de Bachar, n’a jamais faibli depuis. Il a fait l’objet d’un rapport accablant de l’ONU en janvier 2020 sous le titre « They Have Erased the Dreams of My Children » : Children’s Rights in the Syrian Arab Republic[12] : le rapport, qui emprunte son titre à la plainte d’une mère d’Idlib, consacre un chapitre aux « enfants en détention » et un autre aux « violences sexuelles contre les enfant[13] ». Si les violations sont légion, les témoignages d’enfants, eux, sont rares. En octobre 2013 un rapport du Violations Documentation Center in Syria, dirigé par Razan Zaitouneh, citait longuement le témoignage d’un adolescent de Hama, Moadh Abdel-Rahman (16 ans), sorti de prison très amaigri et marqué, après quatre mois dans plusieurs centres de renseignements où il avait été sans cesse torturé et battu, même lors des trajets d’un centre à un autre, et où il avait assisté à deux meurtres de sang-froid[14].

Une enquête réalisée en 2016‑2017 dans le cadre de l’opération « Zero Impunity » (concernant les violences sexuelles en temps de guerre), évoque des tortures infligées à des enfants de 9 ans et des traitements d’une extrême violence, électrocution des organes génitaux, injections d’hormones aux fillettes, mutilations[15]… L’association Lawyers and Doctors for Human Rights a établi en décembre 2019 un rapport étayé sur le sort des enfants dans les centres de détention syriens, qui cite nombre de cas plus atroces les uns que les autres, No Silent Witnesses : Violations against Children in Syrian Detention Centres[16]. À partir du témoignage de 10 survivants mineurs au moment de leur détention (entre 10 et 17 ans) et de 25 témoins adultes, ils documentent des faits qui se sont produits entre 2011 et 2016 dans 20 centres de détention différents à Damas, Hama, Homs, Idlib, Lattaquié, Tartous, Adra, Saidnaya, Qatana, ceci dans l’ensemble des « branches » du réseau : Sécurité militaire, Sécurité politique, Sécurité criminelle, armée de l’air, branches 227, 251, 285, 291, branche Palestine[17]. D’autres types de témoignages, ceux d’anciens directeurs de prison qui ont déserté, font état des effets quotidiens de la directive d’en haut appliquée par l’ensemble des services de renseignements (mukhâbarât), lesquels les transmettaient à leur tour aux chabbîha, milices du régime officiant dans les quartiers. De sorte que la loi carcérale du « pas de différence » s’est transportée dans les rues et sur les checkpoints. D’après le témoignage de l’ex-directeur des prisons de Deraa et d’Alep, le général Bassam al-Aloulou, il y avait 1 000 mineurs dans la prison civile d’Alep lorsqu’il déserta le 18 juillet 2012, et il s’agissait selon ses termes à la fois de « vrais criminels » et d’enfants retenus pour faire pression sur les parents[18]. D’après l’ex-directeur de la branche 290 des renseignements militaires, Abdelrahim Mikhbat, qui fit défection en 2015, le 290 était une « maison de mort » où « la torture était aussi banale que boire un thé », et un mot-clé y régnait : « Pas de différence entre les adultes et les enfants[19] ».

L’autre règle indifférenciée est celle de la violation et du viol. En décembre 2017, l’enquête d’Annick Cojean et Manon Loizeau, Syrie, le cri étouffé[20], consacrée au sort des femmes dans les prisons syriennes, montrait que dès 2011 le viol carcéral, très souvent infligé à un détenu pour en torturer un autre, avait été systématisé pour déchirer les familles et les solidarités, celui des femmes visant à briser les hommes comme celui des enfants vise à briser les parents. Il montre aussi, comme les rapports d’ONG, que cet usage de la violence sexuelle et de la violation psychique, loin d’atteindre les seuls opposants sunnites, s’est acharné sur ceux censés soutenir le régime, chrétiens, Kurdes, alaouites. « En Syrie, le viol était le maître mot », dit Hasna al-Hariri, une survivante hantée par une formule prononcée par un tortionnaire : « On vous violera tous[21]. » Le « pas de différence » est également générique : la violence sexuelle s’est abattue et s’abat aussi méthodiquement sur les hommes, comme l’a montré en 2019 le rapport du Syria Justice and Accountability Center, Do You Know What Happens Here[22]? Le « pas de différence » est ainsi le mot-clé non seulement du traitement des enfants et des adultes, des femmes et des hommes, mais aussi de la transversalité institutionnelle de la torture dans les multiples secteurs du système sécuritaire et carcéral. Et le fait de placer les enfants parmi les adultes mais avec les droits communs a pour effet de les soumettre à toutes les violences à la fois : celles des gardiens comme celle des codétenus.

Au sein de cette culture généralisée de la cruauté, certains lieux se sont spécialisés dans des formes de destruction plus radicale et massive, qui font de ce système concentrationnaire un instrument d’extermination et pas seulement de déshumanisation. En 2014, l’horrifique dossier « César » né d’une fuite faisait apparaître un usage des tortures et exécutions dont « l’échelle industrielle » et le degré de violence ont suscité la comparaison avec le système nazi : 53 275 clichés dont 28 707 de personnes mortes, concernant 11 847 victimes, dont 6 786 étaient des détenus, 1 036 des soldats et 4 025 des civils non détenus, cadavres marqués, mutilés ou
démembrés ; ces clichés, pris essentiellement dans deux centres de Damas entre 2011 et 2013, avaient été exfiltrés par le policier-photographe[23]. En novembre 2015 Amnesty International qualifiait de « crime contre l’humanité » les disparitions forcées, qui ont fait parler de « guerre invisible[24] », dont le chiffre, d’après le Réseau syrien des droits de l’homme (SNHR), s’élevait au début 2018 à 82 000 depuis 2011[25]. En août 2016, l’ONG s’appuyait sur 65 témoignages pour décrire des modes de torture et d’exécution dans des prisons devenues des centres de mise à mort[26]. Selon le Human Rights Data Analysis Group en octobre 2016, 17 723 détenus étaient morts entre mars 2011 et décembre 2015 dans les prisons du régime, soit plus de 300 par mois (contre 45 par an entre 2001 et 2011). Mais ce chiffre ne comprenait pas celui des exécutions extrajudiciaires, soit 13 000 d’après l’enquête menée par Amnesty International sur la période de décembre 2015 à décembre 2016, portant la moyenne des morts en prison à 500 par mois : en février 2017, l’ONG publiait un rapport sur les « pendaisons de masse » et parlait d’« abattoir humain » et de « politique d’extermination », après avoir entendu 84 témoins de Saidnaya (détenus, gardiens, juges, avocats, médecins, experts) [27], prison qui semble s’être dotée d’un four crématoire, d’après les images satellites livrées par Washington.

En mai 2016, l’Observatoire syrien des droits de l’homme avait identifié pour cette seule prison 14 456 morts, dont 110 enfants. La détention à Saidnaya est soumise à des « règles spéciales » : interdiction absolue de parler et même chuchoter, interdiction de regarder un gardien sous peine de mort, exécutions en sous-sol après passage, yeux bandés, devant un « tribunal militaire opérationnel » étranger à tout système légal. Ces conditions ont fait dire qu’ici « il vaut mieux être mort que prisonnier » : formule d’Amina Kolani dont l’époux avait passé un an à Saidnaya avant le soulèvement de 2011 et dont deux frères y sont morts, ce qui lui fut annoncé en 2018 : « Ceux qui sont à l’extérieur, dit-elle, pensent qu’un prisonnier syrien est simplement enfermé dans une cellule avec un lit et de la nourriture, mais il vit en fait dans un cercueil. C’est un cadavre, mais qui respire encore [28]». « Saidnaya est la fin de la vie, la fin de l’humanité », dit un ancien gardien cité par Amnesty International [29].

« L’horrible prison de Saidnaya » a joué sous Bachar un rôle équivalent à celui que Palmyre (Tadmor) avait joué sous Hafez. En 2016, sortait le documentaire Tadmor, réalisé par Monika Borgmann et Lokman Slim, où d’anciens détenus (23 Libanais et un Palestinien) jouaient leur propre rôle et parfois celui de leurs tortionnaires dans une école désaffectée de Beyrouth : la gamme des tortures orchestrées du matin au soir y est restituée, narrée et mimée sans commentaire, du rituel du fouet au couchage des confinés en boîtes à sardines[30]. Or en juin 2017 Mediapart révélait que Tadmor avait été réouverte en 2011, que le gaz y était utilisé comme moyen de torture et qu’on y avait testé des armes chimiques qu’Assad avait envisagé d’utiliser dès 2009 contre sa population[31]. En 2015 on annonçait, avec la chute de Palmyre, que Daech avait détruit les murs de la prison, supprimant là les preuves d’un système ultra-violent dont Bachar avait hérité, et qu’il a porté à son comble. Saidnaya, que Hafez avait fait construire en 1987 pour 5 000 personnes, a « accueilli » sous Bachar jusqu’à 20 000 détenus en même temps.


[1] Sur l’usage des statistiques et leurs limites, voir Patrick Ball, directeur du Human Rights Data Analysis Group : https://foreignpolicy.com/2016/10/19/why-only-counting-the-dead-in-syria-wont-bringthemjusticehrdag-pattern-analysis/.

[2] « Prozess im Koblenz. Assad’s Totengräber im Zeugenstand », Tageschau.de, 10 septembre 2020. Voir aussi Christophe Ayad et Madjid Zerrouky, « Syrie : la confession des fossoyeurs du régime Assad », Le Monde, 28 juillet 2022 ; et le texte que Joël Hubrecht consacre à ce procès dans le chapitre 2, p. 20.

[3] Chiffres du Syrian Network for Human Rights. Voir les chiffres actualisés sur leur site : snhcr.org.

[4] Contre 8,4 % dans les prisons de Daech et Al-Nosra et 2,7 % dans celles des autres groupes armés. Sur l’usage de la détention et de la torture par les groupes armés, voir https://www.hrw.org/news/2019/01/28/syria-arrests-torture-armed-group.

[5] http://sn4hr.org/blog/2018/09/24/record-of-enforced-disappearances1/. Pour Isis, 9 648, pour Hay’at Tahrir al-Cham (HTS), 1 997, pour les groupes d’opposition démocratiques, 1 951, pour les autres groupes armés d’opposition, 1 887.

[6] https://www.hrw.org/fr/news/2012/07/03/syrie-revelations-sur-des-centres-de-torture.

[7] http://sn4hr.org/blog/2019/06/27/53852/.

[8] Samar Yazbek, 19 femmes : les Syriennes racontent, postface de Catherine Coquio, Paris, Stock, 2019.

[9] https://sl-center.org/wp-content/uploads/2020/03/WORDS-AGAINST-SILENCE.pdf. Ce travail important, conduit par Joumana Seif et Wejdan Nassif, a été soutenu par Euro-Mediterranean Feminist Initiative.

[10] « Ils m’ont enfin ramenée chez moi. Je n’étais plus la même. C’est comme si je surveillais de l’extérieur une femme entre la vie et la mort. […] Quatre fois, ils m’ont fait descendre dans les cellules des prisonniers. Ils ne m’ont pas arrêtée, ne m’ont pas jetée dans l’une d’elles, mais ils me les ont montrées. Un jour, j’écrirai en détail à propos de ces descentes aux enfers », Samar Yazbek, Feux croisés. Journal de la révolution syrienne, Paris, Buchet-Chastel 2012, p. 82‑83.

[11] Décret présidentiel approuvé par le Parlement syrien le 28 juin 2012.

[12] « They Have Erased the Dreams of My Children » : Children’s Rights in the Syrian Arab Republic, Conference Room Paper of the Independent International Commission of Inquiry on the Syrian Arab Republic. Human Rights Council, session 43, 24.2‑20.3 2020. https://news.un.org/en/story/2020/01/1055412.

[13] Le mécanisme de surveillance de l’ONU affirmait en 2018 qu’au moins 7 000 enfants avaient été tués ou mutilés en Syrie depuis 2011 (le chiffre mentionné de 20 000 n’avait alors pu être vérifié). Sur les violences faites aux enfants et les violences sexuelles, voir, dans cette 2e partie, les contributions de la fin du chapitre 2 et le chapitre 3.

[14] http://www.vdc-sy.info/pdf/reports/1381096592-Arabic.pdf. Ce témoignage est résumé par Wladimir Glasman (alias Ignace Leverrier) dans « La détention, l’instrumentalisation et la torture des enfants, pratiques courantes dans la Syrie du “docteur” Bachar al-Assad (2/2) », blog Un oeil sur la Syrie, Le Monde, 22 octobre 2013. https://www.lemonde.fr/blog/syrie/2013/10/22/la-detention-linstrumentalisation-et-la-torture-des-enfants-pratiques-courantes-dans-la-syrie-du-docteur-bachar-al-assad-22/. Voir également la première partie de l’enquête sur les méthodes d’incrimination d’enfants « terroristes » et de production de faux aveux médiatisés : https://www.lemonde.fr/blog/syrie/2013/10/11/la-detention-linstrumentalisation-et-la-torturedes-enfants-pratiques-courantes-dans-la-syrie-du-docteur-bachar-al-assad-12/.

[15] Voir Cécile Andrzejewski, Leïla Miñano et Daham Alasaad, « Syrie : les viols d’enfants, l’autre crime de guerre du régime Assad », Mediapart, 7 février 2017.

[16] « No Silent Witnesses : Violations Against Children in Syrian Detention Centers », LDHR Human Rights Report, decembre 2019 : http://ldhrights.org/en/wp-content/uploads/2019/12/NO-SILENT-WITNESSES.pdf. (« Killing and the Right to Life », p. 17, « Torture », p. 19, « Sexual Violence », p. 23, « Arbitrary Arrest », p. 25, « Rights of Children Deprived of Liberty », p. 28, « Impact », p. 38.)

[17] Voir carte p. 143. Réseau ainsi détaillé p. 16 du rapport : « Tartous • Tartous Military Security Branch (1 witness, 2013) Lattakia • Military Security Branch (1 witness, 2014) • Airforce Intelligence Lattakia (1 witness, 2011) Homs • Military Security Branch Homs (1 juvenile detainee) • Political Security Homs (1 juvenile detainee) • Central Prison Homs (1 juvenile detainee) Hama • Criminal Security Hama (1 witness 2016) • Airforce Intelligence Hama (1 witness, 2012) • Political Security Branch Hama (1 witness 2013) Idlib • State Security Idlib (1 witness 2013) Damascus • Branch 215 (1 witness, 2013, 1 juvenile detainee) • Branch 227 (2 witnesses 2012‑2013, 3 juvenile detainees) • Palestine Branch (235) (5 witnesses 2012‑2014, 2016 ; 1 juvenile detainee) • General Intelligence Branch 251 Al-Khateeb (1 witness 2012) • Branch 285 (2 witnesses 2013) • Branch 291 Kafr Souseh, Damascus (1 witness, 2012) • Airforce Intelligence Al-Mazzé Branch (4 witnesses 2012‑2014, 2 juvenile detainees) • Political Security Al Fayhaa Branch Damascus (2 witnesses, 2011‑2012) • Adra Prison (2 juvenile detainees) • Sednaya (1 juvenile detainee) • Qatana (Rif Damashq, 1 witness 2013, 1 juvenile detainee). » Pour la traduction, voir p. 259.

[18] Cité par Cécile Andrzejewski, Leïla Miñano et Daham Alasaad, « Syrie : les viols d’enfants, l’autre crime de guerre du régime Assad », art. cité.

[19] Ibid.

[20] Syrie, le cri étouffé, de Manon Loizeau et Annick Cojean diffusé sur France 2 le 12 décembre 2017. https://www.youtube.com/watch?v=djqLnSaAR6w. Voir aussi Syrie : Adra, les survivantes (2018), où témoignent 6 ex-détenues d’Adra, exilées en France, au Liban et en Turquie, rassemblées par Ramzy Choukair pour XADRA. https://www.arte.tv/fr/videos/080458‑000-A/syrie-adra-les-survivantes.

[21] https://www.lemonde.fr/syrie/article/2017/12/05/en-syrie-le-viol-etait-le-maitre-mot_5224603_1618247.html.

[22] Do You Know What Happens Here ? An Analysis of Survivor Accounts of SGBV in Syria, avril 2019, Syriaaccountability.org. SGBV est le sigle de « Sexual and Gender-Based Violence », ces violences sont évoquées dans cette 2e partie, chapitre 3.

[23] Voir le livre de Garance Le Caisne, L’Opération César, Paris, Stock, 2015 et le rapport de Human Rights Watch en décembre 2016, https://www.hrw.org/report/2015/12/16/if-dead-could-speak/mass-deathsand-torture-syrias-detention-facilities. Garance Le Caisne revient infra sur ce dossier, p. 197.

[24] Étienne Huver et Sophie Nivelle Cardinale, Disparus : la guerre invisible de Syrie, documentaire diffusé sur Arte en août 2016 (https://info.arte.tv/fr/disparus-la-guerre-invisible-de-syrie).

[25] http://sn4hr.org/blog/2018/07/13/52450/.

[26] https://www.amnesty.fr/peine-de-mort-et-torture/actualites/lenfer-des-prisons-syriennes.

[27] « Human Slaughterhouse, Mass Hanging et Extermination at Sadnaya Prison », Amnesty International, MDE 24/5415/2017 ; « Abattoir humain : pendaisons de masse et extermination à la prison de Saidnaya », février 2017. https://www.amnesty.org/download/Documents/MDE2454752017FRENCH.pdf. Voir également : https://www.amnesty.fr/conflits-armes-et-populations/actualites/syrie-lhorrible-prison-de-saidnaya ; Jean-François Dubost, d’Amnesty International, déclarait en février 2017 dans L’Express : « Nous évaluons les décès à 500 par mois entre 2011 et 2015 en moyenne, si, aux 13 000 tués par pendaison, on ajoute les 17 000 décès des suites de tortures. La chaîne de commandement remonte jusqu’à la tête de l’État. Un tel degré de violence étatique, organisée, est une véritable entreprise d’extermination. » (https://www.lexpress.fr/actualite/
monde/proche-moyen-orient/syrie-bachar-el-assad-la-torture-et-l-extermination-carcerale-en-heritage_1876981.html.). Entendant le chiffre de 13 000 exécutions en quatre ans, le cinéaste Rithy Panh a dit son effroi et évoqué le site de Tuol Sleng au Cambodge : https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/02/14/face-au-massacre-
dansles-prisons-de-bachar-al-assad-ne-pas-fermer-les-yeux_5079221_3232.html.

[28] http://www.leparisien.fr/flash-actualite-monde/des-syriens-reclament-la-liberation-des-detenus-du-crematorium-de-saydnaya-18‑05‑2017‑6960657.php.

[29] Abou Muhammad, cité dans « Abattoir humain : pendaisons de masse et extermination à la prison de Saidnaya » », art. cité, p. 4.

[30] Tadmor, de Monika Borgmann et Lokman Slim, 2016, coproduit par UMAM Prod. (Liban), Films de l’Étranger (France), GoldenEggProd. (Suisse). Extraits : https://vimeo.com/162184556. Multiprimé, le film a suscité de violentes polémiques (https://www.tadmor-themovie.com/presse), et inspiré la pièce Untitled montée à Beyrouth en 2018 par la Cie Zoukak, où jouaient sept anciens détenus. (https://www.lorientlejour.
com/article/1148282/quand-sept-anciens-detenus-de-tadmor-desarconnent-le-public.html). Voir, au sujet du film Tadmor, Frédérik Detue, Palmyre, dispositif d’alerte filmique. Témoigner après 2011 de la torture sous Hafez al-Assad, Presses universitaires de Paris-Nanterre, coll. « Collège international de philosophie », 2020.

[31] Voir p. 593. Voir aussi https://www.mediapart.fr/journal/international/010617/comment-bacharal-assad-gaze-son-peuple-les-plans-secrets-et-les-preuves?onglet=full. https://www.mediapart.fr/journal/international/020617/armes-chimiques-le-regime-syrien-construit-son-arsenal-avec-laide-de-plusieurs-pays.

Les cinq rescapés du « Père la mort »

Razan Zaitouneh



De toutes les atrocités que j’ai eues à documenter dans le cadre de mon travail de juriste, il en est une qui continue de me hanter jour après jour. C’est l’histoire des cinq héros échappés de l’enfer et de son monstrueux « Père la mort », ce surnom donné au lieutenant-colonel qui a orchestré leur supplice et exécuté leurs camarades. Cette histoire m’habite toujours, en dépit du flot incessant et incommensurable d’exactions perpétrées par le régime dont, dernièrement, le massacre de familles entières au gaz sarin dans la Ghouta orientale. Malgré la cruauté des témoignages livrés par les cinq rescapés tandis que nous rédigions au Centre de documentation un rapport sur leur détention, les rencontrer m’a procuré un puissant sentiment de délivrance ! Les voir ainsi en vie, essayer d’expliquer ce qui s’était passé et qu’on ne peut comprendre autrement que comme un miracle… Comme la volonté même de vivre, dressée face au « Père la mort »… Face à cette incarnation de tout ce que le régime d’Assad a érigé durant des décennies et deux années et demie de révolution. […]

De tous les bourreaux du centre des renseignements de l’armée de l’air de Harasta qui ont brutalisé nos cinq détenus ainsi que des centaines d’autres, le « Père la mort » est le symbole le plus accompli de cet enfer où plus de 100 000 Syriens ont, depuis le début de la révolution, laissé la vie en tentant d’en enfoncer la porte. Ce lieutenant-colonel Maan, c’est Azraël. C’est le pouvoir absolu. Celui qui administre la mort dans ses formes les plus atroces. C’est la négation de tout ce qui est humain, de tout ce qui s’apparente à la vie.

Un jour, ce « Père la mort » a convoqué les prisonniers détenus depuis plus d’un an pour les informer qu’il les envoyait creuser des tranchées et dresser des barricades pour l’armée du régime, eux dont la force physique était anéantie en raison de la sous-nutrition et de la torture permanente qu’ils subissaient. Les soumettre à ces travaux forcés, c’était les condamner à mort, après s’être « diverti » en leur infligeant quelques supplices supplémentaires. Le lieutenant-colonel avait mis en place un rituel spécial pour le détenu destiné à une mort imminente, consistant à s’agenouiller devant lui et à lui baiser la main. Ensuite, il serrait la gorge du détenu pour lui couper le souffle pendant quelques minutes, histoire d’enrichir sa pratique du meurtre et d’asseoir la prérogative que lui avait confiée le régime d’Assad de disposer à sa guise de la vie d’autrui. L’un des rescapés témoigne de sa première rencontre avec le « Père la mort » : « Un officier barbu de petite taille et dénommé Maan a surgi. Il avait le grade de lieutenant-colonel et se faisait surnommer le Père la mort. Arrivé à notre hauteur, il nous a demandé : « Ça va, les gars ? » On lui a répondu : « Dieu soit loué. » Il a poursuivi : « J’aimerais me présenter : je suis Azraël. Non, que dis-je… Je suis Dieu. Avec moi, vous allez repartir vers les cieux. Mais avant cela, en ma qualité de Dieu, je vais prolonger votre vie de quelques jours. »

Les cinq détenus sont parvenus à s’enfuir durant la nuit du Destin, lors du mois de ramadan dernier, alors qu’ils étaient affectés aux travaux forcés à proximité du centre. L’un d’eux explique : « Notre tentative était insensée, c’était de la folie pure. On était encerclés par les gardiens. Les balles pleuvaient sur nous. Mais après ce qu’on avait vécu dans le centre, on n’avait plus toute notre raison. Autrement, on n’aurait jamais pensé à fuir. » Ces cinq détenus ne sont-ils pas l’ensemble des Syriens qui se sont soulevés il y a deux ans et demi contre le « Père la mort » suprême ? Il était déraisonnable de se révolter contre le plus féroce des régimes, puis de persévérer dans cette révolte en dépit du souhait affiché par une communauté internationale réticente à soutenir les révolutionnaires et indifférente au calvaire d’un peuple entier de voir la révolution prendre fin.

Ces derniers temps, les médias occidentaux diffusent des images de groupes djihadistes qui exécutent leurs prisonniers à l’arme blanche. Ils voient là-dedans le summum de la barbarie et sont choqués par tant de cruauté. Mais personne ne possède d’images du « Père la mort » en train de suspendre un sac rempli d’eau aux parties génitales du détenu qu’il torture. Personne ne possède d’images du « Père la mort » en train d’étaler de la poudre à canon sur la poitrine du détenu avant de l’embraser. Personne ne possède d’images du « Père la mort » en train de mettre le feu à des sacs en nylon pour que les particules en fusion retombent sur le corps supplicié. Personne ne possède d’images dont s’exhalerait l’odeur de la chair qui brûle lorsque le lieutenant-colonel décharge sa matraque électrique dans le corps du détenu. Pas d’images non plus du prisonnier qui, juste avant d’être exécuté, implore qu’on lui apporte un peu d’eau. Tous ceux qui ont été exécutés sont morts assoiffés.

Mais le monde choisit de faire avec Bachar al- Assad, la version supérieure du « Père la mort », et de lui laisser le pouvoir d’extorquer la vie à ceux qui l’honorent. Il choisit de le maintenir en place et de fermer les yeux sur les milliers de lieutenants-colonels « Père la mort » qui s’ingénient à brutaliser, à torturer et à tuer les Syriens depuis deux ans et demi. Et tout à coup,
la sensibilité de tous est heurtée. Tout à coup, tous s’indignent devant ces groupes inféodés à Al-Qaida qui gagnent en nombre et en influence dans les zones libérées et font spectacle de leurs exécutions publiques à l’arme blanche.

Ahmad Hamada, Louaï Bellawar, Fawwaz Badrane, Hassan Nasrallah et Mouaffaq al-Jandali ont réussi à s’échapper de la géhenne du lieutenant-colonel « Père la mort ». Cela relève du miracle. D’un courage dépassant l’entendement, qui consistait à se livrer à une mort quasi certaine sous les balles du lieutenant Maan. Car quoi qu’il en soit, il serait moins abominable de mourir ainsi que sous les assauts de la soif qui vient achever un corps brisé par la torture.

Chaque fois que le découragement me gagne, je me remémore l’histoire des cinq rescapés. Et je nourris l’espoir qu’un jour prochain, nous assisterons au miracle de notre échappée collective hors de l’enfer du « Père la mort ».

Texte paru en arabe et anglais le 15 septembre 2013 dans le blog de Razan Zaitouneh, https://razanwzaitouneh.com/2013/09/15/cheating-death-in-syria/. Traduit par Catherine Coquio.

Siège/prison : de l’écrasement comparé

Oussama Nassar


Nombreuses sont les villes et les régions qui ont été assiégées par le passé, en Syrie comme dans le monde. Un certain nombre d’entre elles le sont encore à ce jour. On n’apprend rien à personne en disant que le régime d’Assad a fait du siège l’une de ses armes les plus efficaces contre toute zone échappant à son contrôle. « Échapper au contrôle du régime » pour une zone signifie seulement que les forces du régime ont perdu la capacité d’y accéder pour détenir physiquement des résidents. Le feu du régime, ses avions et, bien sûr, ses armes chimiques peuvent en revanche atteindre cette zone et toute autre zone de l’opposition (et du régime lui-même). Et il va sans dire que la détention et la torture des opposants jusqu’à la mort font partie des instruments d’oppression que le régime a empruntés aux époques révolues.

La situation dans la Ghouta est cependant différente. Le siège ici ne ressemble pas à celui de Gaza, de Leningrad, de Vienne. Sans vouloir amoindrir une souffrance quelconque, passée ou présente, infligée aux personnes persécutées dans le monde, le mot « siège » semble insuffisant à décrire ce qui se passe dans la Ghouta orientale. Il ne s’agit pas seulement d’une zone assiégée. La Ghouta orientale ressemble plutôt à un camp de concentration ; une prison géante contenant un demi-million d’humains. C’est un camp de concentration préparé au génocide par gaz ou incinération. La Ghouta, comme d’autres zones, a été frappée par des armes chimiques interdites à de multiples reprises, et la pire attaque jusqu’à présent fut celle de l’été 2013. Près de la Ghouta, le régime a installé un four crématoire dans la prison de Saidnaya, destiné à brûler tous ceux qui n’auraient pas été tués par la torture, la faim, le froid, l’absence de traitement médical ou autres causes inhabituelles de mort inventées par des esprits dont la créativité se limite à l’industrie de la mort et à l’atrocité. Il est courant de comparer le siège à la prison. Les anciens détenus trouvent souvent des avantages aux compétences pratiques et psychologiques qu’ils ont apprises en prison ; elles leur permettent de faire face aux épreuves du siège comme des experts.

L’inverse peut également arriver. Là, l’expérience de la prison va exacerber le calvaire que vivent les anciens détenus en état de siège, particulièrement lorsque celui qui les a emprisonnés hier est celui qui les assiège aujourd’hui. En prison, vous êtes dans une cellule (« la collective »). Si le geôlier vous apporte de la nourriture, n’importe quelle nourriture, vous mangez ; s’il ne le fait pas, la faim vous rongera, peut-être jusqu’à la mort. Il se peut que la nourriture vous parvienne mais pas le médicament, ou qu’un médicament vous parvienne mais qu’il soit inutile pour votre maladie, ou bien périmé. Vous ne savez pas quand vous serez relâché ou quand les conditions de votre emprisonnement deviendront moins dures. Vous ne savez pas ce que vous pouvez faire, ou arrêter de faire, pour changer votre situation. Vous vous trouvez à utiliser des instruments dont vous n’aviez jamais imaginé l’existence, et encore moins le fait que vous auriez à les utiliser un jour. Vous entrez dans un monde extraordinaire d’inventions et d’alternatives : des réseaux alternatifs d’électricité et d’eau, un hôpital alternatif, une médecine alternative, des transports alternatifs, de l’essence alternative, de l’énergie alternative, de la nourriture alternative, une terre agricole alternative, un domicile alternatif, une famille alternative, un morceau de pain alternatif…

En siège comme en prison, le vocabulaire se rétrécit et se réduit à un petit nombre de mots et d’expressions qui sont, pour la plupart, localement inventés, tandis que des termes existants sont fréquemment employés mais dans de nouveaux sens. Les assiégés rêvent de la réouverture de la route, les détenus rêvent de voir les prisons se vider ou une amnistie être déclarée. Les assiégés vivent dans la terreur du bombardement, tandis que la terreur des détenus est d’être appelés pour interrogatoire. « Blessé », sous le siège = « revenu de l’interrogatoire », en prison. « Enlevé » = « était dans notre cellule mais nous n’avons pas idée de son sort ». Le son de la frappe aérienne = l’entrechoc du loquet en fer et de la porte de la cellule. Cessez-le-feu = promenade. Imaginez la suite des correspondances…

Le vocabulaire du siège : bois de chauffage, pompe à eau, générateurs, 12 volts, éclats d’obus, Al-Manfoush[1], tunnel, frappe aérienne, martyr, wannané [avion de surveillance], agent de la sécurité, aide humanitaire, sous les décombres… Le vocabulaire de la prison : sefra [nappe, posée à même le sol, sur laquelle on sert le repas], isolement, teflayé [inspection des cheveux à la recherche de poux], crise de nerfs, insubordination, Abou Haydar [nom par lequel les détenus désignent tout geôlier], bol, geôlier, shâwish [détenu qui communique avec les geôliers au nom des autres détenus], tasyîf [obligation, pour les détenus, de dormir sur le côté], sharrâ’a [fente située en bas de la porte de la cellule, servant à faire passer les portions de nourriture], doulâb [moyen de torture où le bourreau immobilise le détenu dans un pneu de véhicule], interprétation des rêves.

En prison comme dans la Ghouta orientale, il ne vous est pas permis de recevoir des visites. Votre famille et ceux que vous aimez se trouvent à quelques mètres de vous, mais de longues années peuvent passer sans que vous les voyiez ou qu’ils vous voient. Si vous êtes un étudiant, vos camarades obtiennent leurs diplômes universitaires, voire continuent des études plus poussées encore pendant que vous ruminez votre chagrin et les souvenirs des mois que vous avez passés avec eux dans la cité universitaire, sur les sièges des amphithéâtres, à la bibliothèque ou à la cafétéria de la faculté. Si vous êtes un employé, vous perdez votre emploi, votre salaire, votre carrière et vos collègues. Si vous avez un père ou une mère, vous n’assistez pas à leurs funérailles ou à celles de quiconque. Si vous êtes un père, vos enfants grandissent loin de vous, tout comme vous vieillissez loin d’eux. Vous ne pouvez pas reconnaître vos neveux et nièces, et ils ne peuvent pas vous reconnaître non plus. Votre fiancée vieillit et flétrit, tout comme vous. Les villes, les pays et les lieux vous manquent, et vous leur manquez. La mère résidant à Damas voit davantage son fils expatrié que son fils assiégé/emprisonné à un jet de pierre, dans la Ghouta orientale.

Lorsque vous êtes détenu, la question que l’une de vos connaissances pose pour connaître votre sort ou le lieu où vous vous trouvez représente un risque qui pourrait lui coûter très cher. Et lorsque vous êtes assiégé, l’ami qui vous appelle depuis une zone non assiégée risque sa vie. Dans les deux cas, chaque détail de votre vie est entièrement subordonné à ce que d’autres décident. Vous y croupissez, vous y pourrissez. Vos plus grands talents sont compter, rêver, et être torturé. Que votre situation en prison soit bonne ou mauvaise, vous ne la quittez pas : il est même interdit de changer de cellule. Transférer des détenus d’une prison à une autre est une affaire compliquée et le plus souvent entreprise comme mesure punitive. Comme, par exemple, transférer un détenu de la prison d’Adra à celle de Saidnaya ou à la prison du désert. Ou bien le transférer de la prison centrale de Hama à celle d’al-Baloné, ou le renvoyer à la section de torture d’où il a été précédemment envoyé. Et, par analogie : transférer les assiégés de Qudsayya, de Darayya, de l’est d’Alep, de Homs et d’al-Wa‘r à Idlib, ou les renvoyer au « giron de la patrie ».

Aucune des évidences suivantes n’est évidente en prison ou en état de siège : la nourriture, la boisson, le café, aller aux toilettes, se laver, dormir, la lumière, les couleurs, l’air, le sein maternel. Des maladies et des épidémies, que la médecine pensait à jamais disparues, font leur retour. Des affections habituellement non fatales, ou du moins facilement traitables selon les médecins, peuvent tuer des assiégés et des détenus. Comme, par exemple, les myiases, la gangrène ou la poliomyélite dans la Ghouta orientale ; la gale à Saidnaya ; la diarrhée dans la prison du service de renseignements de l’armée de l’air. Ou une simple blessure infligée à un
détenu dans l’une des cellules de la branche de la Sécurité de l’État ; la blessure s’aggrave et s’infecte dans un milieu contaminé et peuplé de tas d’humains et de leurs ordures, jusqu’à ce qu’elle devienne fatale.

À l’été 2003, dans la prison de la branche palestinienne, un quinquagénaire souffrant d’un infarctus du myocarde avait besoin d’être emmené en urgence à l’hôpital. Le shâwish (le détenu qui communique avec les geôliers au nom des autres détenus) a tapé à la porte de la cellule, et quand le geôlier est arrivé, tout le monde dans la cellule (y compris les malveillants) l’implorait de faire venir un docteur ou au moins de faire passer « un comprimé sublingual » pour leur camarade mourant. « Lorsqu’il sera mort, vous taperez à la porte pour qu’on vienne sortir le cadavre », a-t-il répondu. Et c’est, en effet, ce qui a eu lieu.

À l’automne 2017, dans la Ghouta orientale, les délégations des Nations unies, du Comité international de la Croix-Rouge, de l’Organisation mondiale de la santé, du Croissant-Rouge et d’autres ont enfin examiné la liste d’évacuation d’urgence préparée par les médecins de la Ghouta, après tant d’efforts. La liste comprenait 500 cas de maladies graves nécessitant des soins immédiats impraticables dans la Ghouta. Des membres de ces délégations sont venus examiner personnellement les patients, ils ont exprimé de l’empathie (et de la préoccupation) et ont promis que la situation allait s’améliorer. Puis ils sont remontés dans leurs Land Cruiser et ont laissé la liste d’évacuation d’urgence attendre la mort. Et, en effet, la mort est venue.

Seule la mort a pu briser le siège de Nabil, un jeune homme atteint d’un cancer. Elle a fait de lui la dixième personne libérée de la liste (à ce jour). Oussama, un enfant également inscrit sur la liste d’évacuation, précédait Nabil. Il avait besoin d’une boîte de médicament qui aurait pu être achetée dans n’importe quelle pharmacie en dehors du camp de concentration qu’est la Ghouta orientale. Avant Oussama et Nabil, il y eut Aïcha, un enfant qui a craché sur la liste d’évacuation dite « d’urgence » et sur ce monde misérable en le quittant. Avant eux, et après eux, la seule chose qui réussit à faire lever le siège de la Ghouta est la mort. Ils s’élèvent audessus de l’écrasement et du délabrement du monde : ils brisent le siège par la mort.

En 2000, dans la prison du service de renseignements de l’armée de l’air, située dans l’aéroport militaire de Mazzé, le geôlier a crié au shâwish : « Vous êtes combien ? » Le shâwish a répondu : « 28 », alors il lui a jeté, dans le bol de nourriture, une seule cuillère de halva. En 2017, après une longue attente, un « grand » convoi humanitaire de l’ONU est arrivé dans la Ghouta orientale. La nourriture qu’il contenait ne suffisait même pas à servir un seul plat à chacun du demi-million d’assiégés. On ne sait si le convoi était accompagné d’un voeu d’imprécation, comme « Que vous vous étouffiez avec ! », phrase prononcée par le geôlier de la prison de l’aéroport militaire de Mazzé en giflant le visage abasourdi du shâwish, qui trouvait qu’une cuillère de halva n’était rien pour 28 détenus affamés.

Les détenus deviennent suspicieux lorsqu’ils remarquent une quelconque amélioration dans le comportement des geôliers avec eux : par exemple, une réduction de la torture, une amélioration de la nourriture ou une promesse de libération. Ils ont appris que de tels changements sont de mauvais présages ; ils peuvent être suivis de « fêtes d’exécution » ou d’un certain durcissement. Quant à eux, les assiégés se sont habitués à ce que les « percées », comme la réouverture de la route ou l’arrivée de l’aide humanitaire, soient accompagnées d’une escalade de massacres et de brutalités. L’arrivée d’un convoi humanitaire de l’ONU est quasiment toujours précédée et suivie de violents bombardements. Et plus d’une fois, les bombardements s’abattaient sur la Ghouta pendant que le convoi était sur place. Il ne s’agit pas ici de cas isolés. Ces agissements peuvent contenir une réponse aux longues analyses de ceux qui cherchent à identifier les causes de l’extrémisme et de la montée de la pensée nihiliste dans ce monde écrasant et écrasé.

La prison et l’état de siège font apparaître le plus noble et le plus sordide dans la nature humaine, chez vous comme chez ceux qui vous entourent. Vous êtes témoin de manifestations d’amour, de grandeur d’âme, d’altruisme et de résistance, mais aussi de haine, de bassesse, d’égoïsme et de servilité. Vous vous perdez dans des considérations existentielles sur le sens de réprimander des personnes affamées, nues ou prisonnières qui cherchent à assouvir des
besoins humains instinctifs. En prison, vous êtes atteint en permanence : vous souffrez des coups de fouet lorsque c’est votre tour dans « la fête de torture », et vous souffrez lorsque vous comptez les coups déchiquetant le corps de votre camarade. En état de siège, la faim vous ronge, vous mord, et même si vous mangez vous n’êtes pas content, tant que le fouet de la faim en lacère d’autres autour de vous. Votre productivité dépend de votre certitude ou non de l’immuabilité de la situation, c’est-à-dire de ce que les détenus appellent l’istihbâs, à savoir la capacité à vivre l’emprisonnement comme une réalité permanente, inchangeable. Penser à la réouverture imminente de la route et à des « percées » de ce genre ne fait qu’accroître votre souffrance, vous empêchant ainsi de vous acclimater. Vous êtes étonné de votre capacité ou de la capacité de vos camarades détenus/assiégés à continuer, à continuer quoi que ce soit ; à continuer même à se mouvoir, à respirer et assurer le reste des fonctions vitales.

Vos aspirations et rêves se trouvent limités. Le plus grand souhait d’un détenu dans l’une des sections de torture est de dormir sur le dos ou de s’allonger en étirant son corps. Dans l’une des prisons, un jeune homme confiait son souhait à l’un de ses camarades : monter dans le microbus de la ligne allant de Mazzé à Jabal-Karâjât et y rester du départ au terminus. Dans l’une des villes de la Ghouta orientale, une jeune fille avait envie de prendre une tasse de café dans le quartier de Sarouja. S’il vous arrive de sortir de cette prison/ de ce siège, vous allez tout de même en garder de profondes cicatrices dans votre corps et dans votre âme. Vous êtes supposé avoir compris la juste valeur du confort, de l’abondance et, le plus important, de la liberté. Néanmoins, la mauvaise nouvelle est que vous ne la vivrez pas, cette liberté, lorsque vous l’aurez obtenue. Il est vrai que, si vous survivez, vous pouvez porter vos cicatrices comme des médailles et en faire une source d’énergie, mais la culpabilité du survivant vous empêchera de continuer à vivre comme les autres.

Il y a, dans la prison/le siège, des gens dont la mission fondamentale consiste à exacerber votre souffrance et celle de vos homologues malchanceux. Il se peut que ce soit le geôlier qui les commissionne pour exécuter cette tâche, comme il se peut qu’ils le fassent pour intimider et harceler les autres détenus. Le geôlier est certainement content s’ils le délivrent de la tâche de vous torturer et de vous emprisonner une seconde fois dans votre prison.

[1] Mohieddine al-Manfoush est un entrepreneur proche du régime, seul autorisé par ce dernier à vendre certaines denrées alimentaires dans la Ghouta assiégée. (N.D.T.)

Texte inédit en français, traduit de l’arabe par Mahmoud El Hajj. Il a paru en arabe et en anglais
le 28 novembre 2017 sur le site Al-Jumhuriya sous deux titres légèrement différents : https://tinyurl.com/2zbk6yam.

Lettre à Samira

Yassin al-Haj Saleh


13 août 2017

Sammour, dans ma précédente lettre, j’ai essayé de te donner une idée de la situation humanitaire en Syrie. Certains affirment que c’est la pire crise humanitaire depuis le Rwanda en 1994 et la pire crise des réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale. Le plus terrifiant, à mes yeux, c’est que, d’une part, notre tragédie, de fait, s’est déroulée sous supervision internationale, en présence des Américains, des Russes, de la France et de la Grande-Bretagne et ce n’était pas faute d’informations crédibles, ceci durant près de six ans et demi (et non pas trois mois, comme au Rwanda) et, d’autre part, le responsable de ce désastre national et humanitaire, Bachar al-Assad, reste au pouvoir ; on parle de « réhabiliter le regime », sorte de récompense pour tous ses crimes.

Que signifie tout cela, Sammour ? Quel sens donner à un demi-million de morts, à la vie détruite de milliers de personnes quand les puissances mondiales, dans le monde actuel, travaillent à réhabiliter non seulement les conditions qui ont mené à ce désastre mais aussi la junte régnante responsable de la mort de 2 % des gouvernés ? Cela signifie tout simplement que tous ceux qui sont morts n’ont aucune importance, de même pour ceux qui ont été torturés et pour les vies détruites de milliers de Syriens. C’est une manière de nous dire que les centaines de milliers de victimes ont été sacrifiées pour rien. Pour rien les hurlements des torturés, la peine des mères, des pères et des enfants. Tout cela ne constitue pas un tribut pour quoi que ce soit et n’est d’aucune utilité. Le sang versé n’aura pas apporté la liberté et les sacrifiés ne sont pas une offrande pour le salut. En résumé, nos morts ne sont pas des martyrs et nous n’avons pas de cause. Ce désastre n’apportera pas de changement politique, les criminels resteront impunis, il n’y aura pas de justice. Aucune nouvelle perspective pour le pays et les Syriens ne seront pas en meilleure position pour envisager leur avenir et celui du pays. Cela signifie que les vies sacrifiées ne garantiront pas la vie de ceux qui ont échappé à la mort, de même pour les horreurs subies par ceux qui ont été torturés, elles n’épargneront pas ceux qui ont échappé à la torture.

Sammour, peux-tu seulement t’imaginer ? Quand nos souffrances sont vidées de leur sens, nous quittons le cercle des humains fait de souffrances et de sens. Nous sommes alors considérés comme des choses sans valeur qui ne souffrent pas tandis que les architectes de notre désastre sont, eux, considérés comme des humains, ou bien nous sommes relégués à un ordre de sous-humains et les mêmes architectes de notre désastre sont, eux, dans une position de surhumains, voire de dieux.

Sammour, peux-tu seulement t’imaginer ? Le racisme se surpasse lui-même, sous prétexte de combattre Daech, n’importe quel raciste et fasciste peut mettre le masque d’un civilisé progressiste et raffiné. Quand on estime que la mort de 100 parmi les nôtres, 1 000 ou 10 000 ou même 1 million, équivaut de toute façon à zéro, cela signifie effectivement que chacun de nous, ou tous ensemble réunis, vaut zéro et que notre extermination n’est pas un dommage et n’est pas condamnable. Nul doute que ce sont des dieux ceux qui ont présenté notre drame de telle façon qu’il n’y ait pas de différence à leurs yeux entre peu et beaucoup de morts. Non seulement il a été permis de nous condamner au nom de la « guerre contre le terrorisme » mais c’est au nom de cette lutte que nous sommes condamnés sur simple présomption de terrorisme ou de « groupes de soutien au terrorisme » comme l’a déclaré Bachar al-Assad. Ainsi, nous allons de la perte de sens au permis de tuer, à la privation de justice, à l’extermination et à la perte de la vie.

Sammour, cela n’est-il pas terrifiant ? Être déplacé et condamné, torturé et condamné, assassiné et condamné ; qu’on condamne les agressés et les tués à la place des agresseurs et des criminels ? Terrifiant d’être maudits de cette façon et traités comme des maudits par des dieux cruels, d’être abandonnés dans des souffrances sans limites et que rien n’y fasse, rien ne nous sauve. Ils disent qu’il n’existe pas d’alternative à Bachar al-Assad, reconduisent son mandat parce qu’il est fiable et sous contrôle. Les puissants qui gouvernent le monde veulent posséder notre changement, la mesure de ce changement, sa direction, son rythme et ses résultats et que nous soyons, nous, dépossédés de notre histoire, que notre histoire soit juste une partie de l’histoire des puissants.

Sammour, le plus terrible c’est que nos efforts les plus louables sont irrémédiablement condamnés à ne pas laisser d’impact et que tout ce que nous faisons avec sincérité n’est pas fructueux. L’action et l’inaction donnent le même résultat, et c’est zéro de toute manière. C’est la résignation, une condamnation à mort, la reprise du travail de Bachar al-Assad. Cette histoire syrienne ne ressemble à aucune autre de l’histoire contemporaine pleine de sang et de souffrances. Les autres histoires soit elles n’étaient pas aussi médiatisées ou n’étaient que locales et sans intervention des puissances internationales, soit elles n’avaient pas duré aussi longtemps ou n’avaient pas entraîné un tel coût humain et matériel ou encore n’avaient pas condamné, comme notre histoire, tout espoir pour l’avenir. Ou bien les puissances internationales étaient déjà unies ou bien elles se sont unifiées après des divisions, dans notre pays, auprès du principal criminel (ou dans une neutralité positive en sa faveur), ce qui fait que notre histoire est universelle, c’est l’histoire du monde. Le problème est que l’unique leçon politique à tirer est le nécessaire changement du monde. Puisque c’est le monde qui entrave le changement et vide nos vies de tout sens, il faudrait le changer afin que nous vivions et que nos vies aient un sens.

Néanmoins, Sammour, cela signifie que nous sommes condamnés à sortir de l’action, de la politique, de toute tentative d’agir sur notre propre sort pour une longue période. Changer le monde n’est pas juste une formule mais le titre d’un destin terrifiant, tu le sais, de notre lutte pour changer la Syrie. Le monde, Sammour, est une grande Syrie et le changer signifie la généralisation de l’horreur qui nous touche tous sur cette planète. Néanmoins, cela demeurera le seul défi pour réhabiliter le sens de notre souffrance, honorer la mémoire de nos victimes et faire que le drame syrien fasse bouger le monde qui doit changer. Ce qui est dénué de sens, c’est ce monde qui nie le sens de notre cause, il est de notre devoir de le changer pour nous et pour tous ceux qui souffrent et n’ont aucune importance.

Sammour, tu sais que notre vieux maître Marx enjoignait aux philosophes de changer le monde et pas seulement de l’expliquer. Plus tard, il confia la tâche de changer le monde uni par le capitalisme au prolétariat, aux classes exploitées et organisées dans le monde capitaliste, les classes dominées qui n’avaient rien à perdre en cas de révolution mais qui avaient tout à gagner. Ceux dont on attend qu’ils changent le monde sont ceux à qui le monde nie tout sens, ceux qu’on a éjectés de l’histoire, qu’on a tués, torturés et exilés. Ceux qu’on rabaisse continuellement.

Sammour, nous sommes le prolétariat du sens, les parias du sens, les damnés qui n’ont pas le droit de condamner ni celui de parler du bien et du mal. Sammour, aujourd’hui notre cause en est là, dans une situation inconfortable entre le déni de sens à notre égard et le tragique espoir de changer le monde et qu’on nous reconnaisse un sens. Changer le monde commence par les proches. Les islamistes, à qui tout sens est nié comme pour nous, sont trop étroits d’esprit et égoïstes pour être une force de changement. Ton enlèvement, en particulier, illustre plus que tout autre exemple la bassesse des islamistes et leur inhérente incapacité à changer le sens et la structure du monde. Ce sont de lamentables nihilistes, des désespérés.

Sammour, nous sommes ceux qui n’ont rien à perdre en changeant le monde d’aujourd’hui, les damnés dont le sens se limite à travailler à changer le monde qui nous refuse tout sens. Nous, c’est-à-dire ceux qui sont comme toi et avec toi. Néanmoins, encore une fois c’est une destinée terrible et non juste une idée courageuse à noter pour passer à la suivante. La destinée possède mais ne peut être possédée. Je le sais depuis ton enlèvement. Je le perçois avec mes yeux et avec les tiens. Dans un « monde en perdition » « l’oasis »[1], c’est toi, dans ton double ou triple siège.

Sois saine et sauve.
Des baisers mon coeur. (Yassin)


[1] Référence au poème de Mahmoud Darwich, « La Qasida de Beyrouth ».


Texte tiré de Yassin al-Haj Saleh, Lettres à Samira, trad. de l’arabe par Souad Labbize, préface de Ziad Majed, postface de Wejdan Nassif, Curnier (Drôme), Éditions des Lisières, 2021. « Sammour » est Samira al-Khalil, enlevée à Douma par Jaysh al-Islam en décembre 2013 avec Razan Zaitouneh. L’épouse de Yassin al-Haj Saleh, restée disparue, est la destinataire de ces « Lettres ». Voir son texte « Quatre aspects de l’affaire des quatre disparus de Douma », p. 657.
Made on
Tilda