Nidhal Chamekh, De quoi rêvent les martyrs ?, 2013

Le charme discret de l'arabité

Émir Mahieddin

Le matin du 20 mars 2003, alors adolescent, je me réveillai dans mon petit appartement familial de Marseille, surpris par les larmes de ma mère qui se tenait prostrée devant le téléviseur de notre salon. « Qu’est-ce qu’on leur a fait ? Ils aiment juste nous humilier ! », dit-elle, le regard plongé dans les images de guerre qui défilaient sur le petit écran. Les États-Unis venaient une nouvelle fois d’attaquer l’Irak. Mon Algérienne de mère pleurait le sort de ce pays, terre lointaine où ni elle ni moi n’avions pourtant jamais été, comme s’il s’agissait du sien. Elle partageait l’humiliation subie, se sentant partie d’une totalité, grand « Nous » arabe qui, pour elle, émue à en pleurer, semblait n’avoir absolument rien d’abstrait. Être « Arabe » est une affaire sensible, et cette sensibilité se transmet. Enfant, j’ai été bercé par les récits familiaux louant des figures du panarabisme à ses heures de gloire. Adulte, fréquentant de près des intellectuels européens spécialisés dans l’étude de l’« aire arabe », ayant pour ma part préféré jeter mon dévolu sur les sociétés scandinaves, j’ai longtemps vécu dans l’idée que ce sentiment hérité était illégitime, fruit d’un anachronisme, résidu d’un rêve désuet transmis dans ces isolats que peuvent constituer les poches des immigrations arabes en Europe. Je me retenais de partager cette nostalgie d’une période que je n’avais pas connue face à certains de mes interlocuteurs, qui affichaient à sa simple évocation un sourire moqueur, me signifiant que, pour quiconque avait étudié sérieusement la question, ce n’était là qu’une vieille illusion. C’est cette même idée d’un destin arabe partagé que j’ai retrouvée, des années plus tard, incarnée dans une assemblée pentecôtiste arabophone de Stockholm, alors que j’entamai des recherches sur les conversions au christianisme évangélique dans l’immigration en Suède. Cette église voyait converger des individus originaires d’une douzaine de nations arabes sous la houlette d’un pasteur égyptien ; étonnante déclinaison protestante du rêve de Nasser. C’est ce surgissement d’un refoulé, aussi étrange que familier, au cours d’une immersion ethnographique dans le monde nordique, sorte d’« arabité évangélique », qui m’a poussé vers la lecture ce petit ouvrage d’Yves Gonzalez-Quijano, La fabrique de l’arabité.

« L’arabisme est mort ; longue vie à l’arabité ! » Cette formule pourrait résumer en quelques mots l’idée forte défendue par l’auteur – bien que, par prudence autant que par rigueur, il lui préfère une tournure interrogative (p. 144) – dans ce livre à l’écriture aussi agréable qu’accessible, composé de dix chapitres courts dont les thèmes s’entrecoupent. L’identité arabe apparaît au fil du texte comme un projet politique moderne relativement récent, dont le rythme est scandé par une conjugaison d’événements géopolitiques, de mouvement démographiques et d’innovations techniques dont les effets sociaux ont tantôt désaccordé cette région du monde qui reste aussi diversifiée que fragmentée, tantôt travaillé à son homogénéisation relative. Aux lecteurs coutumiers des débats sur l’unité du « monde arabe », l’entreprise qui consiste à s’intéresser à la fameuse ‘uruba qui avait tant animé la vie politique de cet espace dans les années 1950-1960 pourrait sembler décalée, voire désuète. L’auteur note que concernant cette partie du monde, la part belle est faite aux recherches sur l’islamisme, les rapports de genre et l’expérience révolutionnaire, mais de manière surprenante, peu interrogent l’identité arabe, l’arabité, qui apparaît comme « une relique en passe d’être oubliée » (p. 9). Que de mots justes trouve-t-il pour décrire et expliquer la persévérance de ce sentiment d’appartenance commune que beaucoup d’Arabes, y compris ceux qui vivent dans l’exil ou en diaspora, éprouvent bien au-delà – ou plutôt en-deçà – des grandes constructions idéologiques, jusque dans l’intimité de leur chair, à la manière d’un sens commun qui émerge furtivement dans une multiplicité de sensations et de pratiques : émotion politique quand leur sang se glace à l’évocation du drame palestinien, sensibilité pratique lorsqu’ils tressautent d’émotion devant leur écran, rêvant de voir les « Lions de l’Atlas » emporter le trophée mondial de football, ou lorsque vibrent les cordes vocales d’Oum Khaltoum ou Fairouz pour accompagner rituellement la prise de café au petit matin.

Prolongeant certaines des thèses développées dans l’un de ses ouvrages précédents, Arabités numériques[1], et dans la lignée des cultural studies anglophones, Gonzalez-Quijano se saisit du rôle central de l’industrie culturelle dans la « fabrique de l’arabité », tirant ses exemples aussi bien de la culture populaire que de la production savante, pour en proposer une analyse générative : l’identité arabe n’est pas donnée et ne peut pas être soumise à un inventaire de traits caractéristiques, elle a été construite historiquement et politiquement, s’est transformée à travers les époques, et se donne à voir autant dans la vie politique que dans les pratiques de consommation. L’auteur propose une généalogie de l’arabité, traquant ses linéaments à travers des champs aussi variés que la littérature, la télévision, le numérique, la musique, le sport, sans évidemment en oublier les traductions politiques qui ont connu leur essor au milieu du XXe siècle, et desquelles elles sont indissociables. En effet, en langue arabe, le terme ‘uruba renvoie aussi bien à l’arabisme qu’à l’arabité, soit aussi bien à la doctrine politique visant à la fondation d’une nation arabe qu’au sentiment d’y appartenir – n’en déplaise à ceux qui souhaitent réserver le terme qawmiyya (nationalisme) à la première (p.17). À l’image du phœnix, l’arabisme, dont la mort a été moult fois annoncée, est capable de resurgir de ses cendres, et de (re)mobiliser, sous la forme d’un imaginaire et d’un horizon partagé, une forme d’« arabitude » trop rarement soumise à l’examen.

Dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage, l’auteur propose une lecture historique et géographique de l’arabisme, en revenant sur la genèse de cette doctrine politique dont les historiens situent la naissance au milieu du XIXe siècle au sein des élites urbaines des provinces ottomanes du Proche-Orient – à cette époque naissent aussi les idées de « Royaume arabe » puis de « monde arabe », aujourd’hui « naturalisées » et dont l’auteur retrace l’histoire depuis leurs usages coloniaux jusqu’à leurs appropriations nationalistes et nationalitaires. Avant même la mainmise des empires européens sur la région, l’Empire ottoman est pour ces poètes, écrivains et cadres de l’administration porteurs d’un projet de modernité propre, un occupant. Pour contrer sa perte d’influence face aux puissances occidentales, ce dernier oscille au Levant entre des politiques de « turquification » d’un côté, et l’octroi d’autonomie aux populations locales de l’autre. Des congrès et réunions à Beyrouth, Damas, Alep, Hama, mais aussi Paris, se succèdent tout au long de la fin du XIXe et du début du XXe siècle pour appeler à une confédération des natifs de langue arabe du Levant, avant que le nationalisme ne devienne un élément déterminant de la vie politique de la région pendant la Première guerre mondiale, soutenu par des puissances européennes. La désintégration de l’Empire ottoman en 1924 marque une phase d’accélération pour ce nationalisme arabe, qui culmine à la sortie de la Seconde guerre avec la création de la Ligue des États arabes en 1945 et la révolution des Officiers libres de juillet 1952 en Égypte. Les années Nasser constituent une sorte d’« âge d’or » de l’arabisme, voyant la naissance d’une éphémère République arabe unie (Égypte, Syrie, avant d’être rejoints par le nord du Yémen) entre 1958 et 1961. L’effondrement de ce projet, la défaite de 1967 de l’Égypte face à l’armée israélienne, et la mort du raïs en 1970, marquent la fin de l’utopie arabe, définitivement enterrée avec les accords de Camp David en 1979, qui voient l’Égypte exclue de la Ligue arabe l’année suivante. « L’idée arabe », malgré des tentatives multiples d’incarnation depuis le Chérif Hussein jusqu’à Nasser, sous forme d’union ou de coalition, apparaît ainsi comme un cuisant échec, les rivalités et les fractures ayant souvent eu raison des désirs d’alliance. Jamais la nation arabe n’a réussi à se doter d’un territoire unifié ou d’une capitale incontestée, son centre symbolique s’étant déplacé du Levant à l’Égypte puis au Golfe, ne laissant souvent au Maghreb qu’une place périphérique, jusqu’à récemment en tout cas – puisque les « Printemps arabes » sont partis de Tunisie, éveillant l’imaginaire commun de la région : si on a douté de leur dimension « révolutionnaire », peu ont mis en cause leur caractère « arabe ».

Mais c’est peut-être moins dans le projet politique stricto sensu, terrain sur lequel le rêve arabe est efficacement concurrencé par l’utopie d’une unité islamique, que dans le domaine de la culture, que l’arabité puise sa force. Gonzalez-Quijano consacre les chapitres suivants aux rôles ambivalents de la littérature, des médias et de la langue arabe – et ses variantes dialectales – dans la fabrique d’un sentiment d’une identité collective qui reste marquée par un caractère toujours inachevé, mais bel et bien présent et socialement efficace. Au fil de ses réflexions, Gonzalez-Quijano souligne que, autant par sa force que ses faiblesses, l’arabité est aussi une affaire de techniques et de technologies.

Les élites levantines du XIXe siècle ont en effet diffusé leur idée de « renaissance » d’une « grande nation disparue » grâce à ce que l’historien Benedict Anderson appelait le capitalisme de l’imprimé (journaux, revues, ouvrages, etc.). Mais à la différence de la centralité de la « langue vulgaire » qu’observait l’historien irlandais dans les cas européens et latino-américains, l’idée panarabe se diffuse dans une langue élitiste, celle d’un standard proche de l’arabe classique, étranger aux pratiques linguistiques quotidiennes des habitants de la région, mais aussi paradoxalement unique niveau de langue qui ouvrait la possibilité d’une communication à une si vaste échelle, depuis le Golfe persique jusqu’à l’Atlantique (p. 56-57). Pour ouvrir le dialogue entre les différentes élites locales, le « roman national » arabe devait ainsi s’écrire dans un arabe « médian », et paradoxalement se heurter ainsi aux logiques des constructions stato-nationales en cours après les indépendances, et aux parlers arabes locaux. De fait, la littérature de la région n’a que rarement fait éclore des romans dont l’horizon se situait au niveau de la « grande nation » arabe, les romanciers les plus reconnus campant leurs intrigues dans les cadres nationaux, imprimant un caractère mosaïque à la littérature romanesque laissant finalement le champ de l’arabité aux poètes, Mahmoud Darwish étant sous aucun doute la voix la plus réputée dans ce registre. Ce dernier doit d’ailleurs sa popularité à la dissémination de son œuvre par la chanson, ses poèmes ayant été chantés par des vedettes comme Marcel Khalifa et Fairouz. La force de l’arabité est en effet aujourd’hui peut-être fille du son et de l’image plus que de l’imprimé (chapitre 7), la conjugaison des technologies audio-visuelles et numériques, aussi bien mobilisées par les États modernisateurs que par les forces du marché, ayant progressivement permis des appropriations populaires d’un projet idéologique émanant d’élites lettrées.

Dans les années 1950, la radio, savamment utilisée par la propagande nassérienne à travers la station Sawt al-‘arab (la voix des Arabes), et la cassette audio dans les années 1960, ont pris le relai de l’imprimé pour donner un nouveau souffle au projet panarabe – bien que le projet panislamiste ait fait abondamment usage de ces supports, avec plus de succès. Dans les années 1980, l’essor de la composition électronique et de la transmission numérique a donné une nouvelle impulsion à la presse arabe, lui permettant de contourner certaines entraves politiques, pour porter son discours à une audience plus vaste, à l’échelle régionale, tout en opérant parfois depuis des capitales européennes (Paris et Londres). Persistait cependant le caractère socialement sélectif de cette pratique écrite, par le double effet des prix des journaux et du niveau de langue utilisé. Dans les années 1990, l’apparition de chaînes satellitaires met fin aux monopoles des télévisions nationales, la chaîne qatari Al Jazeera (créée en 1996) étant probablement l’exemple le plus connu dans la formation d’une « opinion arabe », avant d’être rejointe sur ce créneau par des voix concurrentes. Enfin, dans les années 2000, la généralisation des usages du numérique bouleverse les géographies de l’arabité en multipliant les accès aux canaux de diffusion pour une constellation d’acteurs utilisant les réseaux sociaux, offrant ainsi une nouvelle agora pour les habitants de la région et les diasporas qui en sont issues.

Cette succession d’innovations techniques, a également eu des effets sociolinguistiques considérables. Croisées aux effets des politiques de scolarisation – et d’arabisation suite aux indépendances au Maghreb –, elles ont progressivement affermi l’assise de l’arabe médian, tout comme la circulation régionale de certains dialectes (notamment syro-libanais et égyptien), engendrant une « vulgarisation » de l’espace arabophone. C’est la force de l’analyse proposée par Gonzalez-Quijano est de rompre avec les jugements puristes quant à la non-maîtrise de l’arabe classique et l’affaiblissement du niveau linguistique, pour mettre en exergue les effets sociaux et politiques de cette « vulgarisation », qui constitue un indiscutable facteur d’unification des références culturelles et politiques pour les populations de la région, notamment les plus jeunes, bien au-delà des couches sociales les plus dotées en capitaux scolaires (p. 77). De plus en plus d’individus sont ainsi en mesure de naviguer dans la hiérarchie des dialectes – redistribuant de fait leurs légitimités respectives – du fait de la diffusion massive de programmes en arabe médian prononcé dans une variété d’accents locaux et de feuilletons télévisuels turques – véhiculant un modèle de modernité « islamique » ou « orientale » – doublés en arabes syrien, donnant lieu à toutes sortes de registres linguistiques hybrides aussi visibles sur les réseaux sociaux que parfois palpables dans la littérature. Certaines figures populaires de l’industrie du loisir, capables de voguer entre plusieurs dialectes, se livrent ainsi à un véritable « caméléonisme linguistique » (p. 79), en fonction des publics nationaux auxquels ils s’adressent – phénomène que j’ai également observé parmi les vedettes du télévangélisme arabe. Les multiples slogans des « révolutions arabes », jouant sur des reprises dialectales de formules issues de la langue noble ou poétique sont des signaux marquants de la souplesse de ce nouveau cadre de communication linguistique étendu. On retiendra pour exemple le fameux « al-sha’b yurīd yatnahaw ga’ »[2] dans le Hirak algérien ; mais l’auteur en évoque bien d’autres.

La dévaluation politique de l’arabisme n’a ainsi pas entamé la valeur mobilisatrice de l’arabité, laquelle s’est frayée ses chemins par des canaux inattendus, y compris en s’ancrant à travers des médiums qui ont pu constituer des facteurs de fragmentation et de dévalorisation de l’image des Arabes dans le monde. Pour percevoir l’espace aménagé à l’arabité sur les ruines du projet d’unité et aux côtés d’autres référents identitaires (religieux, nationaux, régionaux, ethnolinguistiques, etc.), encore fallait-il s’écarter de l’espace de la production culturelle légitime et s’intéresser à « la culture de masse » (popular culture), « univers de signes dépréciés » qui ne fait pas partie des objets nobles de la recherche sur le monde arabe (p. 123-124). C’est la force de l’approche de Gonzalez-Quijano que de proposer à ses lecteurs d’ouvrir leur regard à l’illégitime pour en saisir la puissance évocatrice. Si l’arabisme fut essentiellement porté par les élites, l’arabité est le produit non-intentionnel des pratiques populaires qui en résultent partiellement, à la croisée entre volonté politique, mouvements démographiques et logiques économiques. En effet, l’arabité se fait aussi marchandise, produite par l’intégration et la libéralisation du marché régional, l’initiative privée ayant progressivement gagné du terrain au détriment de l’interventionnisme étatique, permettant un déploiement de l’industrie culturelle et du loisir. L’arabité contemporaine est ainsi, dans une certaine mesure, un produit de la globalisation libérale, renforcée par les logiques d’un marché de consommation uni par la langue, qui n’est pas forcément atteint par les réemplois et instrumentalisation parfois pathétiques ou sarcastiques de l’utopie d’unité arabe.

Tel le dîner bourgeois mis en scène par Luis Buñuel[3] comme lieu d’une impossible convergence, le projet politique de l’arabisme sans cesse repoussé, pour des raisons tantôt tragiques tantôt absurdes, oscillant entre les motifs du blocage et de la réitération, de la frustration et de l’étonnement, n’aura pas manqué de laisser nombre d’empreintes sur les habitants de la région et leurs pratiques de consommation, les dotant d’un champ d’expérience autant que d’un horizon communs. Gonzalez-Quijano se plait à les discerner autant dans leurs formes les plus abstraites et savantes que les plus concrètes et illégitimes, entredeux dans lequel se donne à voir le charme discret de l’arabité, si discret que bien qu’omniprésente, elle pourrait paradoxalement passer inaperçue. Son livre sait en restituer toute l’épaisseur et la vivacité.


[1] Yves Gonzalez-Quijano, 2012, Arabités numériques. Le printemps du Web arabe, Avignon, Actes Sud. Les textes qui constituent l’ouvrage La fabrique de l’arabité sont repris pour la plupart du carnet de recherche en ligne animé par l’auteur entre 2006 et 2018, intitulé Cultures politiques arabes (https://cpa.hypotheses.org).
[2] La formule en arabe littéraire « Le peuple veut… », extraite du poème « Volonté de vivre » du Tunisien Abû l-Qāsim al-Shabbī (1909-1934), est devenu formule voyageuse pendant les révolutions arabes, reprise en 2011, entre autres par les poètes Amin Haddad et Moundhir al-Masrī, respectivement égyptien et syrien. Elle est suivie de l’expression dialectale algérienne « qu’ils dégagent tous ». Voir Leyla Dakhli (dir.), 2019, L’esprit de la révolte, Paris, Seuil, pp. 103-107.
[3] En référence au film de Luis Buñuel Le charme discret de la bourgeoisie (1972).
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