La fraternité de l'Eau

Nadia Meziane



« This is the end of the world, we are the End of the world, we are free »

Les Chuchoteurs





Je suis venue manifester contre les mégabassines sans avoir vraiment compris ce que c'était exactement. Je n'ai pas honte de le dire. Je suis issue de l'immigration musulmane et militante contre l'islamophobie. Je n'ai pas tellement le temps de m'intéresser précisément à autre chose que le sort de ma communauté en ce moment.

Je suis venue parce que lors d'une conférence contre la loi Séparatisme qui avait failli être interdite et qui avait valu à mon collectif une semaine de diffamations et de menaces en tout genre sur les réseaux, un sociologue que nous avions invité avait dit qu'il y avait d'autres Séparés comme nous et qu'ils étaient écologistes et activistes contre le changement climatique.

Je n'y croyais pas tellement. J'ai vu trop de choses terribles dans ma communauté ces deux dernières années, dans l'indifférence générale des non-musulmans. Je ne pouvais pas croire que cela pouvait arriver à d'autres, qui ne seraient pas issus de l'immigration. À d'autres pour qui il n'y aurait pas eu le prétexte des attentats pour nous infliger une punition collective légale et éternelle.

Puis, l'islamophobie est une pression permanente qui fait entrer dans l'isolement contraint. Je n'osais pas écrire aux associations dont on m'avait dit qu'elles aussi étaient concernées par le déni de droits politiques, par une répression aveugle, par le harcèlement permanent des fascistes. J'avais peur qu'on ne me réponde pas, parce que le plus souvent, en ce moment, à gauche si tu prononces des mots comme « islamophobie » « dissolutions » « loi Séparatisme », on ne te répond pas.

J'ai donc décidé d'aller sur place. J'étais terrorisée parce que je me disais que s'il arrivait aux écologistes la même chose qu'à ma communauté, alors c'était très dangereux d'y aller sans rien connaître du terrain, sans connaître les organisateurs, sans jamais avoir fait de manifestation ailleurs que dans une zone urbaine. Je me disais que c'était dangereux parce que toutes celles et ceux qui ont animé des événements contre l'islamophobie ces derniers temps sont fichés et surveillés, alors si en plus on va dans une manifestation interdite, essayer de faire le lien avec d'autres cibles, que peut-il arriver ?

Mais j'y suis allée quand même. Parce que dans ce pays, face à ce gouvernement, il faut se souvenir que nous sommes libres et égaux en droits. Il faut faire les choses comme si c'était le cas, publiquement avec celles et ceux qui le font publiquement. Sinon, c'est fini, aussi profond que creusera l'autruche, elle ne cachera jamais que sa tête terrifiée, jamais son corps. Et elle manquera les rencontres et la beauté des luttes.

Maintenant je sais ce que sont les Bassines, je sais aussi qui sont les dizaines de milliers de gens extraordinairement intelligents collectivement qui vont empêcher ce projet mortifère. Un parmi cent mille, mais en empêcher un, c'est commencer à les faire connaître et à les empêcher tous.

C'est ce qui se passe là-bas. Là-bas, dans la Zone des Bassines, l'herbe est aussi morte que celle des quartiers populaires, elle est beaucoup plus verte, mais la terre est sale de substances chimiques invisibles, l'air est pur mais il n'y pas d'insectes, et pas d'odeurs, et presque pas d'arbres sur des kilomètres. Là-bas, des sortes de cours d'eau rectilignes courent entre les champs immenses mais ils ressemblent à ces canaux de terrains vagues au milieu des zones d'activité de l'Essonne ou du Val de Marne. L'eau est prodigieusement vide et menaçante, anormale, tant elle est claire, comme un produit d'entretien transparent et corrosif dans une bouteille de plastique.

Les Bassines, c'est étendre la zone laide et stérile, au besoin en détruisant les gens qui veulent continuer à habiter le Monde en vivants.

Je n'ai pas vu les Bassines. Je n'avais pas besoin, j'ai reconnu le Paysage. Celui du Barrage bleu horizon pour protéger le Néant. J'ai regardé, de loin, la ligne de Terreur imbécile, la même que partout. J'ai écouté et compté dans ma tête les tirs de lacrymo. C'était bien plus rapide que dans les manifs retraites. Très vite, on n'arrivait plus à compter les détonations. On regardait les minutes puis les dizaines de minutes défiler et ça ne s'arrêtait pas. On regardait le nuage immense, et ce n’était plus un nuage mais une masse quasi-solide, opaque, immobile même avec le vent fort, en extension permanente. À un moment, tu sais simplement que la Ligne de Terreur est devenue encore plus imbécile que d'habitude, qu'ils pensent pouvoir tuer des gens, éventuellement, que ce ne sera pas si grave, qu'on dira que les morts et les blessés avaient une fiche S comme Séparés.

À ce moment, je me suis retournée vers la Foule. Les morts-vivants, les rôdeurs, la Horde déshumanisée par le gouvernement. Elle était magnifique et paisible, je le savais depuis le matin, car nous avions marché ensemble très longtemps. Dès que nous avions laissé les voitures, quelque chose avait eu lieu entre les gens. Je m'étais sentie en sécurité parce que les gens voulaient que chacun et chacune le soit. Il n'y avait pas eu à se justifier d'avoir peur et de vouloir rester loin des affrontements, parce qu'il y avait plusieurs cortèges et que les textes des jours d'avant expliquaient que chaque cortège était utile, que chaque acte comptait et qu'étaient du collectif des gens contre les Bassines tous ceux qui viendraient. C'était une communauté ouverte. Cela se sentait à l'absolue indifférence des Gens pour l'apparence des autres, à leur absolue et puissante naïveté qui marque les grands moments de lutte. Personne ne te regardait de haut quand tu posais une question bête, pas même ceux dont on voyait qu'ils étaient ici chez eux, personne ne se méfiait faussement, personne n'avait cet air initié des militants qui repousse souvent les nouveaux arrivants.

Tous éco-séparatistes, on était prévenus mais aussi en Bien. À aucun moment de cette journée, les gens qui ne connaissaient personne ne se sont sentis seuls. À aucun moment, la propagande n'a réussi à créer dans le cerveau de qui que ce soit les catégories de « radicaux » et de « gentils manifestants ».

Sans ceux qui se sont mis devant la Ligne de Terreur et ont fait barrage de leurs corps, il y aurait eu des milliers de blessés. Au minimum. Peu importe que les gens qui n'y étaient pas pensent que c'est une exagération. Peu importe au moment où ceux et celles qui nous ont protégés sont à l'hôpital et que les plateaux télé parlent de leur fiche S. L'ignominie se combat par le souvenir des belles choses. Le mouvement contre les Bassines est un autre monde possible, celui ou déjà les gens vivent, souffrent et sont prêts à mourir pour les autres. Tous les autres même ceux qui ne sont pas là, même ceux qui ne s'intéressent pas, même ceux qui pensent du mal d'eux. Tout le monde a besoin de l'Eau.

Sur le retour, dans le ronronnement incessant des hélicoptères de la gendarmerie, avec les détonations sourdes des lacrymo, j'ai rencontré une Sœur de l'Eau. Elle m'a expliqué exactement les Bassines, mais aussi ce que signifiait la vie d'éco-séparatiste, ce que l'État et les capitalistes font de ta vie quand ils te définissent ainsi.

C'était exactement comme nous. Au départ, tu es juste militante dans une association : elle, c'était la défense de l'eau dans une commune du coin. Quand le projet des Bassines a été lancé, forcément elle a défendu l'Eau contre son accaparement pour quelques irrigants. Forcément, elle a participé à construire un front contre ce projet. Exactement ce qui était l'objectif initial de son association, parfaitement ordinaire autrefois. Préserver l'eau.

Et puis le gouvernement parle. Et l'association perd ses subventions. Et la militante se retrouve dans la presse désignée comme dangereuse. Ensuite, les fascistes ont tous les droits sur toi. Nous, les musulmans et issus de l'immigration musulmane, c'est Damien Rieu. Qui peut nous livrer individuellement à la vindicte des réseaux et jette sa Meute une fois par semaine sur un ou une Séparatiste musulman. En général, c'est repris très vite par des politiciens du pouvoir. Non seulement, personne ne te défend contre l'illégalisme de l'extrême-droite mais en plus, c'est toi l'illégal.

Le Damien Rieu des écologistes, c'est la FNSEA. Aux réunions en préfecture, ils apportent des listes de militants et expliquent que si l'État ne s'en occupe pas, ils vont s'en occuper. Quelques jours avant la manifestation des bassines, cinquante personnes avaient débarqué dans le jardin d'un militant. Sans autocollants, évidemment. Des gens ont failli se faire écraser par des tracteurs. Sur le chemin, à un moment, la Sœur de l'Eau m'a dit qu'elle avait un peu peur car tout le monde était sur les Bassines, et il n'y avait personne dans les maisons. J'ai d'abord cru qu'elle avait peur des cambriolages. Mais elle craignait que des pro-bassines en profitent pour tout casser au domicile de ses camarades et au sien.

Je connaissais ce genre de craintes. Je connaissais aussi cette manière de l'exprimer tranquillement tout en en continuant à se battre pour ce qui est juste. C'était exactement celle de mes amis musulmans qui continuent à se dresser contre l’islamophobie pour sauver leur communauté et la démocratie.

C'est pour cela que je n'ai pas eu trop peur aux Bassines. Malgré les voltigeurs en quad qui tournaient partout autour de nous, malgré la pensée de citadine arabe, si on décide de nous courir après au milieu de cette étendue sans fin, sans porches d'immeubles et sans cafés où se réfugier, on est juste mortes. Si le barrage protecteur des camarades ne tient pas devant, ils vont tous nous tuer. Exactement comme font Rick Grimes et ses potes dans Walking Dead. On est une Horde décrétée non humaine et déjà morte.

Mais je n'ai pas eu trop peur,

A la manifestation contre les Bassines, il m'est arrivé un moment antiraciste que je n'avais pas vécu depuis quelques temps. J'ai dit à la Soeur de l'Eau dont on voulait détruire l'association, que je venais pour essayer de trouver des alliés contre la loi Séparatisme et son monde où tout ce qui est démocratie vivante porte soi-disant atteinte à la République. Elle s'est arrêtée, elle m'a regardé, étonnée, elle a demandé « Tu es musulmane ? ». J'ai dit exactement comme depuis deux ans : « non, je suis juste issue de l'immigration musulmane, mais je travaille avec des islamistes, et je défends le droit à l'existence de l'islam politique parce que ce n'est pas ce qu'on en dit ». Et elle n'a pas eu le moindre mouvement de recul, son visage ne s'est pas figé, elle a juste dit : « Ah bon ! Ça m'étonne pas qu'ils mentent, mais je connais pas du tout ce qui vous est arrivé ».

Ça faisait très longtemps que je n'avais pas parlé politique sans voir immédiatement la Ligne de Terreur imbécile invisible de la propagande islamophobe se matérialiser devant mes yeux. Très longtemps que je n'avais pas eu d'abord à rassurer avant d'être rassurée moi-même. Il fallait désormais toujours exhiber trois cent mille preuves de ce qu'on n'avait pas fait si on parlait des siens qui étaient militants musulmans. Pas ici.

Ce qui se passait dans ce combat-là, c'est que les gens avaient simplement tenu compte des faits. Ils avaient regardé ce qui arrivait autour d'eux au lieu de se gaver de mots. La démocratie sans pouvoir sur son environnement n'existe pas. Si le pouvoir peut décider de protéger un cratère qui absorbe l'eau des rivières pour alimenter des cultures polluées lesquelles font de ton paysage un désert sec et interminable, alors quelle démocratie ? Aucune puisque le quotidien, le lieu où vont grandir nos enfants est invivable et que nous sommes censés ne rien y pouvoir et accepter.

Ils avaient refusé la laideur et le cauchemar quotidien, ils agissaient pour vivre dans un endroit vivable. Ils avaient trouvé évident de ne pas demander la permission d'être autre chose que des moins que rien. Et parce qu'ils avaient simplement fait cela, ils étaient décrétés Séparatistes.

Comme nous. Nous n'avions rien fait d'autre que refuser un environnement laid, dangereux, épuisant et invivable. Ce que la communauté musulmane avait commis comme plus grand crime, avait été de tenter de construire son monde vivable sans demander la permission de ceux qui avaient décrété que notre vie de l'immigration, c'était des barres anonymes ou nous étions toujours des invités devant se contenter d'un placard à balais appelé chambre d'amis, de pelouses élimées, d'arbres défraîchis, d''air empoisonné, de Zones d'Activité, d'entrepôts bétonnés, d'autoroutes en dessous de la fenêtre. La communauté musulmane avait voulu des écoles sans échec, de jolies mosquées et des commerces ou acheter ce qu'elle aimait manger et des librairies à elle. Et faire vivre son avis, et reprendre la démocratie.

Au début cela semblait toujours évident et sans problèmes. Mais c'était une illusion dangereuse, en France, en ce début de deuxième millénaire. Le macronisme était une avancée du Néant caché sous des cartes postales de Terroirs inexistants. Un régime autoritaire où le Président faisait semblant de parler gentiment à des Gens qui n'existaient pas, à 13 heures tapantes, parce qu'à la campagne, les vraies familles françaises qui ne ressemblent pas aux mauvais musulmans des quartiers populaires rentrent déjeuner des légumes du potager en écoutant le clapotis de la rivière avoisinante.

La rivière était asséchée pour les Bassines, et le seul endroit où l'on déjeunait éventuellement et joyeusement à 13 heures tapantes était sans doute un quelconque rond-point de Gilets Jaunes. Ou un tumulus du Néolithique, seul espace de nature au milieu de la Zone des Bassines, monument historique encore préservé pour quelques temps au milieu du désert vert glyphosates. On avait déjeuné là paisiblement, après deux heures de marche joyeuse, juste avant que le pouvoir ne décide qu'à la campagne aussi, il y avait de dangereux individus en « iste » à chasser.

Mais même après, nous avions continué à nous rencontrer. Après, je n'ai pas vu passer les kilomètres dans cette Zone Stérile et Laide, je n'ai plus sursauté quand les hélicoptères passaient. J'ai pu tout raconter paisiblement de l'islamophobie d'État et écouter paisiblement l'équivalent qui frappait ici. Nous plantions déjà les graines du monde d'après, nous étions ensemble dans la Zone à Défendre. Qui ne cesse de s'étendre, l'espace de nos vies tout simplement.

Quelque part dans un hôpital sans doute en manque d'effectifs, des frères et sœurs qui ont défendu nos vies luttent contre la mort. Fichés S a dit BFM.

Oui, oui, S comme Solidaires.






Made on
Tilda