Abd-ar-rahman al-kawakibi
Le despotisme et la morale (1902)
Extrait de Du despotisme et autres essais (trad. Hala Kodmani), Arles, Actes Sud, 2016
Ce texte célèbre a été écrit par l'intellectuel syrien Abd al-Rahman al-Kawakibi (1855-1902). Influencé par le libéralisme européen et le réformisme islamique de Jamal ad-Din al-Afghani, Muhammad Abduh et Rashid Rida, al-Kawakibi en conçoit une importante critique du despotisme qui sévit dans le monde arabe et musulman. Son appel à la renaissance nationale se double d'une sévère critique des traits sociohistoriques des sociétés arabes. Son texte, précurseur, donne ainsi à voir une caractéristique majeure du nationalisme arabe, c'est-à-dire son articulation au réformisme - séculier ou religieux -, lequel est en retour le plus souvent énoncé à la lumière du rapport à l'Occident.
Dia al-Azzawi, The Body's Anthem
Le despotisme affaiblit les qualités naturelles et pervertit les vertus, si bien que l’être humain se met à renier les bienfaits du Seigneur parce qu’il est dépossédé de tout, et à haïr son peuple dans la mesure où il soutient le despotisme. Il perd l’amour de sa patrie, qui ne lui offre ni sécurité ni stabilité, jusqu’à vouloir la quitter. Même son affection pour sa famille faiblit, car il n’est pas assuré de la pérennité de sa relation avec elle. Il perd confiance en ses plus proches amis car il sait que, comme lui, ils ne peuvent être solidaires et pourraient être obligés de lui nuire, voire de le tuer tout en le pleurant. Le captif du despotisme ne possède rien auquel tenir, ni richesse à l’abri de la spoliation, ni honneur qui ne soit exposé à l’humiliation. Le jeune n’a aucun espoir de pouvoir poursuivre une ambition et est découragé de fournir les efforts nécessaires pour la réaliser.

Cette situation rend l’être humain incapable d’apprécier dans l’univers qui l’entoure autre chose que quelques plaisirs bestiaux. Il s’accroche à sa triste vie animale car il n’en connaît pas d’autre et s’éloigne de toute activité culturelle ou sociale. Quant aux hommes libres, ils accordent moins d’importance à cette vie-là, à laquelle s’accrochent les captifs comme les vieux à l’approche de la mort, quand leur existence n’est plus que maladies et souffrances mais qu’elle leur importe davantage qu’aux jeunes pleins de vigueur, d’enthousiasme et d’espoir. Le despotisme prive les esprits de repos et épuise les corps. Il affecte les cerveaux et déstabilise les sentiments de tous, à différents degrés. Chez les gens du peuple, le déséquilibre mental les rend incapables de distinguer le bien du mal, en dehors des besoins de leur vie animale. Leur conscience faiblit au point qu’ils sont impressionnés par les apparences de la grandeur et de la magnificence du despote et de son entourage, et leur esprit se brouille à l’écoute des titres glorificateurs et des histoires qu’on raconte sur sa puissance. Ils pensent alors que le remède réside dans le mal et se soumettent au despotisme comme les brebis s’immobilisent à l’approche du loup, précipitant leur mort. En dominant les esprits les plus faibles et les corps exténués, le despotisme brouille leurs réalités les plus élémentaires ; et ils se soumettent alors aveuglément à la tyrannie, combattent la sagesse et la raison et deviennent tels les insectes qui se jettent dans le feu sans qu’on puisse les retenir. Il n’est pas étonnant que la faiblesse physique entraîne celle de l’esprit, et on en a la preuve en regardant les malades et les handicapés. On constate aussi la différence entre les capacités mentales des captifs misérables et la force physique et la bonne santé des hommes libres et heureux. S’il n’a pas approfondi son étude de la nature du despotisme, le lecteur perspicace pourrait s’étonner du fait qu’il brouille les réalités jusqu’au fond des esprits.

Combien d’empereurs et de rois de l’Antiquité réussirent à détourner les religions pour asseoir leur pouvoir tout en étant soutenus par leur peuple ? Alors que les gouvernements furent mis en place par les peuples pour les servir, le despotisme inversa les choses, transformant le peuple en serviteur consentant du pouvoir. Les despotes retournent la force du peuple contre ses propres intérêts et parviennent à le persuader que celui qui demande justice est arrogant et celui qui abandonne ses droits, un sujet fidèle ; que le vindicatif est un corrupteur, l’intelligent un mécréant, le fainéant un homme bon et honnête. Le peuple acquiesce quand le despote qualifie le conseil de zèle, l’ardeur d’hostilité, la noblesse d’agressivité, l’enthousiasme d’imbécillité et la miséricorde de maladie, ou quand il considère l’hypocrisie comme une politique, la tromperie comme de la perspicacité, la mesquinerie comme de la gentillesse et la bassesse comme de la politesse. Le plus surprenant est que le despotisme réussit à tromper certains êtres raisonnables, y compris des historiens, qui considèrent les conquérants dominateurs comme de grands hommes et leur vouent admiration et respect pour les massacres et les destructions qu’ils commettent. De tels historiens honorent aussi ceux qui soutiennent les oppresseurs et en tirent profit. Non moins surprenants sont ceux qui se montrent fiers de leurs ancêtres collaborateurs et malfaisants. Certains veulent croire que le despotisme a quelques avantages par rapport au régime de liberté. Ils disent par exemple qu’il adoucit les mœurs, alors qu’en vérité c’est le résultat d’un manque de dignité et non d’une perte d’agressivité. Ils considèrent qu’il enseigne au jeune ignorant l’obéissance et à l’aîné expérimenté la soumission, alors qu’ils adoptent ces attitudes par peur et lâcheté et non par choix et conviction. Ils ajoutent qu’il apprend la modération et le respect des limites alors qu’il ne s’agit que de repli et de régression ; qu’il diminue la débauche et la luxure alors que cela résulte de l’indigence et de l’impuissance et non de la vertu ou de la piété. Ils disent enfin qu’il réduit les agressions et les crimes alors qu’en vérité il les cache ; ils ne diminuent pas en nombre mais on ne les dénombre pas.

La morale est le fruit de l’héritage, elle est enracinée par l’éducation et irriguée par le savoir. Les dirigeants en sont responsables, car la politique agit sur la morale humaine comme la taille et les soins sur la croissance des arbres. En effet, les peuples sont comme des jardins dont les arbres, s’ils sont laissés sans soins, se bousculent et enchevêtrent leurs branches, et la plupart dépérissent car les plus forts s’imposent aux plus faibles comme dans les tribus sauvages. S’il se trouve un jardinier soucieux de leur survie et de leur épanouissement pour les soigner selon leur nature, les arbres prospèrent et donnent de meilleurs fruits, et ainsi en est-il du gouvernement équitable. Mais si, au lieu d’un jardinier, c’est un bûcheron qui s’en charge, intéressé par le gain rapide, il les abîme et les abat, et telle est l’action du gouvernement despotique. Quand ce bûcheron est de surcroît un étranger n’ayant nulle attache avec la terre, peu lui importe de déraciner les arbres et de saccager le jardin. Le despotisme agit sur la moralité d’une nation comme ce bûcheron qui n’apporte que la destruction. La véritable morale s’appuie sur une loi instinctive dictant, premièrement, le devoir de l’homme envers lui-même, deuxièmement, envers sa famille, troisièmement, envers son peuple et, quatrièmement, envers l’humanité. Cette loi est généralement connue comme le code éthique. Mais comment l’assujetti au despotisme peut-il observer un code éthique quand il est tenu en laisse comme un animal, mené et malmené, porté comme une plume dans la direction du vent, privé d’ordre et de volonté ? Cette dernière est le fondement de toute morale. Elle est glorifiée au point qu’il est dit : “Si l’on pouvait adorer d’autres que Dieu, les sages auraient choisi la volonté.” L’animal est supérieur à la plante par le fait qu’il bouge volontairement. L’homme aliéné est inférieur même à l’animal, puisqu’il ne bouge que par la volonté d’un autre. C’est pourquoi les juristes considèrent que l’esclave, dans la mesure où il suit la volonté de son maître, n’a aucune intention dans la plupart de ses actes.

On peut pardonner au captif son immoralité, car il n’a pas le choix et ne peut être blâmé ni par la raison ni par le droit. N’ayant pas de direction dans sa vie, le captif du despotisme ne peut avoir de rectitude morale. Il peut s’enrichir et devenir courageux et généreux puis s’appauvrir et devenir lâche et avare. Sa vie est totalement chaotique et il est toujours désorienté. Il peut être rabroué ou pas quand il agresse, soutenu ou pas s’il est agressé, récompensé ou sanctionné quand il fait le bien. Un très grand méfait peut lui être pardonné alors qu’il risque la pendaison pour une petite erreur. Un jour mourant d’inanition, un autre repu à l’excès, il est tantôt privé de ce qu’il désire, tantôt obligé de faire ce qui le rebute, il vit au gré du hasard. Comment peut-il dès lors avoir la moindre éthique ou la garder, s’il en avait une avant sa captivité ? C’est pourquoi il ne faut pas porter de jugement sur lui ni en bien ni en mal. L’un des effets du despotisme sur l’esprit des gens est qu’il pousse même les meilleurs d’entre eux à devenir hypocrites et flatteurs alors que les plus pervers sont autorisés à agir comme ils veulent sans être inquiétés ni critiqués ni dénoncés. Les actes malveillants restent pour la plupart couverts par le voile de la peur imposé par le despotisme qui retient les gens de témoigner contre les malfaisants ou de dévoiler leurs méfaits. D’où certains proverbes comme “Si la parole est d’argent, le silence est d’or” ou “Le malheur est dans la parole”. Certains prédicateurs sont même allés jusqu’à vouloir convaincre les gens que ces adages sont inspirés de la sagesse du Prophète – qu’ils falsifient. Ainsi citent-ils le début de verset du Coran “Dieu n’aime pas que l’on ébruite le mal” en omettant la suite : “à moins qu’on ne soit lésé1”. La règle morale la plus efficace est de dénoncer le mal par le conseil et le reproche quand les individus sont soucieux de préserver l’organisation de la société. Mais sous le règne du despotisme, une telle mission n’est possible qu’aux hommes à la fois puissants et intègres, qui sont rares et qui interviennent très rarement et sans grand effet. C’est qu’ils ne peuvent s’adresser qu’aux plus faibles qui ne font ni le bien ni le mal et qui ne sont même pas maîtres d’eux-mêmes. Les sujets de dénonciation se limitent souvent aux vices personnels que l’on ne peut cacher. Seuls les plus audacieux osent dire que le vol est répréhensible sauf s’il s’agit d’une compensation, ou que le mensonge est un péché sauf pour l’opprimé. Les préposés aux sermons sous le despotisme sont toujours des hypocrites qui accédèrent à leur fonction par la flagornerie. Ils sont loin d’exercer une influence bénéfique, car le conseil qui n’est pas sincère est stérile. Il ne sert à rien d’ailleurs de prodiguer des conseils en l’absence d’oreilles attentives car, comme les graines vivantes, ils se développent s’ils sont semés dans une terre fertile mais meurent si la terre est aride.

Dans les administrations libres, dénoncer le mal incombe à chaque personne sincèrement attachée à l’organisation de sa société. Chacun peut blâmer indifféremment les faibles et les forts, ne visant pas seulement les démunis meurtris mais aussi les puissants obstinés. Il s’efforce d’intervenir sans relâche, y compris pour alléger l’oppression et critiquer les gouvernants. Il s’agit là du conseil véritablement utile que le Prophète qualifia de religion en disant : “La religion est conseil.” La morale des couches supérieures de la société étant la plus essentielle, les nations libres autorisèrent la liberté d’expression, d’écriture et de publication en posant pour seule limite la calomnie. Elles préférèrent supporter les désavantages du désordre, car les gouvernants, du fait de leur hostilité naturelle à la liberté, sont enclins à faire de la moindre limite une chaîne de fer. Le Coran protège cette règle absolue en disant : “N’exercez de violence ni sur le scribe ni sur le témoin.” Les traits de caractère humains se divisent en trois catégories : La première regroupe les traits naturels, qui sont soit des qualités comme la sincérité, l’honnêteté, l’ardeur, la défense et la clémence, soit des défauts telles l’hypocrisie, l’agressivité, la lâcheté ou la dureté. Tous les principes et les lois sont fondés sur cette catégorie. La deuxième comprend les traits complémentaires, qui sont inspirés par les lois divines appelant à l’altruisme et au pardon et interdisant l’adultère ou l’avidité. Tous les esprits ne saisissent pas forcément la sagesse de ces principes et l’importance de les observer. Ils les suivent souvent par respect pour la religion ou par peur. La troisième concerne ce que l’homme apprend par la transmission, l’éducation ou l’habitude, adoptant ou rejetant certains traits selon ses penchants quand il n’est pas forcé de faire autrement.

On remarque que les caractéristiques de ces trois catégories se mêlent et dépendent les unes des autres, constituant un ensemble avec le temps. Chacune se renforce ou se relâche selon sa persistance ou son interruption. Ainsi, le tueur récidiviste n’est pas horrifié par son acte la deuxième fois comme il l’a été la première. Il se familiarise avec le crime au point d’y prendre goût comme s’il s’agissait d’un droit naturel. C’est d’ailleurs le cas des tyrans et de la plupart des gouvernants, qui ne sont nullement affectés quand ils tuent des individus, voire des peuples, pour atteindre leurs objectifs politiques. Et peu importe si c’est en faisant couler le sang ou en condamnant à mort par un trait de plume. La différence n’est que question de rythme, accéléré ou ralenti. Depuis longtemps, le captif du despotisme hérite de ses pires attributs. Il y est accoutumé et en reste imprégné toute sa vie. Toutes les qualités naturelles, légales et acquises sont d’ailleurs perverties par l’hypocrisie, qui devient sa deuxième nature, tant il est déstabilisé et perd confiance en lui. Ne pouvant jurer de sa propre honnêteté ni faire de choix déterminé, il se dévalorise à ses propres yeux. Hésitant dans ce qu’il entreprend, se culpabilisant pour sa négligence, ressentant la baisse de son ardeur, il poursuit sa vie sans savoir la raison de ce déséquilibre. Il accuse le Créateur, alors que Celui-ci lui a tout donné, il s’en prend tantôt à sa religion, tantôt à son éducation, à son époque ou à son peuple, alors que son mal, en réalité, provient du fait qu’il est né libre et qu’il a été asservi. Les moralistes s’accordent à considérer que l’homme sans vertu ne peut croire qu’un autre en soit pourvu. C’est le sens de l’adage “Celui qui agit mal pense à mal”. L’hypocrite ne peut croire à la sincérité d’un autre, sauf si l’autre est d’une autre nationalité ou d’une autre religion ou encore d’un statut social supérieur, comme un pauvre hère face à un grand prince. Le traître oriental par exemple fait davantage confiance à un Européen qu’à son frère.

De même, l’Européen traître ferait davantage confiance à un Oriental qu’à son compatriote. Inversement, l’homme honnête croit que tous les autres le sont, surtout quand ils viennent du même milieu. C’est le sens de la formule “Le généreux est facile à duper”. Ô combien se trompe l’homme droit en n’étant pas assez méfiant dans certaines circonstances ! Quand on sait combien le despotisme habitue les gens à certains défauts, affaiblissant leur confiance en eux-mêmes, on comprend pourquoi on trouve peu d’hommes travailleurs et volontaires parmi ses captifs et pourquoi ils se méfient les uns des autres. Ils sont ainsi privés des bénéfices de la coopération sociale et deviennent misérables, désespérés, lâches et défaitistes. Le sage ne les blâme pas mais les plaint et tente de les aider, suivant la parole du plus sage des sages : “Dieu, épargne mon peuple car il est ignorant” ou “Dieu, inspire mon peuple car il est ignorant”3 . Je voudrais ici appeler le lecteur à méditer le sens de la “coopération” dont sont privés les captifs. C’est le plus grand secret de l’existence. Elle est à l’origine de tout, sauf de Dieu, à l’origine des mouvements célestes, de toute vie, de toute naissance, des genres et des espèces, des nations, des tribus et des familles. Oui, la coopération permet la multiplication des forces au carré ainsi que la poursuite d’une œuvre d’une génération à une autre. Elle est le secret de la réussite des nations civilisées parvenues à achever leur construction nationale, à organiser leur gouvernement et à accomplir de grandes réalisations.

Ces nations surent réaliser tout ce que leur envient les captifs du despotisme, dont certains savent la valeur de la coopération et y aspirent. Mais chacun d’entre eux nourrit l’intention d’abuser ses partenaires, soit en s’appuyant sur eux dans le travail, soit en leur imposant sa volonté. D’où le proverbe : “Quand deux partenaires s’accordent, l’un est nécessairement soumis à l’autre.” Le secret de la coopération est bien connu. Nombre d’auteurs l’abordèrent et le diffusèrent largement et pourtant, en Orient, seuls les Japonais et les Boers l’appliquèrent. Pourquoi donc ? Je répondrai que les auteurs écrivirent et abondèrent en explications et en détails, mais le funeste despotisme, que Dieu le maudisse, les amena à se contenter d’appeler à la coopération, avec ce qu’elle implique d’entraide, de participation, d’union, de solidarité, tout en s’interdisant de mentionner les raisons de la division et de la décadence ou alors en les limitant aux plus récentes. L’un dit par exemple : “L’Orient est malade de son ignorance”, un autre : “L’ignorance est une plaie causée par le manque d’écoles”, un troisième : “Le manque d’écoles est une honte due au manque de coopération des individus chargés de les créer.” Un autre auteur se contente d’affirmer que l’Orient est malade de son éloignement de la religion. Mais en poursuivant son raisonnement, il admettrait que le despotisme est le premier et l’ultime responsable du nonrespect de la religion. D’autres attribuent le mal à la décadence morale, au manque d’éducation ou à la paresse, alors qu’en réalité le despotisme les empêche tous de prononcer même son nom. Les sages que Dieu a honorés en leur confiant la charge d’étudier les périls et le salut des nations s’accordent à considérer que la corruption morale rend sourd à tout discours et que son redressement exige une immense sagesse et une solide volonté. Ils affirment que la déchéance morale atteint d’abord le despote et son entourage puis contamine toutes les familles, notamment les couches supérieures, imitées ensuite par toutes les autres. Ainsi, la corruption se généralise dans la nation au grand dam de ses amis et à la satisfaction de ses ennemis, et il devient très difficile d’éliminer le mal.

Les prophètes, qu’ils soient bénis, tentèrent de sauver les nations de la corruption morale en commençant par détourner les gens de l’adoration d’autres dieux que Dieu et en renforçant la vraie foi en Lui, innée chez les hommes. Ils s’efforcèrent d’éclairer les esprits avec les principes de la sagesse en apprenant à l’homme à être maître de sa volonté, c’est-à-dire de sa liberté de pensée et de ses choix, ébranlant ainsi les fondements du despotisme, source de dépravation. Après avoir libéré les esprits, ils considérèrent que l’homme doit respecter les lois humaines et les bonnes mœurs, et ils les lui apprirent par la persuasion et la diffusion d’une bonne éducation. Les anciens sages politiques suivirent la voie initiée par les prophètes, en prenant comme point de départ la foi religieuse instinctive qui mène à la libération des consciences et en poursuivant leur action avec l’éducation et l’instruction. Certains penseurs occidentaux modernes appelèrent leur peuple à s’affranchir de la religion et de son éthique pour se contenter de l’éducation naturelle. Selon eux, il vaut mieux que l’homme soit guidé par son instinct, car le besoin d’ordre est plus fort que l’apport de la religion. Celle-ci est qualifiée de drogue empêchant de ressentir les problèmes et causant plus de mal que de bien. Ils furent encouragés dans ce sens par la diffusion des lumières du savoir dans l’ensemble de leur société.

Ce savoir était jadis réservé aux cercles religieux chez les Égyptiens et les Assyriens, puis aux nobles chez les Romains ou à quelques jeunes élus chez les Hindous et les Grecs, mais il devint accessible à tous chez les Arabes depuis l’islam. La connaissance se propagea ensuite en Europe, malgré les hommes de religion, éclairant graduellement les esprits et entraînant le progrès des nations par la diffusion et l’échange, si bien que les plus arriérées jalousaient les plus développées et aspiraient à les rejoindre par tous les moyens. Ainsi un puissant mouvement d’idées fut-il lancé à la conquête du bien et au rejet impatient du mal, avec la volonté de progresser malgré les obstacles. Les penseurs de la liberté en Occident profitèrent de cet élan pour développer leurs idées, en remplaçant notamment la pesanteur de la religion par la légèreté de la liberté, au point de représenter cette dernière comme une belle débauchée séduisante4 . Au lieu de la soumission commune au despote, ils prônèrent la participation aux affaires publiques, génératrice d’amour pour la patrie. La force de leur mouvement intellectuel s’imposa aux chefs politiques et religieux, qui se mirent dès lors à inverser certains principes de la religion. En avançant que “la fin justifie les moyens”, ils autorisèrent le vol si l’argent est dépensé pour le bien. La règle “L’alourdissement des charges autorise la mauvaise action” fit assumer au prêtre les conséquences du faux témoignage.

Ainsi, les gens furent autorisés à commettre des crimes odieux inadmissibles aux yeux du sage oriental en raison des grandes différences de coutumes et de valeurs entre Occidentaux et Orientaux. L’Occidental est matérialiste, fort en caractère, dur à fréquenter, soucieux d’accaparer et de se venger, n’ayant rien conservé des grands principes et des nobles sentiments dictés par le christianisme oriental. Le Germanique par exemple est de tempérament sec, il considère que le faible mérite la mort, que toute vertu est fondée sur la force, elle-même fondée sur la fortune. Il aime le savoir et la gloire, mais pour acquérir de l’argent. Le Latin est prétentieux et nonchalant, il confond raison et liberté, vie et indécence, noblesse et faste, courtoisie et profit, bonheur et domination, et ne trouve son plaisir qu’à table et au lit. Quant aux Orientaux, ce sont des sentimentaux au cœur faible, dominés par l’amour, à l’écoute de leur conscience, indulgents à l’excès. Ils recherchent la gloire dans la vaillance et la générosité, la richesse dans le contentement et la vertu, le repos dans la convivialité et la sérénité et le plaisir dans l’hospitalité et l’amabilité. Ils ne s’emportent que pour défendre leur religion et leur honneur. L’Oriental ne peut suivre la même voie que l’Occidental car ses habitudes l’en empêchent. Il ne parvient d’ailleurs pas à l’imiter, du moins durablement, ni à en profiter. Même quand le fruit lui tombe dans la main, il regrette que ce ne soit pas dans sa bouche ! L’Oriental se préoccupe du sort de son oppresseur jusqu’à sa disparition mais ne pense pas à contrôler son successeur, si bien qu’il retombe indéfiniment dans la tyrannie. Ainsi en futil des mouvements ésotériques en Islam qui trucidèrent tant de princes pour rien.

L’Occidental, lui, poursuit sans relâche son oppresseur jusqu’à le briser. Il existe donc de grandes différences entre Orientaux et Occidentaux. On peut préférer les qualités individuelles de l’Oriental, mais socialement l’Occidental a nettement plus de qualités. À titre d’exemple, les Occidentaux exigent de leur dirigeant qu’il jure de les servir dans le respect du droit, tandis que c’est le sultan oriental qui exige de son peuple obéissance et soumission. Les Occidentaux s’enorgueillissent de donner une partie de ce qu’ils gagnent à leurs rois alors que les princes orientaux accordent aux gens de leur choix ce qui leur est dû comme si c’était une aumône. L’Occidental se considère comme le propriétaire d’une partie de sa patrie tandis que l’Oriental se voit, ainsi que sa famille et ses biens, comme propriété de son prince. L’Occidental a des droits sur son dirigeant et ne lui doit rien, et c’est l’inverse pour l’Oriental ! Les Occidentaux imposent à leur dirigeant des lois à respecter tandis que les Orientaux dépendent du bon vouloir de leur prince ! Le sort et la destinée des Occidentaux dépendent de Dieu, ceux des Orientaux de leurs oppresseurs ! L’Oriental est crédule tandis que l’Occidental ne croit que ce qu’il voit et touche du doigt. L’Oriental place son honneur dans son sexe, alors que l’Occidental tient avant tout à sa liberté et son indépendance ! L’Oriental est attaché à la religion et à la bigoterie, alors que l’Occidental tient à acquérir davantage de force et de gloire.

En conclusion, l’Oriental est un homme du passé et de l’imagination, et l’Occidental fils de l’avenir et du réel ! Les sages modernes en Occident, aidés par les circonstances, surent accélérer le mouvement du progrès par divers moyens. Ils n’hésitèrent pas, afin de préparer le terrain politiquement, à encourager les affidés du despote à durcir l’oppression et l’arbitraire et à provoquer ainsi la haine du peuple. Ils atteignirent de la sorte leur objectif : libérer la pensée, redresser la moralité et humaniser l’être humain. Avant ces penseurs radicaux, certains suivirent l’exemple des prophètes sans se soucier de la longueur du chemin, et ils réussirent. Je veux parler de ces sages qui, sans apporter de nouvelle religion ni combattre toute religion comme le firent les fondateurs de la République française, débarrassèrent leur religion de ses scories en la réformant, en la facilitant, en la rapprochant et en la rajeunissant, ce qui la rendit apte à régénérer l’éthique de la nation.

Les Orientaux – bouddhistes, musulmans, chrétiens et israélites – ont tant besoin de guides qui ne prêtent pas l’oreille aux charlatans religieux hypocrites et bornés, ni aux chefs ignorants et sans pitié, mais portent un regard neuf sur la religion, sans se soucier d’autre chose que de la vérité. De tels guides raisonnent avec justesse, cherchent la sincérité et non l’éloquence, veulent plaire à Dieu et non gagner la sympathie du commun. Il s’agit de revaloriser les aspects négligés de la religion, de la débarrasser des ajouts pernicieux qui affectent généralement toute croyance ancienne. La religion a besoin de réformateurs qui reviennent aux sources pures, réveillant ainsi la volonté et repoussant la torpeur, allégeant la souffrance engendrée par le despotisme et l’asservissement, ouvrant les voies du savoir et de l’apprentissage, préparant les conditions d’une bonne éducation et d’une stabilité morale. Par ce moyen, et non par la mécréance, s’affirment selon ces réformateurs l’humanité de l’homme et la fraternité humaine.

Tant que les Orientaux demeureront dans leur état actuel, dépourvus de détermination et de courage, s’abandonnant au divertissement et aux facéties pour échapper aux affres de la prise de conscience; tant qu’ils se complairont dans la paresse et la bassesse pour garder la tranquillité de leur esprit soumis à toutes sortes de pressions, redoutant qu’on les rappelle à la réalité, qu’on leur demande de remplir leur rôle ; tant qu’ils attendront la fin de leur malheur en comptant sur les autres ou simplement sur la prière ; tant qu’ils s’en remettront au hasard comme celui qui surprit certaines nations, ils perdront totalement leur religion et la nuit tombera sur eux. Ils n’ont qu’à observer ce qu’il est advenu des Assyriens, des Phéniciens et d’autres nations disparues qui furent réduites en esclavage par d’autres. Le plus étrange est que toutes les nations décadentes, quelle que soit leur religion, pensent que la négligence de leurs devoirs religieux est la raison de leur décadence politique. Elles ne cherchent pas à améliorer leur situation sociale et se raccrochent davantage à la piété. Or la foi ne peut suffire quand la parole n’implique pas l’action. La foi est sans doute une bonne semence qui s’épanouit dans une terre fertile mais meurt dans une terre aride ou une zone inondée. Tant que la nation reste aveuglée par le despotisme, la religion se réduit pour elle aux rites et à la dévotion, plus nocive par ses excès que par son absence.

Certes, la religion est utile au progrès social quand la morale est instinctive et non corrompue. Elle permet d’élever le peuple comme le fit l’islam pour les Arabes. C’est cette renaissance que nous réclamons depuis mille ans, en vain. La longue histoire nous apprend, hélas, que la plupart des gens ne célèbrent la religion que si elle sert leurs besoins ou favorise leur malhonnêteté. Esclaves de leurs intérêts et de leur époque, ils n’appuient pas leur volonté sur la raison mais sur la nécessité ou l’obligation. En conséquence, les nations décadentes feraient mieux de chercher leur remède en valorisant le savoir et l’ardeur, avec l’aide de la religion, suivant la parole de Dieu "La prière préserve de la turpitude et du blâmable", et non en comptant sur la seule prière.
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