Pourquoi l’étude des seuls « Palestiniens » favorise les seuls « Israéliens »Or, de l’autre côté du spectre politique, l’idée d’une solution à deux États est contredite par la réalité sociale et culturelle inextricable des nombreux peuples – bien plus que deux – qui habitent la Palestine historique. Mieux, l’état actuel de radicalisation généralisée n’est qu’un aspect de l’intrication d’une multitude complexe de dynamiques sociales. À ce titre, il faut déplorer l’absence de données sociales, politiques, historiques et mémorielles, cohérentes et comparables, sur l’ensemble des individus et communautés qui peuplent la Palestine historique, et sont donc sujets, d’une manière ou d’une autre, de la souveraineté israélienne.En effet, il est impossible de comprendre la situation du présent, héritière du passé, et de projeter des solutions d’avenir sans avoir au préalable collecté et confronté ces données, et en avoir proposé et discuté des analyses. C’est de la société politique israélo-palestinienne telle qu’elle existe factuellement aujourd’hui qu’il faut traiter : Que fait, que pense, que rêve, que subit, que domine… l’ouvrier cisjordanien chez son employeur juif-israélien dans une colonie cisjordanienne, ou à « l’intérieur (dakhil) », dans un kibboutz sioniste, où chez un patron Israélien arabe bien content de son passeport bleu, ou avec des collègues juifs d’origine arabe qui n’ont que leur judéité comme privilège à défendre (infra).Comment peut-on rester sans aucune étude de ce territoire que, pour parodier le propos prêté à Evliya Chelebi sur l’écureuil anatolien, un arabophone peut traverser de part en part sans jamais avoir besoin d’apprendre l’hébreu ou l’anglais. Il faut prendre de front cette société politique de l’État unique qui ait jamais existé et qui existera jamais sur la terre de Palestine historique. Ce système complexe au point d’être échevelé, multi-dimensionnel, intersectionnel, les mémoires croisées et incompatibles de tous ceux qui la composent, et comment malgré tout elles forment un ordre, et ses différents systèmes de croyances dominants qui, parfois, s’entrechoquent, rien de tout cela ne se dévoile guère à l’œil sagace du chercheur occidental, lorsqu’il est en quête d’une juste cause, orientale et exotique. Parce que le bon Palestinien est justement le seul à ne pas être électeur en Israël : il n’a donc pratiquement aucun pouvoir de décision sur son propre avenir au sein de l’État unique. En revanche, les trois quarts de la société israélienne, d’origine arabo-palestinienne ou judéo-arabe, elle, est complètement ignorée, subalterne pour les élites ashkénazes israéliennes, et aliène pour les Occidentaux propalestiniens.Le gentil occidental intellectuel, ou le vertueux bourgeois arabe occidentalisé, projette ses bons sentiments sur le bon Palestinien, tout en étant bien protégé par son passeport rouge, des deux côtés de la « clôture », il contribue à renfermer mentalement son objet d’étude dans son bantoustan physique et moral. C’est là où le monde de la recherche me semble avoir un rôle à jouer, et que pour l’instant celui-ci est en partie défectueux. Les mobilisations des universitaires contre les dénonciations et inquisitions racistes depuis le 7 octobre sont parfaitement légitimes, mais l’objet de leur expression semble encore une fois biaisé par un fantasme tiers-mondiste d’un autre âge, et ce faisant profondément orientaliste : l’absence de recherche, dans les mêmes laboratoires, les mêmes équipes, les mêmes associations, sur la société israélienne, à commencer par les deux groupes qui, ensemble, forment la majorité votante relative de toute la population de cet État unique : les Arabes de nationalité israélienne (1,6 millions) et les Juifs d’origine arabe (2,5 millions).Tandis que les chercheurs occidentaux sont pléthore à s’intéresser aux peuples en résistance de Jérusalem, d’Hébron, de Naplouse et de Ramallah, ils sont rares à parcourir les vastes cités de Ludd, Ascalon ou Akka. Tandis que pour rejoindre leur « terrain », ils passent par l’aéroport Ben-Gourion, une navette conduite par un Arabe israélien de Jaffa ou Ramla, et un check-point rempli d’Israélien marocains et yéménites de Beersheva et Ashdod, ils ne se demandent pas comment ces gens vivent, quelles sont les réalités sociales qui les unissent, les opposent, construisent leurs imaginaires, nourrissent leurs engagements politiques, les dynamiques et rapports de forces qui, sur certains plans, compriment leur libre-arbitre ou les poussent dans les bras des racistes, pour échapper au racisme. L’université israélienne est productive, mais ces questions constituent le point aveugle de l’ensemble de la société, et on ne peut donc pas attendre d’elle qu’elle produise sur ces sujets pourtant essentiels ne serait-ce que des données complètes, et encore moins des analyses croisées.Étudier ceux qui se revendiquent « Palestiniens » parce qu’ils n’ont rien d’autre, dans les seuls territoires occupés dénués de tous droits sociaux et politiques est évidemment essentiel, et il convient bien sûr, en science, de ne pas tout mélanger. Mais ne faire que cela ? Pendant un demi-siècle ? Encore et encore revenir avec la même empathie étudier la même population, sans jamais identifier – ne parlons pas de quantification – les phénomènes sociaux affectant le peuple dominant ? Comment pouvoir espérer engendrer autre chose qu’une intensification de la binarité théorique, celle qui arrange aussi bien l’oppresseur que ses alliés, celle qui arrange aussi ceux qui peuvent ainsi représenter éternellement l’opprimé : le statu quo diplomatique, affectif et académique de l’illusoire solution à deux États. Cette dichotomie ne cesse d’être reformulée, reproduite, consolidée lorsque le chercheur occidental accepte tacitement le dispositif qui suppose que l’Israélien est un Occidental impérialiste et le Palestinien un indigène du Tiers-monde…Disons-le autrement, l’absence de toute approche islamophile, panarabiste, tiers-mondiste de la société israélienne est un signe même de l’inféodation des Palestiniens et du Tiers monde, arabe et musulman, à l’Occident, lorsque tout le monde semble s’accorder à décréter qu’Israël est l’Occident. Se focaliser de manière romantique sur la catégorie du Palestinien de Jérusalem et des territoires occupés et ignorer complètement l’illégitime Israël comme s’il n’existait pas, alors qu’on s’y trouve, constitue la manifestation la plus claire de la poursuite d’une projection orientaliste. Puisque les Israéliens ne seraient que des Occidentaux, il n’y aurait rien à étudier, rien à comprendre, rien à apporter au débat, et donc à la construction d’une perspective de paix.Et cela arrange avant tout ceux qui dominent les champs divers de la société politique israélo-palestinienne, que de le laisser croire à l’Occidental. En effet, la force du récit qui présente les Juifs comme Européens par essence est non seulement d’être partagé par les pro-Israéliens et les pro-Palestiniens, mais surtout de nier les hétérogénéités internes et de permettre aux Israéliens de préserver intacte la fiction d’une judéité ethnique ou nationale. Pourtant, historiquement, à l’instar du « peuple chrétien (populus christianorum) », ou de la « nation (umma) » de l’islam, le « peuple d’Israël (ʿam Ysraʾel) » est un concept purement cultuel. En effet, dans les systèmes humains médiévaux et modernes, la religion consiste avant tout en une organisation légale communautaire et clérical. Or, chaque régime confessionnel n’existe qu’en ce qu’il est inséré et subordonné au cadre impérial et politique, et donc socio-culturel dans lequel il se structure. Il n’y a ainsi rien de plus commun entre un juif germanophone de Lituanie et un juif arabophone du Draa qu’entre un catholique du Pérou et du Congo.La projection monolithique de la judéité, et son ancrage unilatéral à l’Occident, couvre surtout toute appréhension du communautarisme et des brutales et implacables hiérarchies ethnoculturelles, pour ne pas dire raciales, qui prédominent à l’intérieur de la dimension juive israélienne. Et pourtant, c’est la violence même de ces rapports communautaires internes qui structure et explicite le comportement politique des électeurs, faiseurs d’opinion et acteurs. Dès lors, pour évacuer le rapport d’oppression de ce champ, il suffit de se déporter dans la seule dimension où oppresseur et opprimé sont frères : le « conflit » entre Juifs et Arabes. Ici encore, le fait que Netanyahou s’échine aujourd’hui à répéter à l’envi cette unité nationale, et son essence occidentale, et jusqu’à la nausée, suffit à mettre en évidence que si Israël a bien été fondé par des Européens séculiers et éduqués, ce n’est non seulement plus le cas, mais surtout : tout le monde s’en est rendu compte.En effet, s’il n’y a historiquement aucune ethnicité juive avant l’Israël moderne, il existe bien une communauté rituelle et légale réunissant tous les juifs sujets de droit dans le cadre du domaine l’Islam (dār al-islām) : pour leur grande majorité arabophone, leur organisation confessionnelle est toujours matérialisée aujourd’hui par un grand rabbinat commun.L’israélien judéo-arabe : étouffé par la construction nationale, ignoré des chercheursIl faudrait évoquer toutes les catégories d’Israéliens arabes, des Galiléens grecs catholiques jusqu’aux bédouins des campements du Néguev, de celui qui sert dans l’armée à celui qui milite à la mosquée contre les sionistes ; de celui qui se marie à une juive et est répudié par sa famille, à celui qui gère un service hospitalier et soigne des juifs, de ceux qui votent en même temps Netanyahou et les Frères musulmans, de ceux qui sont nationalistes palestiniens et de ceux qui préféreraient tout perdre plutôt que leur passeport israélien, de ceux qui, parce qu’ils sont druzes ou circassiens, ont été déclaré non-Arabes, et jouissent de privilèges accrus ; de ceux qui se pensent solidaires des Jérusalémites, et de ceux qui ne savent même pas qu’ils existent. Il y a à leur propos mille thèse et dix mille articles en attente.Mais nous nous focalisons plutôt ici, trop brièvement, sur le groupe qui pâtit, autant sinon plus que les Arabes israéliens, de l’intérêt moindre des chercheurs israéliens, européens et arabes : les « Mezrahis » – que nous appellerons Judéo-arabes israéliens. Ils forment pourtant la majorité relative de toutes les communautés israélo-palestiniennes. Et ce fait implique qu’ils ont été de plus en plus durant les dernières décennies, et seront amenés à le rester sinon à l’amplifier à l’avenir, les principaux déterminants des choix politiques, des hégémonies idéologiques, et de l’ordre légal de cet État unique. Leur histoire sociale est plus que méconnue : il n’y a pratiquement aucune étude à leur propos dans leurs pays d’origine tandis que leur appartenance en Israël à une catégorie socio-culturelle inférieure – sujette et donc muette – les prive d’une part d’élite intellectuelle pour s’intéresser à eux en tant qu’ancêtres et parents, et les enferme d’autre part dans un maillage étroit de biais académiques qui détournent les chercheurs de la problématique.Et pourtant, et c’est la raison de notre choix, l’acquisition de connaissances sur leur histoire, leur société et leur système politique et imaginaire est non seulement marginale, mais elle est en danger. Il y a urgence car la génération des arabophones immigrants de 1948 à 1967 est en train de s’éteindre. Bon nombre d’Irakiens, Égyptiens, Syriens et Yéménites des années 1940, et des Marocains et Tunisiens des années 1950 à 1960, pour ne citer que les nationalités principales, sont déjà tous retraités. Les témoins chrétiens et musulmans des pays de départs, voisins amis, ennemis, bourreaux, concurrents, badauds… en sont au même point. Ils vont bientôt emporter avec eux leur culture subalterne, leur sociabilité, leurs rapports multiples aux mondes sociaux israélo-palestiniens, aux pays d’origines. Nous allons perdre le souvenir de leur définition ancienne, et de leur redéfinition en Palestine du sens de l’identité de Juif, ou du tabou de celle d’Arabe. Ainsi, nous sommes au seuil de la perte irrémédiable de toute leur mémoire particulière des causes de leur exode, de tous leurs souvenirs biaisés de la réalité des faits, de toutes les raisons réelles et imaginaires que le récit israélien appose, celui auquel ils abondent et qui les marginalise du même coup. Sans même parler des disciplines que je sais mal, c’est tout une histoire orale qui doit accompagner les rares archives existantes, encore inconnues, sous exploitées ou souvent perdues, qui disparaît à grande vitesse.Si l’on n’y prête pas garde de toute urgence, la connaissance qu’il restera à arracher sera handicapée par un mélange informe de récits caricaturaux et de memoria officielle, de commémoration déformée d’abysses de silence que nul ne pourra plus combler. Je ne peux guère qu’esquisser quelques-unes des centaines de pistes, sur les milliers de situations, et les milliers de thèses qu’il aurait fallu écrire et qui ne le seront jamais, mais aussi de rappeler toutes celles qu’il reste encore possible de réaliser. Je ne fais ici qu’imaginer ce que pourrait apporter une compréhension un tant soit peu plus riche, plus correcte, plus exhaustive, plus interconnectée, de l’ensemble des champs qui forment le réseau humain de la société israélo-palestinienne, du seul et unique État qui ait jamais été effectif depuis 1967 sur la terre de Palestine, et qui, sauf retournement majeur imprévisible, risque de durer à l’avenir.Énonçons d’emblée, et au risque de la caricature, la hiérarchie interne aux Juifs israéliens :- Il y a des Européens blonds aux yeux bleus qui peuvent refaire leur passeport Schengen en deux clics, qui exercent des professions intellectuelles supérieures, votent au centre-gauche, et habite loin des quartiers immigrés et des ghettos des Arabes israéliens.
- Et puis il y a les autres : les juifs non-ouest-Européens, au premier rang desquels les juifs d’origine arabe, appellation qui est elle-même proscrite et remplacée par Mezrahi (= « Orientaux ») – étrange pour des Maghrébins (= « Occidentaux »), lorsque les Ashkenazes (= « Scythes ») viennent vraiment de l’est.
Ce vocabulaire trahit ce que cette hiérarchie instaurée par des Ouest-Européens reproduit de l’ordre mondial. Et cela explique en premier lieu pourquoi presque tous en éludent l’étude. C’est d’ailleurs dans les langues européennes, qui parlent de « Séfarades (= Espagnols) » pour désigner les « Mezrahi », que l’on touche au comble de cette absurdité. Cette expression est complètement fausse car elle désigne des locuteurs du ladino, pas de l’arabe ; et ils furent surtout présents en Italie, dans les Balkans, et incidemment à Jérusalem (car les Juifs palestiniens originels ont été chassés par les Croisés francs). Mais dire « séfarade » permet du même coup de s’imaginer, sans avoir besoin de le formuler, que tous les juifs seraient européens. Et cela renforce l’idée sous-jacente du récit officiel d’Israël : celui d’un pays naturellement occidental.Ensuite, malgré leur sujétion, et peut-être en partie en raison de celle-ci, leurs deux caractéristiques de « juif » et d’ « arabe » ont été jugées incompatibles car elles renvoyaient aux deux rives hermétiques de deux nationalismes modernes : le sionisme israélien et le panarabisme palestinien. Les arabophones de confession juive ont alors dû se conformer à cette binarité moderne pour définir leur identité, d’autant qu’elle avait logiquement l’attractivité de les agréger à la communauté politique dominante, d’être donc privilégiés par rapport aux Arabes chrétiens et musulmans autochtones, sans parler de ceux des Territoires occupés après 1967.Ainsi, dans le champ propre à la société politique judéo-israélienne, être Juif « oriental » (ou « espagnol » pour les Européens) était un moyen de rejeter son arabité, d’adopter le nationalisme officiel, mais aussi d’ancrer leur sujétion à l’égard de la communauté des fondateurs laïcs et européens. Ainsi, des millions d’Arabes de confession juive ont été assimilés en tant qu’Israéliens, Européens, Occidentaux, colons et envahisseurs en bloc, et ontologiquement distincts des Palestiniens.En renouvelant sans cesse ce schéma, les élites « nationales » comme les chercheurs qui ne sortent jamais des territoires occupés (mais habitent quand même à Jérusalem annexée, là où le standing européen prédomine), ou alors qui, étant pro-Israéliens, ne fréquentent que la partie laïque de la communauté judéo-européenne où se recrute la bourgeoisie intellectuelle, et éventuellement quelques Arabes israéliens instruits et polis… ne cessent d’entretenir cette méconnaissance scientifique, et donc d’élargir le fossé politique ; ils ne font que renforcer cette structuration en deux camps binaires.Et celle-ci consiste justement à jeter l’un contre l’autre les deux groupes judéo-arabe et arabo-palestinien qui, pourtant, avaient – et dans bien des cas conservent – en commun une même langue et une même culture. Ce faisant, en l’absence de toute émergence d’un discours, de toute explicitation de leur condition, de tout récit sur leur passé, leur présent et leur avenir commun, ils sont conditionnés par la défense de leur statut, et par leur situation sociale subalterne dans chacun des champs. Cette soumission est notamment justifiée dans les deux champs par leur prétendue arriération et bigoterie.Dès lors, tant que personne n’officialise leur confluence par la noblesse d’une recherche ou d’un discours politique écrit, les Judéo-arabes seraient voués à affronter les Palestiniens jusqu’à la mort de tous pour conserver le petit privilège qu’ils sont censés avoir à l’intersection de leurs champs d'existence.Comment transmettre la langue de l'ennemi ?La question de la transmission de la langue et de la culture, tout ce qui échappe à la religion stricte, désincarnée tout en étant absolue dans son sens intégraliste contemporain, a été un problème : comment assumer pour la génération née en Israël que la langue de la maison était la langue de l’ennemi ? Comment distinguer l’arabe parlé de l’Arabe ennemi ? Que produit, outre l’acculturation inéluctable, sur les comportements sociaux, une telle agrégation du complexe d’infériorité culturelle, de la faiblesse économique, et de la honte de parler la même langue que ceux qui veulent détruire Israël ? Cela mériterait tant et tant d’enquêtes, de comparaisons et théories pour articuler ces réalités.Soulignons ici l’obstacle que représente l’asymétrie et le double discours sur la réalité sous-jacente de notre question, et sur l’intensité du besoin de l’étudier :- D’une part, un champ interne aux judéo-israéliens où toutes ces choses sont absolument sues et dites, à tel point que cela émerge même parfois dans les productions culturelles ou le discours politique (infra), et aussi entre arabophones juifs, musulmans et chrétiens qui en témoignent aussi sans pouvoir l’interpréter ou le théoriser.
- D’autre part, il y a le fait que ce n’est jamais énoncé au dehors, et surtout que la société officielle israélienne se défende, et avec quelle virulence, de cette arabophonie. L’entretien de ce déni asymétrique est un indice très clair que ce mythe est fragile et ne tient qu’à un fil : les privilèges sociaux, civiques et politiques que confère la judéité en droit israélien.
Pour autant, même ignorée superbement par tout l’Occident et tout le discours destiné à l’Occident, y compris dans l’orbite propalestinienne, on a rappelé que cette question chassée par la grande porte ressurgit parfois à mi-mot dans les productions culturelles par la lucarne du grenier. C’est tout le paradoxe d’un État puissant, riche, culturellement jacobin et broyeur, mais libéral dans son rapport à l’individu et à l’expression : il suffit qu’une tout petite élite culturelle émerge de la société judéo-arabe pour qu’elle arrive à exprimer quelques éléments de leur exclusion, de leur marginalisation et de leur lutte sourde ; mais qui reste souvent indétectable pour qui n’est pas concerné.En ce qui concerne le rapport au pays d’origine : nous ne savons également que très peu. On pourrait présumer que le sentiment d’exil, de ghurba, pourrait être d’autant moins fort que les gens auraient su qu’ils partaient pour toujours ; et qu’ils ont donc, avec une violence assumée et acceptée, décidé de ne rien en exprimer ni n’en transmettre. En effet, cela tranche avec la nostalgie puissante dont les gens témoignent qui pensent partir pour revenir avec un petit pécule, ou lorsqu'ils fuient une invasion militaire en espérant rentrer très vite. Mais il est simplement possible que la nostalgie de ghurba soit au contraire simplement proportionnelle à la capacité matérielle (en termes de transports par exemple), ou à l’espoir idéologique, ou politique, de rentrer. Pour mesurer ces deux hypothèses, encore faudrait-il pouvoir évaluer si cette souffrance objective de l’exil en un monde différent s’exprime chez les judéo-arabes de première génération : au sein des familles ? En dehors ? Est-elle ou non transmise aux enfants ? Consciemment ou non ? Nous n’en savons rien et ne pouvons donc savoir ce que la décision d’un exil sans retour peut provoquer sur la résilience au déracinement de groupes par rapport à la précarité d’un statut de réfugié avec la clef de son ancienne maison accrochée au mur, ou de l’immigré de travail qui rêve de retourner à son champ.À cela s’articule toute la question de la langue : en effet, pour toute cette génération de judéo-arabes nés avant les années 1940 – ou 1950 pour les Maghrébins –, l’hébreu israélien est forcément resté une langue étrangère. Il faut donc supposer que les échanges en arabe, dans la communauté, avec d’autres judéo-arabes, et aussi avec des Arabes israéliens et des travailleurs palestiniens ont dû être naturels. Il faudrait envisager qu’ils aient pu être recherchés car ils durent soulager des esprits épuisés par l’altérité linguistique de leur quotidien hébraïsant. Et peut-être, on ne le dira jamais assez, ont-ils aussi cherché un peu de sociabilité et – qui sait – de solidarité culturelle et affective : il faut pouvoir l’appréhender. Dès lors, l’étude des échanges linguistiques entre judéo-arabes et Arabes palestiniens est essentielle. Or, un bon moyen de les mesurer, outre de collecter des témoignages de part et d’autre, serait de quantifier sur le plan linguistique la mutation de leurs dialectes, surtout maghrébin, au contact du palestinien, emprunts et déformations grammaticales, qui est la preuve objective de ces interactions.Elles constituèrent et continuent de constituer une possible échappatoire à la pression culturelle et linguistique propre à un État-nation judéo-israélien étouffant. En effet, s’il y a bien un point commun aux différentes cultures juives européennes et arabes, c’est une potentialité de mobilité et d’internationalisme, et le jeu des échanges entre le dedans et le dehors ; et finalement le fait que l’émancipation contemporaine s’est traduite – ou aurait dû se traduire – par le droit d’entrer et sortir à volonté, individuellement, de la communauté minoritaire à la communauté universelle. Il faut donc poser que ces échanges contre-intuitifs mais naturels, entre judéo-arabes et Palestiniens, furent sans doute un bon moyen de relâcher la pression, de temporiser les frustrations, de canaliser les tensions. Et c'est encore une des nombreuses contributions des Arabo-palestiniens à la société israélienne : un souffle d’air frais dans un espace social cloisonné.Malgré tout, il faudra toujours rappeler qu’une langue institutionnelle et culturelle dominante, et en l’occurrence l’hébreu, finit le plus souvent par dominer dans les conversations intercommunautaires, comme cela s’observe dans des situations similaires. À cela s’ajoute le fait que l’hébreu israélien est une langue simplifiée et nourrie d’emprunts et de calques arabes, et donc facile à apprendre pour les judéo-arabes comme pour les Arabo-palestiniens. En outre, la question du rapport à la langue classique est aussi un déterminant identitaire puissant : il faudrait savoir quel était l’accessibilité, pour les judéo-arabes des différents pays, avant l’époque coloniale, aux textes moyen-arabe comme ceux de Judah Halévi ou Maimonide. L’enseignait-on en plus de l’hébreu et de l’araméen dans les petites écoles des mellah ruraux et de quartier ? Dans quelle mesure l’arabe classique a-t-il – ou pas du tout – pénétré, en fonction des régions, par rapport à son introduction comme langue classique des christianismes orientaux à l’époque moderne ? Au contraire, a-t-il été supplanté par l’élitisme francophone de l’Alliance israélite, ou seulement concurrencé comme dans la communauté maronite ? Tout cela mériterait d’être étudié par des linguistes, des historiens, des sociologues.