Islam relationnel, État séparé

Claire Gallien
Cet article a fait l'objet d'une publication préalable en date du 5 avril 2021 sur le blog de l'autrice.
Les débats actuels concernant l’Islam en France, la liberté d’expression, et l’islamo-gauchisme sont indigents et épuisants. On en conviendra et donc je serai brève sur ce point. On y parle beaucoup d’« Islam » sans jamais parler à des musulman.e.s et sans s’engager sur un véritable débat où la critique de l’Islam serait produite à partir d’une réelle connaissance de la production discursive de la pensée et tradition musulmane. En réalité, il n’aura échappé à personne que tous ces faux-débats ne cachent même plus les prochaines élections présidentielles, la volonté de gagner des voix sur l’extrême-droite, et viser plus à droite que l’extrême droite comme le débat du 12 février de Gérald Darmanin et Marine Le Pen nous l’aura fait comprendre. Le calendrier même en est grossier – après Gérald Darmanin contre Marine le Pen sur CNews—média véhiculant l’idéologie de l’extrême droite et entre les mains du groupe Bolloré—, Frédérique Vidal demande une enquête sur les islamo-gauchistes.

De nombreux dossiers scientifiques ont été publiés, recontextualisant et disqualifiant cette pseudo-notion (voir notamment trois articles dont je recommande fortement la lecture : par David Chavalarias ‘« Islamogauchisme » : Le piège de l’Alt-right se referme sur la Macronie’ (21 février 2021) dans Le Monde Diplomatique les articles « Avant l’‘islamo-gauchisme’, le judéo-bolchevisme » de Paul Hanebrink, décembre 2019, et de Dominique Pinsolle « Le chiffon rouge de la liberté académique », décembre 2020). Dans tous les cas, cette polémique aura eu pour vertu supplémentaire de diviser encore un peu plus la communauté universitaire et de détourner l’attention des mesures funestes préparées de longues dates et accélérées en période de Covid mettant au tapis l’enseignement supérieur comme service public et imposant de force le modèle néo-libéral à l’université.

Elle aura eu également pour effet d’ouvrir une boite de Pandore, permettant à certains de jouer le rôle de police de la pensée et expert en délation (voir la « Liste des 600 gauchistes complices de l’Islam radicale (sic) qui pourrissent l’université française »). Les pensées contradictoires et inter-sectionnelles, sur le genre, le racisme, l’Islam… y sont dorénavant considérées déviantes, suspectes, et soumises à enquêtes et rapports—je fais bien entendu référence ici à la demande honteuse d’une enquête que le CNRS devrait mener sur ses paires universitaires au sujet de collègues « islamo-gauchistes ». Le CNRS a répondu à la requête de la ministre de l’ESR et estime que la catégorie ne recouvre aucune réalité scientifique et n’est que pur slogan politique. La logique étatique n’est plus de coller au réel et de répondre à ses besoins mais bien de produire par le discours des réalités parallèles dans lesquelles le dissensuel — concept que j’emprunte à Jacques Rancière ­­— devient l’ennemi.

Malgré les dernières déclarations d’Emmanuel Macron qui semblent revenir sur le principe premier des libertés académiques, il ne faudrait pas oublier qu’on lui doit—ou plutôt qu’on doit aux groupes de communication travaillant pour l’Elysée et le gouvernement et chargés de produire et tester les effets du discours étatique sur le corps social (voir notamment le travail de Barbara Stiegler dans De la démocratie en pandémie, 2021­) — si ce n’est l’invention, du moins l’utilisation et instrumentalisation du terme de « séparatisme » pour se référer à l’Islam. Néanmoins, en utilisant ce type de discours catégorisant, l’État ne fait rien d’autre que de projeter sur un corps social déjà épuisé une « représentation » de l’Islam, à mille lieux de l’Islam « réel », perçu, pensé, vécu, et dans laquelle aucun.e musulman.e.s ne se reconnait. En revanche, l’imaginaire étatique est puissant et son langage est agissant. Une fois la catégorie créée et l’antagonisme posé, le danger bien réel est de fracturer encore un peu plus un espace social déjà très largement abîmé par des années de casse du bien-commun. Pire encore, il aura été d’inventer une figure, de stigmatiser un peu plus et un peu plus profondément une population déjà largement mise au banc par les effets croisés, dits « intersectionnels » justement, de l’histoire coloniale, de l’exclusion, du déclassement social, du racisme et de l’islamophobie.

Mon intervention ne se situera pas sur le terrain du « séparatisme » parce qu’il ne s’agit pour moi ni de prêcher des convaincu.e.s, ni de parler à des personnes qui n’entendront pas, quand on leur explique que « l’Islam n’est pas séparatiste ». Répondre en restant sur ce terrain serait également donner du crédit au mensonge. Plutôt, mon intervention sera épistémologique et urgente, bien plus urgente d’ailleurs que les agendas politiques des un.es et des autres. Il s’agit de rependre place dans l’espace public totalement accaparé par des voix qui parlent « au sujet de » sans y rien connaitre.Urgent donc de reprendre la parole très largement volée par divers moyens – la censure en étant le moyen le plus direct, l’interdiction, et par les autres moyens que sont l’exclusion éducative, la disqualification sociale, et très concrètement aussi la fuite des élites universitaires musulmanes francophones. Il n’y a pas d’espace pour avoir un débat public serein et intelligent sur l’Islam en France et cette situation est indigente et honteuse. Ce n’est qu’en resituant un minimum notre discours sur l’Islam depuis un point de vue émique et étique, qu’on cessera de perdre notre temps avec des récupérations politiques abjectes.

L’une des valeurs fondamentales de l’Islam est la relationalité. L’Islam est né et s’est perpétué par la transmission ; une transmission orale, fondée sur l’idée de chaine de transmission (isnād), dans la récitation et conservation du Coran ainsi que des traditions prophétiques. L’Islam s’est transmis à partir de l’idée de chaine humaine, reposant sur des transmetteurs sélectionnés pour leur probité et à partir des critères heuristiques clairs et établis. Encore aujourd’hui des ‘ulamas (ou savant.e.s de l’Islam) transmettent les récitations du Coran qu’ils connaissent par cœur dans les dix récitations ou encore récitent des livres entiers de traditions prophétiques qu’ils et elles connaissent par coeur.

L’Islam est relationnel, fondé depuis ses commencements sur le lien et l’interaction entre le rationnel et le spirituel, entre les deux lieux de la raison — l’esprit et le cœur — permettant d’accéder à deux types de savoir reliés. Aucun texte islamique n’est compréhensible sans ce co-fondement premier. Le Coran appelle sans cesse au jugement raisonné, proportionné et juste. Les discours actuels au sujet de l’Islam et proférés par celles et ceux qui s’arrogent le droit de parler au nom de et contre une communauté dans son ensemble sont ainsi aux antipodes de l’Islam et de ses principes fondamentaux.
L’Islam en tant qu’épistémologie est holistique. Aucune science islamique ne fonctionne seule. C’est en ce sens que la division disciplinaire et la séparation rationalité/spiritualité héritée de la modernité, ayant servi notamment de prétexte à la mission civilisatrice coloniale, est profondément étrangère à l’Islam – la théologie appelle au savoir linguistique, à la logique ; la jurisprudence dépend des sciences coraniques, ou encore des sciences du hadith, comme d’une connaissance des principes fondamentaux de la loi ; la construction politique implique, pour celles et ceux qui assument le pouvoir et la responsabilité liée au pouvoir, un travail préalable en philosophie éthique et purification du cœur.

L’Islam dans son principe coranique se pose également à mille lieux du repli communautaire. Il s’adresse au genre humain, au-delà des questions des distinctions culturelles et de genre. Non pas en tentant d’effacer les différences, mais en tentant de penser la différence en évitant à tout prix le différend. C’est pourquoi le principe de conciliation, l’humilité, la recherche de l’équilibre et de la justice, la suspension du jugement négatif vis-à-vis d’autrui et des intentions d’autrui, sont au cœur de l’enseignement coranique et prophétique. Il est relationnel en pensant les rapports horizontaux entre l’humain et la création, le respect écologique, et verticaux entre le mondain et le transcendant, rappelant sans cesse à l’humain que le monde ne lui appartient pas mais qu’il a été mandaté pour en prendre soin (khilāfah).
Aussi, depuis l’Islam, le discours sur l’Islam en France parait tout simplement hallucinant, incohérent, truffé de contre-vérités et mensonges.

Mon propos n’est pas de nier l’existence de courants extrêmistes et dangereux qui se nourrissent de l’ignorance de jeunes en perte de repères sociaux, largement abandonnés par une société qui les a efficacement enfermés à sa marge. Quels effets aura le discours sur le séparatisme ? La réponse est évidente, celui-ci achèvera d’expliciter ce qui n’était « que » le fonctionnement du jeu social – c’est-à-dire que la communauté nationale ne reconnait pas – et, de plus en plus, fait la guerre à – ses marges. Il est donc urgent de mettre fin à ce discours étatique nauséabond sur le « séparatisme » musulman qui déclasse, isole, criminalise une communauté dans son ensemble ; et renforce par là-même et de manière très puissante les courants radicaux.

Est-ce normal en France en 2021 d’être considérée suspecte lorsque l’on porte le foulard ou la barbe ? Est-ce normal en France en 2021 pour une femme voilée de savoir par avance qu’elle n’aura pas accès à l’emploi par suite de discriminations plus ou moins officielles sur le marché du travail ? Est-ce normal en France en 2021 de lui permettre de soutenir une thèse avec brio et de lui interdire ensuite l’accès aux postes à l’université ? Au nom de quel État ? De quelle société ? Sommes-nous prêts, humainement, moralement, socialement, à considérer cela comme normal ? Je parle d’Islam et de musulman.e.s ici mais il est entendu que mes remarques et questions s’adressent à toutes les identités minoritaires qui participent à la beauté de notre humanité dans toute sa diversité et qui pourtant doivent se battre au quotidien contre toute sortes de discriminations invisibles de celles et ceux qui n’en sont pas les victimes.

La mal-représentation ou représentation défigurée de l’Islam est un projet politique. A ce projet néfaste, l’Islam répond par les deux principes fondamentaux qui l’animent – la relationalité et l’élévation en humanité. Ce gouvernement – et, plus généralement, cet État – en crise aurait fort de s’en inspirer en lieu et place du complotisme érigé en pensée officielle.


Made on
Tilda