Qu'est-ce que l'humilité ?

Sarah Aïter


L'ère de l'accomplissement de "soi" que nous vivons a atteint un nouveau seuil avec le développement des réseaux sociaux dont le principe même repose sur l'exposition de soi et le - cheap - storytelling. Les "selfies" constituent sans doute le paroxysme de cette forme nouvelle de narcissisme assumé et de ses dérives pathologiques. Celles-ci consistent en une mise en scène de soi digne d'affiches publicitaires parodiques avec pour mot d'ordre de paraître beaux et heureux à tout prix. Dans ce contexte, il semble presque inaudible de parler des vertus de l'humilité et de la modestie. En effet, s'exhiber signifie désormais exister pour beaucoup qui n'hésitent pas à y livrer leur vie dans les moindres détails avec un accent démesuré sur le "moi". En seulement quelques années, cela a démocratisé le phénomène des "stars" -n'ayant rien accompli de louable- au commun des mortels, aggravant subitement le phénomène de culte de la personnalité.

Cette forme nouvelle de vénération -de soi et/ou des autres- s'alimente des faiblesses de l'homme "hypermoderne" et de son mode de vie dépourvu de sens : vide intérieur, solitude, dépendances, mise en avant d'un "soi" flatteur répondant à toutes les attentes du groupe d'appartenance et fuite de sa réalité dans un "ailleurs" virtuel où le champ des possibles est démultiplié. C'est ainsi que de nombreuses personnes en quête de reconnaissance ont entièrement bâti leur image d'elles-mêmes sur le regard des autres et sont devenues dépendantes de "likes", "j'aime" et commentaires, cherchant à avoir toujours plus de "succès", y compris auprès de parfaits inconnus.

Cette quête de popularité sans fin va à l'encontre de la morale islamique pour différentes raisons D'abord, cette exhibition de soi est aux antipodes de la pudeur, valeur pourtant caractéristique de l'islam [1]. De plus, ce souci du paraître comporte un grand danger pour le cœur du croyant dont le souci principal devrait être de chercher à plaire à son Créateur. Le Prophète ﷺ nous a informé que deux loups affamés lâchés sur un troupeau de moutons étaient moins nocifs que ne l'étaient pour la religion de l'homme la course à l'argent et à la renommée. Que resterait-il de ce troupeau après le passage des loups ? Le croyant doit donc se détacher de ces fausses croyances qui le poussent à courir derrière les loups que sont l'argent et la renommée inutile au profit de ce qui élèvera véritablement son rang auprès de Son Seigneur, en se montrant humble et discret.

En effet, les prophètes et les pieux qui nous ont précédés craignaient la renommée et ses effets perfides plus qu'ils ne craignaient leurs ennemis. Certains pieux savants, lorsqu'ils voyaient leurs assemblées s'agrandir les quittaient, par crainte de devenir célèbres. Que dire si de tels modèles en matière de comportement, de savoir, et de mérite refusaient de se mettre en avant ; qu'en est-il de celui qui n'a pas de raison de le faire ?

Aussi, à l'inverse, les propos mauvais ou les calomnies ne doivent pas ou peu affecter les croyants, leur temps étant bien trop précieux pour être utilisé à débattre vainement avec ceux qui ne cherchent que la polémique stérile ; et ceci fera nécessairement partie du chemin. C'est en ce sens qu"Allah dit à son Prophète :

« Que leurs propos ne t'attristent pas »
(Yasin, 76 ; Yunus, 65).

L'islam appelle à se défaire du regard et de la reconnaissance des créatures pour se consacrer uniquement à la recherche de l'agrément du Créateur. Cette quête implique une posture de détachement et d'humilité qui fait partie des qualités des croyants véritables. Celle-ci comprend différentes dimensions. La première, verticale, implique la reconnaissance de sa petitesse et de son indigence à l'égard d'Allah générant à la fois une forme de crainte mais aussi de sérénité atteignant d'abord le cœur puis l'ensemble des membres du corps. En effet, lorsque le cœur s'oriente dans la bonne direction et que le serviteur manifeste son besoin uniquement à Allah, Il lui suffit et lui accorde tranquilité et suffisance. Le serviteur réalise alors qu'il avait en vérité bien plus besoin d'Allah que de la chose qu'il lui demandait en premier lieu. Cette reconnaissance de sa dépendance totale envers Lui génère nécessairement une certaine humilité qui se reflète dans sa manière d'être lui étant propre :

« Les serviteurs du Miséricordieux sont ceux qui marchent humblement sur terre et qui, lorsque les ignorants leur adressent [des propos mauvais] ne leur répondent que par de bonnes paroles » (Al-Furqan, 63).

Pour pouvoir ressentir cette profonde humilité qui prend naissance dans le cœur pour atteindre ensuite tous les membres du corps, le cœur doit se parer de certaines qualités et se débarrasser de certains défauts avec lesquels il ne peut naturellement coexister, comme l’orgueil qui est son parfait opposé. L'orgueil est en effet ce qui a causé la perte d'Iblis tandis que l'humilité d'Adam lui a permis de reconnaître son erreur et d'implorer le pardon du Miséricordieux.

Or, le croyant sait qu'il ne peut se dérober à la surveillance de son Seigneur qui couvre ses défauts et ses péchés d'un voile lui permettant de revenir à Lui autant de fois que nécessaire, tandis que personne ne se doute de ses faiblesses ou de ses excès. Tout cela le pousse à se conduire humblement devant son Créateur qui aime le voir revenir à Lui dans le secret :

« Invoquez votre Seigneur humblement et secrètement »
(Al-A’raf, 55)

Le croyant ne s'émerveille donc pas de sa personne ou de ses actions car il est conscient que c’est uniquement par la miséricorde d’Allah qu’il peut espérer entrer au Paradis et non par ses œuvres, qu’un sentiment de vanité suffirait à effacer. Il ne sait pas ce qui a été accepté de celles-ci, ni ce qu’il a lui-même annulé par un rappel ou un tort. Aussi est-il conscient de ses propres limites, de ses négligences et de ses péchés. Tout cela le conduit à ne pas se considérer supérieur aux autres ainsi qu'à œuvrer dans l’espoir de se corriger et de voir ses actions acceptées car « Allah n'accepte que [de la part] des pieux » (Al-Ma’ida, 27).

Pour ce faire, le cœur du serviteur doit se remplir d'amour et d'humilité[2] à l'égard d'Allah, mais aussi de modestie et de miséricorde à l'égard des autres. La dimension verticale de l'humilité génère, a priori, sa dimension horizontale. En effet, celui qui reconnaît sa propre faiblesse devant Allah sera lucide vis-à-vis de lui-même et de ses manquements, et donc nécessairement modeste. A ce titre, Allah cite les recommandations pertinentes de Luqman[3] à son fils :

« Ne détourne pas ton visage des hommes par mépris ; ne foule pas la terre avec arrogance car Allah n’aime pas tout présomptueux, arrogant. Sois modeste dans ta démarche, et baisse la voix, car aucun son n’est plus détestable que la voix des ânes » (Luqman, 18-19)

Allah accorde les bienfaits de l'au-delà à Ses serviteurs humbles qui ne se montrent ni hautains envers les gens ni malveillants. Celui qui agit ainsi sera en outre aimé des créatures qui se sentiront à l'abri de son mal. Cela implique concrètement de se montrer doux et bon afin d'élever son rang auprès d'Allah via l'humilité sur Terre. A ce titre, le Prophète ﷺ a dit :

« Donner l'aumône n'a jamais diminué les biens du donateur ; et Allah ne fait qu'augmenter l'honneur de celui qui pardonne aux autres ; et personne ne fait preuve d'humilité pour Allah sans qu'Il ne l'élève en degrés » (Muslim)

Le croyant doit donc dépasser ces paradoxes apparents à l'aide de la force intérieure que lui procurent la foi et la certitude en la promesse divine. Ainsi, c’est en sacrifiant de ce qu’il aime parmi les choses matérielles de ce monde mais aussi de ce qui lui est cher en lui-même au profit de ce qu’Allah aime, que le serviteur parvient à s’élever spirituellement. D'ailleurs, plus il se montre modeste, plus Allah lui accorde la sagesse, et celle-ci est un bienfait immense.

Le croyant sincère est donc modeste, abordable et disposé à aider les autres tout comme l'était le Prophète ﷺ chez lui comme en dehors. Il ﷺ ne refusait jamais une demande qu’on lui adressait et considérait tout le monde, quel que soit son rang. Ainsi, il ﷺ prenait le temps de saluer les enfants devant qui il ﷺ passait et, il lui ﷺ arrivait, lorsque l'un d'eux le prenait par la main, qu’il ﷺ le suive tandis que celui-ci l’emmenait où il voulait. Il ﷺ ne se sentait pas supérieur et n’agissait pas tel quel et ce, malgré qu’il ﷺ l’était, et qu’Allah l'ait choisi, honoré et ait vanté sa moralité éminente [4]. Il ﷺ était bienveillant et répondait aux questions qu’on venait lui poser de manière à être compris de tous. Si un étranger venait le ﷺ rencontrer, il ne pouvait le reconnaître parmi ses compagnons car rien ne le distinguait de ces derniers. Il ﷺ ne se définissait lui-même que comme le Messager d’Allah et Son serviteur et ne voulait pas mener une vie de prince, même lorsque les butins de guerre lui auraient permis d’améliorer sa condition.

Ainsi doit être l’attitude du croyant d’abord envers son Seigneur, puis envers lui-même et enfin envers les autres.


[1] « Chaque religion a un caractère [qui la symbolise]. Celui de l’Islam est la pudeur[6]. » (Ibn Maja)

[2] Ibn Al-Qayyim considère l’humilité comme un des dix moyens d'obtenir et de cultiver l'amour d'Allah.

[3] Il s’agit d’un père qui adresse des conseils à son fils dans une sourate du même nom.

[4] Al-Qalam, 4

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