Ce texte a originellement paru dans la revue Tumultes en 2018. Comment comprendre la violence de la répression
[1] opposée par l’Etat marocain au Hirak du Rif ? En miroir, quelle(s) explication(s) à la profondeur et la ténacité du mouvement qui embrase la région ? Car depuis la mort de Mohsine Fikri
[2], le 28 octobre 2016, et malgré la réponse « sécuritaire » massive que lui oppose l’État, le Hirak ne désenfle pas. Fortement ancré dans la réalité de la région, réinvestissant sa langue
[3] et sa mémoire, ses « formes protestataires »
[4] semblent dépasser le cadre traditionnel des contestations que connait ordinairement le pays.
En effet, la forte capacité de mobilisation dont fait montre le Hirak n'est pas chose commune dans l'histoire contemporaine marocaine : à l'exception de quelques figures limitées
[5], la rupture entre le champ politique (tant en sa fraction partisane
[6] que militante
[7]) et le reste de l'espace social paraissait largement consommée au cours des dernières années. Ainsi, si la dernière vague protestataire d’importance
[8], le Mouvement du 20 Février
[9], a bien bénéficié à ses débuts d'une dynamique large, l'investissement rapide de la mobilisation par une classe militante de carrière a participé à réinscrire le mouvement au sein des champs politiques institués
[10]. Discours revendiquant le seul changement constitutionnel et la tenue d'élections libres, négociations entre organisations militantes et désarticulation entre forme contestataire et l'espace public, autant de causes et effets enchevêtrés qui devaient aboutir, dès la fin de l'année 2011
[11], au délitement de la mobilisation de masse.
Je jure par Allah le très haut et le très puissant
Je jure par Allah le très haut et le très puissant
Je jure par Allah le très haut et le très puissant
Que nous ne trahirons pas
Que nous ne marchanderons pas
Que nous ne vendrons pas
Notre cause
Même s’il nous en coûte notre vie
Vive le Rif
Vive le Rif
Vive le Rif
Que ne vive qui le trahit
Que ne vive qui le trahit
Que ne vive qui le trahit
C'est par ce serment que débute chacune des manifestations du Hirak, repris en chœur par les manifestants, bras droits levés, au centre des places publiques des villes et villages du Rif.
De son jeune frère, un participant au mouvement nous dit ainsi, un soir d'été 2017, « qu’il
sort sans se préoccuper des conséquences, sans attendre quelque chose de particulier, de manière autonome, juste parce qu’il a prêté serment ». De fait, la superposition de l'engagement subjectif, du collectif en mouvement et de la relation au territoire est ici manifeste : dans le contexte spécifique au Hirak du Rif, chacun de ses termes se réfléchit dans les deux autres ; plus avant, six ans après le Mouvement du 20 Février, les solidarités esquissées au cours de la mobilisation dans le Rif semblent largement autonomes du champ militant institué.
C'est bien cette configuration extra-ordinaire que le présent article vise à interroger : "histoire du temps présent" par les hypothèses qu’il formule, alors même que le mouvement et sa répression sont toujours en cours, le travail sociologique s'attelle à mettre en lumière les mobilisations de ressources symboliques qui permettent la constitution d’une totalité contestataire. Il fait usage pour cela des observations et entretiens réalisés au cours d'une enquête ethnographique
[12] centrée sur le Hirak et la ville d'Al Hoceïma : face aux discours institutionnels,
praxis et sens vécus font office de contre-récit ; seuls à même de révéler la portée historique du mouvement, en d'autres termes, d'éclairer ce que le Hirak
fait à la société dans laquelle il prend place.
Car, au-delà de sa fonction directement revendicative, le discours à l'œuvre au sein du Hirak est celui qui permet la mobilisation unanime d'un espace social, par-delà les champs sociaux spécifiques, fondant alors une forme nouvelle de contestation. Aussi, nous verrons que l'unanimisme du Hirak est traduit autant qu’il est rendu possible par le réinvestissement de formes religieuses (Islam populaire) et culturelles (amazighité et tribalisme) qui en imprègnent le discours et en jalonnent la critique sociale ; trouvant sa forme la plus aboutie dans la figure charismatique de Nasser Zefzafi,
amghar[13]du Rif.
Désactiver le champ militant : la quête de l’unanimismeSi « Hirak » est bien le référent par lequel les manifestants désignent la contestation qui traverse le Rif depuis un an, le mot est pourtant parfaitement indifférencié : en arabe, il ne signifie rien d'autre que "le mouvement". D'ailleurs, si la double signification du déplacement physique et de la formation politique y est également contenue, ce dernier sens est traditionnellement rendu par "
haraka" -issu de la même racine (c'est ainsi, par exemple, que se disent "Mouvement du 20 Février" ou "Mouvement populaire", un historique parti de gouvernement du pays). Ici, la différence sémantique n'est pas anodine : elle traduit la réalité pratique du Hirak, bien moins une organisation autonome et différenciée au sein de l'espace social rifain qu'une tendance à l'action, fluide, le traversant.
Est-ce à dire que le mouvement s'est construit en indépendance absolue des dynamiques militantes qui lui ont préexisté dans la région
[14] ? Non, bien sûr, certains parmi les manifestants étaient issus de structures politiques institutionnelles, quelques organisations ont appelé à la mobilisation et des assemblées générales - pratique militante par excellence
[15] - ont été tenues au début du Hirak. Car la désactivation de l’autonomie du champ politique au cours du mouvement (et de sa fonction structurelle de monopole du discours) est moins liée à la mise à l'écart d'individus identifiés comme militants de carrière (même si elle fut pratiquée en certains cas) qu'à l'institution d'une relation nouvelle entre la forme contestataire et l'espace social. De fait, les premiers temps du Hirak furent le théâtre de l'affrontement de deux logiques concurrentes : la première, liée au champ militant et à ses courants politiques institués (militants proches du Mouvement culturel amazigh, factions estudiantines, républicains rifains se réclamant de Moulay Mohand
[16], fractions de l'extrême-gauche historique etc.) et la seconde, poussant la revendication d'apolitisme jusqu'au refus radical de toute forme de détention instituée de la parole.
Un participant au Hirak, originaire d'Imzouren (petite ville à une vingtaine de kilomètres d'Al Hoceïma), nous dit ainsi que "
dans les mouvements précédents, il y en avait déjà qui mettaient leur main là (il met une main sur la taille et l'autre en direction de l'horizon, imitant la posture de l'orateur)
et se mettaient à dire : "les sociétés impérialistes, les classes laborieuses", tous ces termes de l'université, mais le peuple ne comprenait pas ». De fait, passés les premiers mois de la mobilisation, c’est bien la seconde tendance, opposée au champ militant institutionnel, qui triomphe au sein du Hirak. Un autre participant au mouvement nous dit ainsi «
Nasser a pris sur lui d'élaborer un nouveau discours, qui soit compréhensible pour tous, et que tous puissent s'y voir, du bourgeois au pauvre en passant par les classes moyennes. Si tu viens parler en tant que personne, tu es le bienvenu, mais si tu viens avec une affiliation politique ou estudiantine, pas la peine. ». Un premier élément pour l’analyse de la relation esquissée entre le Hirak et l’espace social rifain apparait ainsi : la désactivation du champ militant est liée, au moins en partie, à l’émergence d’une figure charismatique, celle de Nasser Zefzafi.
Poursuivons cependant la phénoménologie du Hirak. En sus de l’apparent apolitisme du mouvement (c’est-à-dire du refus de l’inscription de la forme protestataire dans le champ politique), la constitution du Hirak s’est fondée, au moins discursivement, sur la revendication au dépassement des classes sociales comme forme de stratification du tissu collectif. A., jeune serveur de café et participant au mouvement nous dit ainsi : «
Ce Hirak, si ça avait juste les classes laborieuses, ça aurait échoué. Dans les expériences militantes, il ne faut surtout pas séparer les classes laborieuses des classes moyennes, sinon ça ne marche pas. Ici, à Imzouren, tu peux trouver un bourgeois qui a des milliards de projets, il ferme ses boutiques et va participer au mouvement».
Si les analyses sociologiques futures indiqueront dans quelle mesure ce dépassement des classes sociales au cours de la mobilisation est réel, sa simple irruption discursive indique le refus de l’inscription du Hirak dans des champs sociaux spécifiques. Un autre participant au mouvement, employé d’hôtel à Al Hoceïma, nous dit ainsi que «
les pêcheurs, les artisans, les commerçants, les taxis, les fonctionnaires, les professeurs, les administratifs, les employés de banque, tout le monde a participé.». Car la revendication à l’apolitisme, qui permit aux premiers temps du Hirak le contournement du champ militant institué, s’est accompagnée de la recherche de l’unanimisme
[17]: «
ici on a encore cet esprit d'unité : tamounit[18] nous disons en rifain, c'est à dire l'unité. Nous nous ressentons encore comme un tout. ».
C’est également ainsi qu’il faut saisir la rédaction d’un cahier de doléances au cours des premiers mois du mouvement : débattu collectivement, essentiellement fondé sur des demandes de redistribution, il fut le pendant revendicatif à la construction d’une totalité militante au sein de l’espace social rifain. Dès lors, le premier des objectifs du cahier de doléances fut ainsi de constituer un socle revendicatif bas, tout du moins dans le discours, à même de fédérer l’ensemble de l’espace social rifain. Dans ce cadre, la protestation semble être moins ambitieuse (puisqu’elle ne semble revendiquer que la construction d’une université et d’un centre d’oncologie
[19], l’amélioration du réseau routier etc.) que le plan gouvernemental pour la région, pompeusement intitulé «
Al Hoceïma, phare de la Méditerranée ».
De fait, le paradoxe entre la profondeur sociale du Hirak et le caractère modéré des revendications n’est qu’apparent. Le contournement du champ militant dont la fonction structurelle est précisément le monopole de la parole se traduit par un évitement de celle-ci comme unique modalité de la critique du réel ; et c’est ainsi que la radicalité du mouvement est moins à rechercher dans le discours que parmi les formes de pratiques contestataires collectives et subjectives opposées au pouvoir d’État qui se déploie en réaction à la protestation.
Réinvestir le territoireAinsi, refus du monopole militant du discours et mobilisation unanimiste ; l'ensemble s’incarnant physiquement en une pratique inédite au sein de l'espace contestataire marocain, celle du
chen-ten. Face à la répression de plus en plus systématique, et averti des risques de récupération du mouvement par les officines politiques, c’est de nouveau Nasser Zefzafi qui interrompt la tenue des assemblées générales pour investir une modalité nouvelle de mobilisation : l'appel, sur les réseaux sociaux, à la manifestation instantanée et éphémère en des points aléatoires de la ville. Plus avant, lorsque la vague d'arrestations décimera les rangs du mouvement, la pratique du
chen-ten permettra à ce dernier de perdurer dans le temps et l'espace : dans les rues des quartiers populaires, au centre des places publiques ou sur les plages, chacun peut appeler à manifestation et être ainsi rejoint par les badauds. "
Le frère Nasser, il disait imouzza, c'est à dire que le Hirak allait rendre fou le Makhzen[20]. Il y a tous les jours des formes protestataires nouvelles, ils mettent des barrages, et la chaîne cloutée ! Tu ne passes pas ! Comme l'aïd ! Mais à la fin ils sont obligés (de laisser passer)
, parce que le Hirak populaire mobilise des foules populaires immenses. Le Hirak, c'est une idée dont c'est l'heure. Tu ne peux plus la retarder" nous dit ainsi un jeune participant au Hirak d’Imzouren.
De fait, si le
chen-ten semble d’abord avoir une visée pratique- le contournement de la militarisation croissante de la région au cours des premiers mois de l’année 2017- elle indique également l’optique territoriale dont est imprégnée le mouvement. À l’inverse des formes protestataires historiques au sein de l’espace social marocain
[21], la relation à l’espace public devient un enjeu durable de la lutte face aux structures d’État : passage de la ritualisation de la protestation à des manifestations multiformes, éphémères et instantanées, contestant ainsi en profondeur la gestion territoriale étatique de l’espace rifain. Ce dernier point est attesté par la réaction même du pouvoir central : comprenant le risque de perte de contrôle sur l’espace, la sur-militarisation de la région s’accompagne d’un ensemble complexe de contre-techniques insurrectionnelles visant à contenir tout regroupement suspect et à faire montre symboliquement de la souveraineté étatique.
Par ailleurs, si l’espace urbain est ainsi le théâtre de formes diffuses d’occupation, le Hirak constitue également un moment de reconstruction des rapports spatiaux au sein du Rif rural, selon la cartographie des protestations qui s’y déclenchent alors. Car l’absence de centralisation du mouvement, issue de la désactivation du champ militant, fonde alors des protestations à la fois autonomes, ancrées dans la localité et liées les unes aux autres par le Hirak. Ici, l’amalgame entre revendications générales (la fin de la marginalisation de la région, la levée de la militarisation, une meilleure redistribution des ressources) et de multiples causes locales, notamment liées aux cas fréquents d’expropriation foncière, permet ainsi d’articuler les territoires au sein de la totalité contestataire, phénomène encore amplifié par la visite des figures du mouvement aux différentes dynamiques qui naissent alors à l’échelle régionale.
Plus généralement, les rapports institués entre ces différentes dynamiques contestataires élargissent la territorialité du mouvement. Des « pèlerinages
[22] » (l’expression et sa teneur religieuse ne sont évidemment pas anodines) affluent alors sur les lieux des protestations, donnant au trajet lui-même une portée critique : les processions sont ainsi régulièrement attaquées par la force publique tandis que sont mises en place des stratégies de contournement des grands axes routiers et de protection des manifestants par les locaux au sein des villages traversés. Un participant au Hirak nous dit ainsi : «
On ne reconnaissait plus ce qui était Imzouren, ou Al Hoceïma… Tout le Rif, pour nous c’était pareil. Si le Hirak appelait à une mobilisation à Al Hoceïma, nous partions tous en pèlerinage à Al Hoceïma. Si le Hirak avait une station à Imzouren, on allait tous à Imzouren. À Ladaouar, nous allions à Ladouar. A Temsama… partout nous allions".
Le Hirak, une expérience subjective totale Enfin, liant l'unanimisme du Hirak aux pratiques du serment et du
chen-ten, la dynamique des formes protestataires du mouvement, devenues éphémères et éclatées lorsque seront arrêtées ses principales figures, donne à l’engagement subjectif une portée inédite. C’est ainsi que, tout au long de nos entretiens, nous ne cesserons d'être surpris par la profusion des détails que manifesteront nos enquêtés à l'heure de faire récit leur expérience du Hirak : dates, lieux, noms, un véritable savoir de lutte semble s'être ainsi constitué dans le cadre du mouvement. Plus avant, les traces de la portée existentielle du Hirak pour ceux et celles qui y ont participé sont également à rechercher dans la reconstruction d'une mémoire collective, essentiellement structurée autour des luttes et répressions passées. I., jeune manifestant aujourd'hui emprisonné, nous dit "
qu'avant, nous ne croyions pas les histoires de nos parents autour des bains de sang que commettaient le Makhzen chez nous. On nous avait dit pour 58-59, pour 84 et même avant, pour Abdelkrim. Mais nous n'y croyions pas, ce n'était que de l'encre sur du papier. Ils nous avaient endormis avec la réconciliation, le Maroc de la nouvelle ère, tout ça. Aujourd'hui, nous avons goûté à la vérité." Enfin, le déploiement des subjectivités au cours du Hirak est lié à l’expérience de la confrontation à la souveraineté d’État («
la vérité ») : face à la mise en scène violente du pouvoir, la participation au mouvement devient un devoir auquel commande l’honneur.
« Les insultes, les pierres à la fenêtre, la terreur, ça, on ne l’acceptera jamais. Ça rend malade ces comportements, c’est notre grand problème. (…) Il n’y a plus de peur chez les jeunes, et même chez les vieux. Le Hirak, c’est comme un devoir. Tu as faim, il faut que tu manges. T’entends un appel à manifester à Al Hoceïma par exemple, il faut que tu participes ! Ceux qui te disaient le Makhzen il va te faire (réprimer)
et tout, ils ne disent plus rien. Un vieil homme a fait une déclaration pour dire que nos cœurs sont brisés et que nous remercions Dieu pour le Hirak. C’est la marginalisation, la hogra[23], l’exclusion, le racisme qui nous vaut tout cela». Emblématiquement, un autre participant au mouvement ayant tenté d'émigrer à plusieurs reprises nous dit ainsi : "
maintenant (après le Hirak)
, je ne partirai plus, j'ai changé d'avis. Je suis marié, ma femme est en Belgique, elle fait les démarches pour que j'obtienne les papiers, mais je ne veux pas partir".
Pour autant, si collectif en mouvement, lutte territoriale et portée subjective sont bien les coordonnées du mouvement, elles situent le Hirak au sein de l’espace social qui en est le cadre sans pour autant expliquer les liens ainsi noués, notamment dans le contexte de désactivation de ceux institués
via le champ militant. De fait, les rapports qui se nouent dans le Hirak et transforment l'espace social rifain ne peuvent être appréhendés indépendamment de la discussion de la figure de Nasser Zefzafi, dont le charisme (soit la configuration sociale unique où un ensemble de ressources symboliques s'activent) est la condensation des solidarités qui émergent alors – mais aussi la forme sublimée de la critique adressée par le mouvement au réel.
Nasser Zefzafi ou le charisme révolutionnaire Revenons ainsi à la pratique du serment (« q’asam ») : forme éminemment emblématique de l’engagement subjectif dans le contexte de répression touchant le mouvement, il est prononcé pour la première fois par Nasser Zefzafi lui-même, qui s’est aussi chargé de son écriture. C’est également Nasser Zefzafi qui, souhaitant rompre le champ militant, institua la pratique du
chen-ten : par le biais de vidéos retransmises en direct sur les réseaux sociaux, Nasser Zefzafi appelle en un point aléatoire de la ville à la manifestation immédiate. Sa popularité dans la région, construite sur les critiques acerbes qu’il formula à l’égard du pouvoir central avant même la mort de Mohsine Fikri
[24], suffit alors à mobiliser efficacement. Autrement dit, ces deux pratiques (
chen-ten et serment) reposent sur la configuration symbolique unique qui fait de Nasser Zefzafi non seulement le leader de la contestation (ce en quoi il peut être contesté) mais bien sa figure la plus juste, c’est-à-dire celle où s’incarne le plus unanimement sa réalité et celle de l’espace social qui l’a vu naître. Un participant au Hirak, professeur de philosophie au sein d’un des lycées d’Al Hoceïma, nous dit ainsi «
qu’en Nasser Zefzafi, nous nous sommes retrouvés ». Un autre nous dira également que «
le mouvement était unitaire sans être uniforme, certains étaient en désaccord avec Nasser mais c'était autour de lui que les gens se regroupaient. Le discours que nous avons dans le Hirak, s'il n'était pas issu du langage symbolique et historique des gens, le Hirak n'aurait même pas existé ».
Ce «
langage symbolique et historique des gens » est alors précisément la définition que nous donnons au charisme, et c’est bien la désactivation du champ militant évoquée plus tôt qui donne à ce dernier une teneur révolutionnaire. En ce contexte, l'unité de la figure de Nasser Zefzafi ("
c'est autour de lui que les gens se regroupaient'")est également l'unité de la communauté que fonde le Hirak traversant l'espace social rifain. Bien au-delà de sa constitution privée, Nasser Zefzafi devient alors l'incarnation d'une série d'attentes
[25] autour de l'être collectif du Hirak
[26] - ce dernier étant
figuré en lui : «
Nasser était donc le bon homme au bon endroit avec le bon discours pour empêcher toute récupération, toute infiltration, quelque en soit l’origine. C’est ce qui a fait réussir le Hirak. En Nasser, j’ai une confiance aveugle. Et pas que moi, dans la rue, tout le monde dit ça. Parce qu’il n’a aucune appartenance et qu’il a porté serment, ce qui a conduit à la confiance des gens et aussi à ce que lui-même ne vende pas la cause» nous dit ainsi un participant au Hirak.
Il est vrai que la figure de Nasser semble moins comparable aux structures politiques et symboliques modernes du Maroc postindépendance qu’aux réformateurs moraux de la période précoloniale (et dont le dernier grand avatar fut le Cheikh Yassine, fondateur de la confrérie politico-religieuse Justice et Bienfaisance). Ainsi, selon le schéma prophétique, Nasser Zefzafi est essentiellement un autodidacte ; non-bachelier, enchaînant les emplois alimentaires, il était au chômage lorsque Mohsine Fikri est décédé : «
Nasser, on s’est tous reconnu en lui. Il vient du peuple, tout le monde connait sa famille à Diour al Malik[27] » nous dit ainsi un participant au mouvement
. Pour autant, si Nasser Zefzafi est de condition modeste, il revendique des origines prestigieuses
[28], directement liées à l’histoire contestataire de la région : son grand-père fut le ministre de l’Intérieur de la République du Rif, son oncle fut le directeur de cabinet de Moulay Mohand lui-même tandis que sa famille est issue de la confédération tribale des Ait Ouryaghel
[29], célèbre pour ses faits de lutte face au pouvoir espagnol puis marocain.
Célébrer les liens tribaux Aussi, si la généalogie de Nasser Zefzafi assure la continuité entre le Hirak et les luttes passées de la région, la conjonction charismatique de ses origines populaires et du prestige passé de sa famille (lié à l’appartenance à une tribu
résistante) renseigne sur l’économie morale du mouvement. A l’heure où l’appartenance tribale est au mieux inopérante
[30] comme mécanisme de classement objectif des agents sociaux, au pire folklorisée par les pouvoirs centraux, son investissement au sein du Hirak fait office de rupture dans l’ordre des biens symboliques. Aussi, c'est précisément parce que la division sociale dont il est ici question (l'appartenance tribale) ne constitue plus un mécanisme de classement des agents qu'elle se révèle capable de fédérer l’espace collectif rifain et au-delà : «
cette tribu (les Ait Ouryaghel)
, si elle est celle qui résiste, prend sa source dans tout le Rif, et le Rif dans tout le Maroc » nous dit ainsi un participant au mouvement.
Autrement dit, les solidarités qui émergent au cours du Hirak et au sein du tissu collectif qui en est le cadre sont ainsi moins liées à la position objective dans les rapports de production qu'à la célébration de liens tribaux et historiques (aussi fantasmés soient-ils) permettant la mobilisation unanime de l’espace social. Plus avant, à l'heure où s'insinuent au Maroc les formes néolibérales
[31] de hiérarchisation des agents sociaux, les solidarités tribales, qui transparaissent dans la figure de Nasser Zefzafi devenu
amghar du Rif contiennent ainsi,
en l'état, une critique radicale du réel
[32].
Mais la portée critique du réinvestissement des solidarités traditionnelles ne s'arrête pas à l'unanimisme de l'espace social mobilisé : il fournit une partie de la grammaire protestataire du Hirak. Un participant au Hirak, frère de détenu, nous dit ainsi : "
nos valeurs, ce sont d'abord celles de la "touiza"[33]. Il n'y a qu'à voir la solidarité entre les familles de détenus et les gens. L'État essaie d'instiller les valeurs de l'opportunisme et de l'individualisme mais être amazigh, c'est s'y opposer". Plus avant, dans le contexte d’appauvrissement de la région, lié aux développements rapides du capitalisme marocain, la revendication à l'amazighité médiatise ainsi une vision du collectif authentique et solidaire. Un autre participant au Hirak, issu de Ait Bouayach (à une trentaine de kilomètres de Al Hoceima) nous dit enfin que «
nous, les rifains, nous ne voulons pas devenir comme Tanger où plus personne ne se connait et où il y a des mendiants plein les rues. A Al Hoceïma nous n’avons jamais eu de bidonvilles et les rues sont sûres, de jour comme de nuit ».