Zahiye Kundos
Gaza aux yeux d'une mère
Dia al-Azzawi, 1986

Cet article a d'abord paru en anglais dans Political Theology.

"Mami, quand finira la guerre à Gaza?"... Je sais que je devrais mentir à mon fils de huit ans, comme je le faisais auparavant.


"Que font les enfants de Gaza sans école depuis si longtemps ? Parviennent-ils à trouver ou à fabriquer des ballons pour jouer au football ? Pourquoi leurs parents ne les emmènent-ils pas jouer en dehors de la ville ?"

J'avale ma langue.

Je me demande ce qui est une condition pour quoi, la maternité pour la langue ou la langue pour la maternité ? Et je me demande si je redeviendrai un jour une bonne mère.

Depuis la destruction de Gaza, une fois de plus, je m'interroge : quand parviendrai-je à me mettre au langage, à assumer le devoir d'enregistrer les scènes apocalyptiques de la mort et à imaginer un moyen de les faire renaître ? La moindre des interventions depuis mon lieu sûr de la diaspora : s'amener à l'écriture.

Mais je n'y suis pas parvenu, j'ai du mal à comprendre pourquoi. Pourquoi la distance entre moi et l'acte de traduire des sentiments en écrits est-elle si grande cette fois-ci ?

Rien dans ma vie ne semble avoir changé. Je vis les événements loin de ma famille et de Jaffa, ma ville natale, exactement comme en mai 2021. Et je n'ai pas l'excuse que ce n'est que maintenant je perçois ce qui se passe du point de vue d'une mère. Je suis mère depuis 2008 et, jusqu'à présent, cela ne m'a pas empêchée d'utiliser mes mains pour documenter ce que le reste de mon corps voit. En fait, l'expérience de la maternité m'a beaucoup rapprochée de l'écriture. D'autres choses le font aussi.

Je reviens à Radwa Ashour, la grande écrivaine et spécialiste de la littérature, pour me rappeler pourquoi j'écris :

"Je suis une femme arabe et une citoyenne du Tiers-monde et mon héritage est étouffé dans les deux cas. Je connais cette vérité jusqu'à la moelle de mes os et je la crains au point d'écrire pour me défendre et pour défendre d'innombrables autres personnes auxquelles je m'identifie ou qui sont comme moi. Je veux écrire parce que la réalité me remplit d'un sentiment d'aliénation. Le silence ne fait qu'accroître cette aliénation, tandis que le partage me permet d'aller vers les autres ou qu'ils puissent venir à moi eux-mêmes."

La vue de l'intérieur (1994)


Je suis née moi aussi dans les mondes vécus d'Ashour, en tant que femme dans ce que nous avons fini par appeler "le Sud global", dans lequel les Arabes sont inclus. Dans mon cas, deux autres composantes me rapprochent de l'écriture, l'une très particulière, la qualité de Palestinienne, et l'autre globale, la qualité de musulmane. Je crains la perte de mes multiples héritages ; si les habitants de Gaza disparaissent, ils disparaîtront tous avec eux.

Nous, Palestiniens, sommes Asḥab ḥaq : nous demandons justice pour ce qui nous est arrivé et continue de nous arriver de la succession d'idéologies et d'institutions de pouvoir occidentales et israéliennes. Parce que nous demandons justice, nous respectons les règles de la justice. Emmener de force des enfants, des mères et des personnes âgées israéliens à Gaza, de surcroît effrayés quant sort des familles qu'ils ont laissées derrière eux, n'est pas une action qui correspond à l'image que nous avons de nous-mêmes, à notre histoire et à nos traits collectifs, indépendamment de ce qu'Israël a fait et fait contre nous, quoi qu'il en soit. Nous ne sommes pas comme cela.


Je ne prêche pas. Je sais que je suis privilégié. Je me rends bien compte que ce n'est que par hasard que je ne suis pas née avec le chaîne de fer autour du cou que portent les membres de ma famille à Gaza. Nous n'avons qu'une seule âme ; blesser des innocents la noircit et la met en danger. Or, nous sommes un peuple qui aspire et s'efforce de vivre.

Je reconnais, par observation et par expérience, que les personnes au pouvoir en Israël n'admettront jamais l'appartenance authentique des Palestiniens à la terre. Ils disent qu'elle n'a jamais été la nôtre, qu'elle a toujours été la leur, qu'elle n'est que la leur. Une grande partie de la société israélienne est d'accord. Peu d'entre eux sont prêts à accepter - sur le fondement de la realpolitik et non de l'histoire - le récit palestinien, et seulement tant que les Palestiniens restent minoritaires et sous contrôle.

Néanmoins, il y a des Juifs dans le monde et en Israël qui nous voient et reconnaissent la valeur de l'appartenance partagée et égale à la terre. Il est très important de se rendre compte qu'ils existent. Ils sont porteurs d'espoir.

Lorsque le temps le permettra (si le temps le permet et si certains habitants de Gaza survivent), un comité officiel palestinien devra être mis en place pour enquêter sur ce qui a été fait exactement, et par qui, le 7 octobre contre des citoyens israéliens. Nous ne devons pas rendre des comptes aux droits de l'homme universels, qui se sont avérés ne pas être si universels que cela. Nous le devons à nous-mêmes et aux personnes qui, dans le monde entier, se tiennent à nos côtés par solidarité.

"Mami, quand la guerre contre Gaza prendra-t-elle fin ?
"Tu m'aimes encore ?
"Tu es triste à cause de ce qui se passe, mais tu es heureuse par ailleurs, n'est-ce pas ?"

Je sais que je devrais mentir à mon fils de huit ans comme je le faisais auparavant. Le mensonge est ma profession. Je suis passée maîtresse en la matière. Nous, les mères, avons inventé le mensonge pour permettre à l'espèce humaine de survivre.

Mais je ne peux pas. Je ne peux pas. Je lui dis que je l'aime mais que je ne sais pas quand la guerre se terminera. J'ajoute que personne ne le sait et qu'il est difficile de déconnecter le privé du collectif.

"Je suis sûr que tu peux comprendre", dis-je. "Tu es un garçon intelligent et tu es aussi un Palestinien."

"Ajouter de la culpabilité à la situation ne l'aidera pas à se sentir plus palestinien", a dit mon fils aîné. J'ai acquiescé, mais je n'ai pas pris la peine de reformuler ma position. Si le fait de faire comprendre à mes enfants qu'ils sont Palestiniens implique une pointe de culpabilité, qu'il en soit ainsi.

Malik pleure en réalisant l'impasse. Je le serre brièvement dans mes bras. Je le remercie dans mon cœur de ne pas m'avoir posé de questions sur Dieu ou sur le lien entre Dieu et ce qui se passe à Gaza.

Il ajoute d'autres questions, me forçant à le regarder dans les yeux, me poussant inconsciemment à la limite de la rupture ou de la crise; les deux valent mieux que d'avoir une mère dans le coma.

Comme l'a affirmé Mahmood Darwish, on n'a pas peur de sa propre mort, mais de ce qu'elle ferait aux autres. Il parlait en particulier de sa mère. J'y ajoute les enfants. Je prends soin de ma vie pour que mes enfants ne souffrent pas de mon absence. C'est pourquoi le silence, en ces jours de calamité collective, ressemble à un suicide. Ma langue sèche m'empoisonne de l'intérieur.

Je sens qu'une grande explosion se prépare. Je ne sais pas ce qui se passera après, ni qui survivra pour raconter l'histoire.

Ces derniers mois, une fois de temps en temps, je me suis forcée à rencontrer quelques amis et j'affirme que, cette fois, quelque chose de profond a changé en nous et dans notre manière d'appréhender le monde. Nous ne sommes plus les mêmes. Nous sommes d'accord pour dire que la modernité occidentale, avec toutes ses facettes, a volé en éclats dans chaque corps gazaoui déchiqueté, au fil des enfants laissés sans mère et des mères sans enfants, parmi nos garçons, nos filles, nos nouveau-nés et nos grands-parents qui sont laissés seuls, sans amour ni protection.


Nous savons que l'annonce de l'effondrement de la modernité est une vieille antienne. Nous l'avons vu tomber un million de fois dans mille endroits différents et avec mile personnes différentes. Mais nous savons aussi que, d'une manière ou d'une autre, son ombre est sacrément pesante. Que devrait-il se passer pour que les Arabes passent à un autre chapitre de l'histoire ? Sortir de l'ornière de l'asservissement aux prescriptions du christianisme occidental sur la manière d'être ?

Heureusement, tout le monde n'a pas réagi comme moi. Nos meilleurs écrivains nous ont offert depuis les premiers moments en octobre une lumière sur l'intégralité de la situation historique, en remettant en place la structure des événements - du début au milieu, du milieu au début. Ces écrivains se meuvent dans une boucle, mais ils se meuvent quand même. Certains offrent même des possibilités pour la fin. Ils sont encore capables d'écrire parce que certains éléments du réel correspondent encore à ce qui est déjà connu, à des schémas répétés, à des institutions, à des idéologies, à des intentions, à des moyens. Ils savent des choses basées sur des générations d'expériences, les nôtres et celles de beaucoup d'autres. Mais nous avons aussi le sentiment que les événements actuels ne sont pas une répétition de la même chose.

Penser Nakba 2 en pensant à Nakba 1 pourrait être trompeur. Ce n'est pas la simple répétition qui me fait trembler et m'assèche la langue. De nouveaux éléments sont convoqués dans d'anciennes équations et nous devons découvrir quels sont ces éléments et comment ils fonctionnent. Au lieu de lire l'histoire dans le présent et le présent dans l'histoire, nous ferions mieux de tirer les leçons des expériences passées et de continuer à lire les événements actuels dans leur propre cours.

"Nous avons inspiré la mère de Moïse en lui disant : "Allaite-le, puis, lorsque tu craindras pour sa sécurité, jette-le dans le fleuve. Ne crains rien et ne t'afflige pas, car Nous te le rendrons et ferons de lui un messager" (Qurʾān, 28:7).


C'est ce que fit Yocheved. Mais peu après, elle se repentit. Un vide s'est creusé dans son cœur. Ses seins étaient trop gonflés. Elle a failli sauter dans la maison de Pharaon pour tout avouer à sa femme. Une conversation de femme à femme. Que le nouveau-né est le sien et qu'elle veut le récupérer. Pour la calmer et l'empêcher de mettre à exécution son projet fou (moins fou, à mon avis, que de jeter le nouveau-né dans la rivière), Dieu savait qu'il ne suffisait pas de lui envoyer un ange, il fallait qu'Il agisse Lui-même. Il a saisi son cœur. Je peux imaginer la sensation de peau à peau, son lait débordant. Mais je me demande combien de temps il lui a fallu pour revenir à la vie, après avoir été témoin de tant de chagrin, de tant de peur et de tant d'êtres chers qui ne sont pas revenus. Le temps semble différent dans l'horloge d'une mère.
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Tilda