Plaisirs risqués. Voir Rebel en anthropologues

Montassir Sakhi et Brunilda Pali

Cet article est orginellement paru en anglais sur le site security praxis.

Ces dernières années, nous avons pris part à des enquêtes sur le thème du rapatriement et de la réintégration en France et en Belgique des émigrés originellement partis en Syrie et en Iraq. Ce sujet n'est pas le plus facile à étudier et autour duquel communiquer, en particulier auprès du public néophyte. C'est pourquoi, en tant que chercheurs, nous nous intéressons toujours aux formes artistiques qui peuvent permettre la médiatisation et la traduction de notre travail, à l'instar du cinéma, du documentaire ou du théâtre. En tant que chercheurs, nous portons également un regard assez critique sur les œuvres qui visent à produire du divertissement et du sensationnalisme et qui ne parviennent pas à transmettre la complexité du sujet. Regarder Rebel, un film d'action sur le thème de notre recherche, était donc un plaisir assez risqué.

[Alerte aux spoilers : l'article révèle des détails sur l'intrigue].

L'intrigue

Ces dernières années, les jeunes réalisateurs belges Adil El Arbi et Bilall Fallah se sont fait connaître pour leurs films d'action (Bad Boys for Life, Ms. Marvel et Batgirl, qui a été annulé). Dans une interview accordée au radiodiffuseur public de la Communauté flamande de Belgique, ils ont qualifié Rebel, leur film le plus récent, de « film le plus personnel à ce jour ». En tant que musulmans belges d'origine marocaine, ils ont vu de nombreux jeunes de leur quartier et des environs partir pour la Syrie et l'Irak, des garçons et des filles qu'ils connaissaient bien. En même temps, ils disent qu'on leur a souvent « demandé ce qu'ils pensaient des attaques en Europe ou des images horribles qui nous parvenaient de Syrie ». Rebel est leur réponse à cette question, un film qu'ils ont dit « devoir faire».

L'histoire est racontée à partir des différents points de vue de trois personnages principaux qui vivent à Molenbeek, à Bruxelles : Kamal Wasaki (Aboubakr Bensaihi), son frère Nassim (Amir El Arbi) et leur mère, Leila (Lubna Azabal). Tous trois finissent par partir pour la Syrie, mais pour des raisons différentes.

Nous suivons d'abord le rappeur Kamal à Bruxelles, qui vit en marge de la loi et finit par avoir des ennuis avec la police à cause de son trafic de drogue. Dépeint comme ayant l'intention d'échapper à la justice belge et préoccupé par le sort de « ses frères » au Moyen-Orient, il décide de partir en Syrie pour aider les victimes de la répression sanguinaire de Bachar el-Assad. Après un certain temps en Syrie, il se retrouve malgré lui sous l'emprise de l'État islamique et, en tant que caméraman, il est chargé de filmer le champ de leurs batailles « héroïques », leurs violences et les exécutions qu'ils sont extrêmement fiers de montrer et de mettre soigneusement en scène. Cette tâche de documentation se poursuit jusqu'à ce qu'on demande à Kamal de s'engager à son tour dans la violence et de participer à des exécutions, cette fois non pas avec une caméra mais avec une arme.

Lorsque la vidéo montrant Kamal en train d'exécuter un groupe de prisonniers avec d'autres soldats de l'État islamique fait surface dans son pays d'origine, la Belgique, Kamal est catalogué comme un terroriste meurtrier. Pendant ce temps, son frère de 12 ans, Nassim ressent une profonde confusion et une aliénation à la fois de sa mère et de sa communauté qui rejette en bloc les actions de Kamal. Nassim refuse de croire que son frère est devenu un terroriste. Cet état d'esprit troublé et l'amour profond qu'il éprouve pour son frère font de lui une proie facile pour un « recruteur » qui, en ne qualifiant pas Kamal de meurtrier et de terroriste comme d'autres le font, le transfigure en héros du djihad, ce qui apaise le cœur du jeune Nassim. Celui décide à son tour de suivre les traces de son grand frère et se rend donc en Syrie.

Leur mère, Leila, est dépeinte comme un personnage tragiquement impuissant mais plutôt digne, alors qu'elle tente de faire tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas perdre ses enfants, en particulier son fils cadet, Nassim. Le film documente l'attitude passive (et même instigatrice) de la police belge et des services sociaux, ce qui nous a interpellés, car dans nos recherches avec les familles, nous avons entendu des histoires sur leur impuissance et l'abandon de l'État, les contrôles de police intimidants et la stigmatisation au sein de leur environnement de travail et de leur communauté.

Changer les perceptions ou contre-propagande stéréotypée ?

Rebel tente essentiellement de changer la perception générale sur le départ des Européens vers la guerre en Syrie. Tous les Etats européens qui ont connu des départs ont mis en place une législation incriminant les personnes partant en Syrie. Le film rétablit une partie de la complexité de cette immigration, initialement liée à la sensibilité et à l'attachement religieux des jeunes Européens aux Syriens massacrés par le régime de Bachar el-Assad. La première partie du film met en scène la répression de la révolution syrienne et le sentiment de culpabilité et d'impuissance qui s'empare d'une partie de la jeunesse musulmane dans des espaces communautaires comme Molenbeek. On retrouve dans cette partie une attitude sociologique critique assez admirable qui place une partie des départs en Syrie dans le cadre d'une solidarité inter-musulmane et humaniste, même si les faits sont entachés par la trame narrative d'une mère qui met son fils à la porte suite à ses démêlés avec la police.

Les deux réalisateurs belgo-marocains rappellent courageusement la logique de solidarité à l'oeuvre au sein de la communauté musulmane, ce qui les expose nécessairement à la violence de l'air du temps en Europe. À travers l'art et la musique, ils représentent une culture urbaine de résistance, caractérisée par la fidélité à soi et aux siens, les liens forts entre parents et enfants de l'immigration, le travail acharné des parents pour l'éducation de leurs enfants malgré la violence symbolique dont ceux-ci ne cessent de faire l'objet. Le lien profond avec la langue, l'art et la religion arabes, stigmatisés en Europe, est restauré par les deux réalisateurs en faisant intervenir dans le film des personnes presque exclusivement issues de l'immigration marocaine postcoloniale. Du bar à chicha aux ruines de Raqqa, la chorégraphie et le rap (par le célèbre chorégraphe belgo-marocain Sidi Larbi Cherkaoui), ainsi que les vers poétiques en arabe, sont des éléments aussi touchants et convaincants. La résistance des périphéries urbaines aux cultures et structures dominantes est en fait l'un des principaux gestes posés par le film.

Dans la première partie, le film présente également l'engagement des réalisateurs dans la recherche de la réalité sociologique des départs. La Syrie est présentée au début du film en termes réalistes : le régime de Bachar el-Assad détruit son peuple, ce qui affecte des musulmans du monde entier. Affirmer par l'image un postulat aussi réel que rare sur la guerre en Syrie peut déjà être conçu comme une avancée majeure en Occident. Les réalisateurs abordent également les transformations des groupes radicaux et leur sortie de la révolution : c'est la scène du film où l'État islamique vient tuer un Syrien qui s'oppose à la fragmentation de la révolution. Au même moment que le héros du film, Kamal Wasaki, est pratiquement kidnappé par les forces de l'État islamique. Encore une fois, cette brève scène ne fait que suggérer une réalité étendue d'une révolution majeure mais déniée, à savoir le printemps arabe et les liens de solidarité entre les musulmans d'Orient et les enfants de l'immigration postcoloniale en Europe. Cette solidarité est hélas trahie par la montée en puissance de la figure fasciste de l'État islamique.

Néanmoins, à la différence de la première partie, dans la seconde, le film semble céder à des stéréotypes éloignés de la réalité documentée par la recherche, et revient à la ligne droite d'un discours de contre-propagande qui réduit l'ennemi à la barbarie absolue et ne fait mention ni de la résistance syrienne contre l'État islamique, ni des crises internes et des luttes des émigrés en son sein. La société syrienne et la révolution en son sein disparaissent, au profit du récit d'un Etat islamique entièrement tendu vers la manipulation le recrutement de (très) jeunes Européens.

De fait, le film représente un point de vue européen, dont la puissance est de compter celui de la communaute musulmane belge. Le geste critique réalisé est ainsi de dépeindre les départs vers la Syrie comme l'erreur fondamentale et le piège tendu à des jeunes en quête d'idéal. Au sein des quartiers européens d'immigration d'où les départs en Syrie ont été un fait d'importance, plusieurs figures sont ainsi dépeintes : le criminel utilisant la religion pour des raisons purement criminelles et injustifiées (c'est le cas du recruteur Idriss) ; une deuxième figure, incarnée par Kamal, le héros, se référant à des valeurs humanistes mais où la religiosité n'a qu'une place invisible ; une troisième figure relayée à la fois par la mère Leila et l'imam Yusuf, exemple de solidarité, de religion de tolérance et d'insertion dans les échelles économiques et politiques inférieures de la société.

Cependant, à l'inverse de cette complexité bien représentée pour le contexte européen, la trame syrienne est quant à elle gravement simplifiée. En plus de la révolution qui disparaît progressivement dans le film, la violence extrême – laquelle est bien réelle – de l'État islamique est réduite à l'insoutenable barbarie de ses tenants. Or, la violence de l'État islamique prend corps dans une vision totalitaire basée sur la rationalité juridico-légale et la logique administrative et bureaucratique, lesquelles sont certes entièrement tendues vers la guerre.

Le film ne fait pas non plus référence aux différents belligérants dont l'affrontement explique la brutalisation des sociétés syrienne et iraqienne et l'émergence en un tel contexte de l'État islamique (invasion américaine de l'Iraq, la politique génocidaire du régime de Bachar al-Assad et de son allié russe, campagne internationale de bombardements des zones sous son joug dès 2014 et.). Outre la séparation nette introduite entre l'Europe et le Moyen-Orient, le film ne permet dès lors pas une analyse fine et relationnelle de la séquence historique née à partir de 2011. Des scènes peu documentées et irréalistes comme le rapt de la femme d'un combattant au titre du prochain martyr d'un autre qui la convoitait et la consommation de drogues dures (cocaïne, MDMA..!) peuvent être considérées comme une caricature qui ne prend pas au sérieux la nature totalitaire de l'État islamique, laquelle repose sur une velléité gouvernementale réelle. Hélas, s'agissant de la description de l'État islamique, le film aboutit de facto à la facilité de n'en représenter les partisans que sous le jour de voyous criminels matériellement intéressés, dont l'idéologie religieuse ne revêt ainsi qu'un caractère utilitaire. Ne sont dès lors sauvés de ce constat que les jeunes Européens issus de l'immigration postcoloniale dont l'idéal de solidarité et d'engagement s'est abîmé au sein des rangs de l'État islamique.

Dans Rebel, les communautés musulmanes d'Europe acquièrent une nouvelle représentation digne et hélas trop rare dans le débat public concernant les émigrations en Syrie. Cette nouvelle représentation a le mérite immense de ne pas réduire d'emblée la quête – y compris religieuse – des émigrés aux catégories exclusives de la violence, du terrorisme et de la radicalisation. La figure de Kamal, qui est ainsi celle d'un jeune homme sensible et éduqué à la solidarité, est à ce titre pleinement réussie. Révolté par la police et la marginalité protéiforme en Occident, il se trouve engagé par transfert et naïveté dans un régime totalitaire en Orient.

Cependant, cette oeuvre est à usage strictement européen. On n'y trouvera ni description de la révolution à laquelle ces Européens se sont pourtant initialement joints, ni plus généralement celle de la trame syrienne et des différentes logiques politiques et historiques qui s'y sont superposées. Gageons sans grand risque d'erreur que cette histoire proprement syrienne n'était – hélas – pas de l'ordre de ce qui a conduit Adil El Arbi et Bilall Fallah à « devoir faire » ce film.
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