Les Futūḥāt al-Makīya d’Ibn ‘Arabī
Le terme de soumission (
‘ubūdīya) est lié au terme de servitude (
‘ubūda). On emploie le terme de servitude (
‘ubūda) pour tout ce qui se passe de lien et n’accepte plus de mise en relation, que cela soit avec Dieu ou avec le moi. Ainsi, le suffixe de l’affiliation en
īya disparaît. L’être le plus vil est celui ou celle qui se place en relation de filiation avec quelque chose de bas dans le but d’en retirer quelque gloire. C’est pourquoi le Coran décrit la Terre comme ce qui le plus bas (Coran 67 : 15) car même les plus avilis marchent encore sur elle.
La station de soumission (
‘ubūdīya) est la station de l’abaissement (
dhila) et de la pauvreté (
īftiqār). La soumission ne peut en aucun cas être considérée comme un attribut divin. Ainsi, le mystique Abū Yazīd al-Basṭāmī ne trouvait pas le moyen qui le rapprocherait de Dieu car il voyait bien que tous les attributs désignés pour permettre ce rapprochement contenaient déjà une part de l’essence divine. Il implora alors : « Oh Dieu, par quel moyen pourrais-je me rapprocher de Toi? ». Dieu lui répondit de la manière avec laquelle il répond à ses aimé.es : « Tu gagneras cette proximité en t’associant aux attributs qui ne me caractérisent pas, par l’abaissement et la pauvreté ». […] Ici se dévoile le secret pour qui Dieu a ouvert les yeux de la vision intérieure.
Le terme de servant.e (
‘abd) est sémantiquement lié à ce qui est bas (
dhalīl). Dans le Coran, on trouve l’expression, la terre faite servante, c’est-à-dire rendue à un état inférieur. Dieu dit également : « J’ai créé les
jinns et les humains pour qu’ils puissent me servir » (Coran 51 : 56). Dieu mentionna seulement ces deux catégories d’être car, de toutes les créatures, seuls les humains et les
jinns prétendent s’arroger ce qui revient à Dieu. Aucune autre créature ne plaça le divin ailleurs qu’en Dieu, et aucune ne se montra fière au point d’asservir la création. Ibn ‘Abbās, jeune Compagnon du Prophète, dit au sujet du verset cité plus haut : « L’expression ‘me servir’ est employée dans le sens de ‘me connaitre’. Ainsi, ce verset ne peut être expliqué par le simple phénomène de dénotation (
dalāla) […] ». Ibn ‘Abbās explique l’adoration éprouvée dans le culte (
‘ibāda) à partir de la connaissance gnostique (
ma‘arifa), qui en constitue la compréhension intérieure.
Aucun individu n’a réalisé cette station de soumission de manière aussi complète que le Messager de Dieu car il en était le pur serviteur, celui qui avait renoncé à tous les états qui l’auraient fait sortir des différents niveaux de soumission. Dieu témoigne dans le Coran de la manière dont il fut à la fois serviteur de Son essence et de Ses noms. Il dit au sujet de Ses noms: « lorsque le serviteur de Dieu se leva et l’implora » (Coran 72 : !9) et au sujet de Son Essence : « Gloire à Celui qui transporta son serviteur pour le Voyage Nocturne » (Coran 17 : 1) où il est précisé que Mahomet est transporté en tant que « serviteur » pour cette rencontre avec Dieu lors du Voyage Nocturne. […]
Le relation du serviteur avec Dieu dans cet état de soumission est comme celle de l’ombre avec la personne qui la projette lorsque placée face à une lampe: plus cette personne se rapproche de la lampe et plus l’ombre s’allonge. La proximité avec Dieu s’acquiert en cultivant vos attributs spécifiques [de pauvreté, de dépendance] et non en vous affublant des Siens. Plus la personne
s’éloigne de la lampe et plus l’ombre devient courte: car rien ne vous éloigne plus de Dieu que d’oublier les attributs qui vous caractérisent et de ne vous préoccuper que de ceux qui Lui appartiennent. « Alors Dieu scelle les cœurs à l’arrogance outrecuidante » (Coran 40 : 35). Fierté et pouvoir absolu sont deux attributs qui ne peuvent appartenir qu’à Dieu.
Ainsi le Prophète dit : « Je cherche refuge en Toi de Toi » [1]. La station de soumission est une protection pour le serviteur qui se préserve ainsi de l’illusion de partager les attributs positifs, négatifs et corrélatifs qui appartiennent exclusivement et uniquement à Dieu et qui ne peuvent être partagés. […] Mais lorsque tu Le rencontres par le biais des attributs partagés, alors il t’apparait sous forme de théophanie et tu parviens à la connaissance des mystères de Sa relation à toi par le biais de ta relation à Lui. Cette science est exceptionnelle et tu trouveras peu y ayant goûté.
Quant à la pure servitude (
‘ubūda’), tu ne sais à quelles sciences elle te permettra d’accéder, car il y a annihilation du lien avec ton Créateur. […] Le signe du passage à cette station de pure servitude est que le Manifesté est décrit dans le lieu de la manifestation d’après les attributs du serviteur. Le Manifesté est coloré par la réalité du lieu de la manifestation. Cependant, le Manifesté ne provient pas de la soumission car Il ne peut pas se situer en dessous de celle-ci et ce qui provient d’une origine est nécessairement en dessous du niveau de cette dernière. […]
Chapitre 130. La station de la soumission (‘ubūdīya) […]
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Tu seras réprimandé pour avoir recherché tes origines et t’être arrêté au simple effet – Dis-toi bien que tu appartiens à Dieu et non à la création !
Nous sommes le lieu de la Manifestation et Celui qui est vénéré le manifeste – Le lieu de la manifestation de l’être correspond aussi à l’essence de l’être ; dès lors, prends garde ! Il ne nous fit pas venir en vain, mais dans le but de Le vénérer – Tel est bien l’enseignement des sagesses révélées et rationnelles. Cependant, nous ne pouvons le vénérer sauf au travers de Sa forme – Il est le Dieu dans le pli duquel repose chaque être humain. Dès lors, quel est ce décret divin, si ce n’est ce qui constitua notre forme ? – Et que sont le contrôle, le jugement et la destinée ? Tout n’est qu’avertissement, si tu es doué de raison – La personne qui suit les avertissements ne sera jamais dans l’erreur.
Dans le Coran, Dieu révéla : « Ceux qui disent ‘Dieu est le troisième des trois’ sont dans le blasphème » (Coran 5 : 77). Évite le blasphème celui qui dit plutôt « Dieu est le quatrième des trois ». S’Il était le troisième des trois ou le quatrième des quatre, tel que l’imaginent ceux qui conspirent, Il serait du même ordre de réalité que les choses du possible. Mais le Tout-Puissant n’est pas du même ordre ! On ne peut donc dire qu’Il est l’un d’eux, car Il est Un éternellement pour le multiple comme pour l’individuel, sans jamais participer de leur espèce. On dira ainsi qu’Il est le quatrième des Trois et qu’Il est Un, le cinquième des quatre et qu’il est Un, et ainsi de suite…
C’est en ce sens qu’Il est nommé Allah. Bien qu’il soit l’Existence manifestée en toute forme devenue lieu de la Manifestation, Il est absolument étranger à leur espèce, car Il est l’Être par essence nécessairement existant, alors que la forme est par essence nécessairement non-existante. La forme possède la capacité d’ordonner la chose qui la revêt, tout comme les ornements apportent certains traits pour qui s’en pare. La relation du possible vis-à-vis du Manifeste est caractérisée par la connaissance et le pouvoir du Sachant et le Tout-Puissant. Ainsi, d’après cette relation on pourra dire que les existants sont doués de savoir et de pouvoir ; en revanche, pour bien maintenir la distinction avec Dieu on dira de Lui qu’il est sachant par essence et tout- puissant par essence.
[…] Il n’y a d’autre existant que Dieu, tandis que le possible demeure dans un état de non- existence. Ainsi, la chose devient existante, sans être Dieu et tout en n’étant plus le possible, ou bien elle est considérée comme existante en tant qu’expression de l’essence divine. Mais s’il s’agit d’existence comme ajout dès lors il ne s’agit ni de Dieu ni de l’essence des possibles. Seul Dieu possède une existence effective et par elle-même, puisqu’il a été prouvé qu’il n’y a pas d’existence éternelle et sans commencement, excepté celle Dieu. Il est le seul Être nécessaire en lui-même. Il a aussi été établi qu’il n’y a pas d’existence en elle-même si ce n’est par Dieu. […] Ainsi, il est indiqué dans le Coran : « Nous avons créé les cieux et la Terre et tout ce qui se situe entre deux par l’intermédiaire de l’unique Vérité » (Coran 15 : 85).
2 De Lui proviennent tout ce qui est d’ordinaire attribué aux réalités des choses. De cette manière, les limites sont bien occasionnées, les mesures manifestées, les jugements et décrets sont exercés, le haut, le bas, le milieu positionnés, les choses dans leurs diversités et ressemblances, les types, genres, espèces, individus, les états et propriétés des existants, tous deviennent des manifestations au sein d’une seule et même Essence. Les formes se distinguent en Lui et les Noms de Dieu se manifestent.
Les traces de cette Essence se retrouvent dans ce qui est manifesté sur le plan de l’existence. Cependant, les traces sont systématiquement rapportées aux Noms Divins afin de ne pas être prises pour la manifestation d’entitées potentielles. Tout comme le Nom est le Nommé, il n’y a rien dans l’existence si ce n’est Dieu. Il est le Juge et Celui qui reçoit la pénitence et s’est lui- même décrit par cette capacité à recevoir.
Il est extrêmement difficile d’établir une formulation claire de cette question. Les mots sont trop pauvres et les concepts ne parviennent pas à rendre compte de ce qui est en jeu tant ces réalités nous échappent rapidement et du fait de l’aspect contradictoire des propositions. Ce problème apparait dans le Coran lorsque Dieu dit, en parlant d’une poignée de terre : « Ce n’est pas toi, Prophète, qui l’as jetée lorsque tu la jetas », avec une négation suivie d’une affirmation, et de la conclusion « mais Dieu qui la lança » (Coran 8 : 17). Ici Dieu nie d’abord l’être de Mahomet puis se confirme comme essence mahommédienne et lui apporte le nom de Dieu. Ici on trouve le cœur de cette question et le sens de l’abandon de la station de soumission pour les gens de l’élite proche de Dieu.
Celles et ceux qui descendent de ce niveau diront alors qu’il n’est pas permis d’abandonner intérieurement cette station car l’être temporel ne nie pas la condition de pauvreté ontologique qui lui est propre. Cette pauvreté l’abaissera nécessairement et cet abaissemement est l’essence même de la soumission (
‘ubūdīya). Cette personne est maintenue dans la station de soumission à moins de parvenir à un état de connaissance supérieure des choses.
En revanche, l’abandon de la station de soumission par le porte de la gnose se produit grâce au contrôle de soi auquel parvient le serviteur de Dieu, et non par son pouvoir d’action. Cette porte permet d’associer le terme de servitude à cette personne et la station de soumission est alors quittée. Le statut de soumission implique en réalité de ne pas aller au-delà des injonctions du maître. Le serviteur de Dieu qui reçoit l’injonction est déjà dans un état où ses actes sont en accord avec l’injonction. Les actes sont créés par Dieu. Il est l’Ordre et Celui qui ordonne. Dès lors, où se trouve le véritable contrôle de soi, auprès du serviteur se tenant prêt à répondre aux ordres du Maître, ou bien auprès de celui qui est dans la contestation et choisit la fuite ?
Au moment où se manifeste le pouvoir divin par l’occurrence d’actions intérieures et extérieures, la personne nommée « serviteur » de Dieu se trouve en état soit de conformité ou d’opposition avec l’injonction. S’il en est ainsi, alors il ne s’agit pas de soumission par contrôle de soi et la personne appartenant à cette station est un être qui existe sans avoir à se soumettre à la règle.
Ceci est la station de la vérification pour les savants ayant goûté la connaissance parmi les gens de Dieu. Tous s’accordent sur ce point sauf un groupe parmi nos compagnons et d’autres qui ne sont pas de notre communauté. Ces gens maintiennent que la chose contingente possède ses actes et que Dieu a délégué à ses serviteurs et les a rendus responsables de l’accomplissement d’actes contingents. Ainsi, le Coran prescrit l’accomplissement d’actes [de dévotion]. Étant donné qu’ils confirment que ses actes appartiennent au serviteur, le contrôle de soi ne permettra pas l’abandon de la station de la soumission.
Chapitre 131. Concernant l’abandon de la station de soumission (tark al-‘ubudīya).