Entretien avec Khalil Sayegh

Dia al-Azzawi, 1987
Khalil Sayegh est un chercheur palestinien originaire de Gaza, où il a vécu enfant puis jeune adulte les longues années de siège par Israël et de pouvoir du Hamas. Vivant actuellement entre Washington et le Caire, issu de la communauté chrétienne de Gaza, il est une voix précieuse pour documenter les atrocités infligées par l’armée israélienne à la population de Gaza, mais également pour évaluer les possibilités qui s’offrent à la société palestinienne à l’heure de la plus grande catastrophe que celle-ci ait vécue.

Cet entretien a été réalisé par Catherine Hass, Montassir Sakhi et Hamza Esmili. Khalil Sayegh peut être suivi sur sa page Twitter.

J'ai vu sur Twitter que vous travailliez avec les survivants palestiniens de Gaza en Égypte. Peut-être pourriez-vous commencer par nous parler de leur situation et de ce que vous avez fait avec eux, puis peut-être pourrions-nous revenir un peu en arrière.

Je suis basé à Washington depuis trois ans, mais je fais des allers-retours en Palestine, même au cours des trois dernières années, en particulier à Ramallah et en Cisjordanie. Avec le début de la guerre, ma vie a pris un tournant. Je ne me concentre plus sur mes écrits universitaires, ni sur mes réflexions, ni sur mes tentatives de publication. Je passe la plupart de mon temps à essayer d'analyser, mais plus encore, à essayer d'aider au niveau humanitaire. La catastrophe est dure pour tout le monde à Gaza, mais elle l'est aussi pour ma famille.

Je ne sais pas si vous le savez, mais j'ai perdu ma sœur et mon père. La principale raison pour laquelle je suis venu au Caire est que ma mère et mon frère, qui ont survécu à la guerre, ont déménagé ici, je suis donc venu m'occuper d'eux. Mais en même temps, j'ai passé la plupart de mon temps à rendre visite ici à des familles que je connais et d’autres que je ne connaissais pas, à écouter leurs histoires, à penser, évidemment, en tant que personne ayant une formation universitaire, je me disais, peut-être que j'écrirai quelque chose, mais je ne pense pas avoir les capacités mentales ou physiques pour le faire.

Mais je me suis dit que ces histoires pouvaient être documentées dans un film ou quelque chose comme ça. Nous avons donc réalisé plus de 15 interviews, jusqu'à présent, de longues interviews de personnes qui ont vraiment enduré des souffrances incroyables. Nous avons interviewé des personnes qui ont été bombardées et dont toute la famille a péri dans la guerre, à l'exception d'elles-mêmes et de leurs blessés.

Nous avons interviewé des femmes dont les maisons ont été pillées et dont les sous-vêtements et les affaires privées ont été utilisés de manière répugnante par l'armée israélienne. L'objectif est d'essayer de documenter toutes ces choses pour que l'Occident puisse les voir. Un autre aspect que nous avons essayé de mettre en lumière et dont peu de gens parlent est la petite communauté chrétienne de Gaza. Ce qui s'est passé à Gaza, avec le bombardement de l'église, est en fait le deuxième plus grand massacre récent de chrétiens au Moyen-Orient. Le premier a eu lieu au Caire, juste après la révolution. Mais le deuxième est le bombardement de l'église, où plus de 19 chrétiens ont été tués.

Nous avons donc également interrogé des personnes qui se trouvaient dans l'église. C'est un peu ce que je fais ici. Il s'agit d'une part d'aide humanitaire, d'essayer d'aider, et d'autre part de documenter ce qui se passe.

Je peux imaginer que le voyage a été extrêmement difficile et douloureux pour les personnes qui ont réussi à arriver en Égypte. Peut-être pourriez-vous nous en parler un peu, nous dire comment elles sont arrivées et quelles sont leurs conditions actuelles en Égypte ?

Oui, absolument. Pour commencer par le début, les gens ne pouvaient pas partir pendant les premières semaines de la guerre. Il était impossible de franchir les frontières, elles étaient complètement fermées. Puis les frontières ont été ouvertes, dans des conditions très difficiles.

Il y a beaucoup de personnes qui sont blessées et malades à Gaza, mais ce n'est pas comme si toute personne malade ou blessée pouvait partir, seulement les quelques personnes qui ont été recommandées. Elles ont pu se rendre en Égypte mais ont été placées à l'hôpital dès leur arrivée en Égypte. Eles ne sont pas autorisés à quitter leur chambre. Elles vivent littéralement en prison à l'intérieur de l'Égypte parce que, techniquement, elles n'ont pas de visa, selon la loi égyptienne.

Il s'agit d'une catégorie, qui représente une minorité, mais la majorité est constituée de personnes qui ont obtenu un visa. Pour se faire inscrire sur la liste, il faut passer par une société privée en Égypte et attendre très longtemps. Cela prend parfois un mois, parfois deux mois, en fonction du nombre de personnes présentes. Et il faut payer une certaine somme d'argent qui est assez élevée. Vous avez probablement tous vu l'augmentation de l'utilisation de GoFundMe par les habitants de Gaza. C'est parce que les gens n'avaient pas d'argent. Certaines familles pouvaient évidemment se le permettre, mais la majorité des habitants de Gaza n'avaient pas les moyens de payer un prix aussi élevé. Et les gens ont réuni l'argent, ont dû payer.

Ceux du sud de la bande de Gaza, leur déplacement vers la frontière de Rafah, avant qu'elle ne soit fermée en mai, a été relativement fluide. Mais ceux qui se trouvaient dans le nord de Gaza ont dû marcher sur des "routes sûres", qui ne le sont pas le moins du monde, et où l'on peut facilement être tué, ce qui est tout à fait horrible. Vous devez marcher plus de sept kilomètres sur une route complètement détruite, entre les décombres et les drones, avec des soldats qui ont une arme et peuvent vous tirer dessus si vous vous déplacez de la mauvaise manière. C'est une expérience terrifiante.

Une femme m'a raconté qu'alors qu'elle marchait avec son frère de 17 ans qui était blessé, il s'est fatigué en chemin et s'est arrêté et a dit, parce qu'ils étaient comme en train de le porter, allez-y et laissez-moi ici. Laissez-moi mourir et partez. Il ne pouvait plus marcher. Il a vu comment il est devenu un obstacle à la survie de la famille. Il s'agit d'histoires vraiment horribles où les gens doivent faire passer leur survie personnelle avant tout, parfois même avant celle des autres membres de la famille. C'est une décision très difficile à prendre. Et beaucoup de gens sont morts en chemin alors qu'ils marchaient du nord au sud.

Depuis que l'armée israélienne a pris le contrôle du point de passage de Rafah, les gens parviennent-ils encore à se rendre en Égypte, ou est-ce totalement impossible à l'heure actuelle ?

C’est impossible pour l'instant. Depuis qu'Israël contrôle le point de passage de Rafah, celui-ci est complètement fermé. Mais les Israéliens ne se sont pas contentés de le fermer, ils ont modifié le statu quo en brûlant tous les bâtiments du point de passage. Ils ont détruit la frontière. C'était un message très clair. Cela fait partie de la punition collective que Gaza subit depuis des décennies, mais surtout depuis le 7 octobre, avec la destruction complète de la frontière.

Il semble qu'il y ait eu un message très clair de la part d'Israël, à savoir qu'ils veulent changer le statu quo dans lequel il y a un point qui n'est pas contrôlé par Israël, à savoir le point de passage de Rafah. Avez-vous une idée du nombre de personnes qui ont quitté Gaza depuis le début de la guerre ? Selon l'ambassade palestinienne en Égypte, on estime qu'environ 100 000 personnes se trouvent déjà en Égypte. Mais nous devons tenir compte du fait que toutes ces personnes viennent légalement avec un visa. Une fois arrivées en Égypte, elles sont techniquement illégales et n'ont pas de visa, car celui-ci n'est valable que pour 30 jours. Ils ne peuvent donc pas résider dans le pays. Ils ne peuvent pas travailler. Il n'y a aucun moyen d'obtenir un revenu.

Je passe donc mon temps, et ce n'est pas mon travail, mais je le fais parce qu'il s'agit de mon peuple, à essayer de trouver comment faire parvenir de la nourriture ou des médicaments à certaines familles ou comment envoyer leurs enfants à l'école, parce que légalement, on ne peut pas les envoyer à l'école parce qu'ils ne sont pas résidents ici. La situation est donc très difficile.

Du côté égyptien, il y a un dilemme politique concernant les Palestiniens, car si l'on veut leur accorder le statut de réfugié et les installer ici, on met en quelque sorte en péril l'idée du retour à Gaza. Vous jouez en quelque sorte la carte de l'épuration ethnique. Il s'agit donc d'un dilemme politique très difficile à résoudre, car on a l'impression que les droits et les conditions humanitaires des réfugiés, qui sont garantis par le droit international et le droit humanitaire, entrent en conflit avec nos intérêts nationaux et avec le statut même de peuple des Palestiniens. Car une fois que l'on permet cela, on joue le jeu d'Israël, dont l'objectif est en fin de compte de démanteler complètement le projet national palestinien.

La population égyptienne s'occupe-t-elle des habitants de Gaza, est-elle mobilisée pour ce qui arrive aux réfugiés palestiniens qui arrivent en Égypte ?

Dans l'ensemble, je dirais que le peuple égyptien fait preuve d'une incroyable solidarité à l'égard des Palestiniens.Quiconque se promène dans la rue, même sans rien dire, peut remarquer l'amour et les drapeaux partout, les signes, le soutien aux Palestiniens.

Dès que vous dites que vous êtes Palestinien, vous êtes le bienvenu. La société civile essaie de faire tout ce qu'elle peut. Mais en général, la société civile égyptienne est très faible. Et elle a été de plus en plus affaiblie après le Printemps arabe. Vous pouvez donc constater que même avec cela, il y a une limite à ce que vous pouvez faire sans attirer l’attention du gouvernement. Et évidemment, ces choses sont regardées par le gouvernement avec méfiance, même s'il ne voit pas d'inconvénient à aider les Palestiniens, mais il craint que la mobilisation pour aider ne conduise à d'autres mouvements politiques, et ce n'est pas quelque chose que le gouvernement égyptien tolère.

Il s'agit donc d'une pente glissante et d'un défi à relever. Mais dans l'ensemble, je dirais que le peuple égyptien est très positif à l'égard des Palestiniens. Il est intéressant de noter qu'à ce stade, l'Égypte connaît une montée du sentiment anti-immigrant en général, contre les Soudanais, et même un peu contre les Syriens, mais ce sentiment n'atteint pas encore les Palestiniens.Les Palestiniens sont en quelque sorte considérés comme une norme différente du point de vue égyptien.

Merci, Khalil. Je ne veux pas trop m'attarder sur la souffrance, bien sûr, mais que pouvez-vous nous dire de la condition de survivants qui est celle des réfugiés gazaouis ?

L'impact de la catastrophe sur la vie des gens est évident. On peut voir, physiquement, à quel point tout le monde est traumatisé. Cela se voit sur leur visage. Et on peut le ressentir avec de petites choses comme lorsqu'ils entendent un hélicoptère ou un jet privé dans le ciel, qui a tendance à être commercial puisque vous vivez au Caire et qu'il y a un aéroport ici. Cela déclenche toutes sortes d'émotions liées à ce qu'ils ont vécu à Gaz. On peut donc le sentir, on peut voir toutes sortes de douleurs. Le traumatisme est bien réel.

Mais pour être honnête, j'ai également été assez surpris par la capacité de résilience de ces personnes. Presque tous les Palestiniens que j'ai rencontrés ici ne parlent pas seulement de leur traumatisme et de leur douleur, même s'ils le font, ils parlent surtout de ce qui les attend demain, de l'avenir, de la construction de leur vie, des gens plus jeunes, de la possibilité d'aller à l'école et de terminer les quelques années qu'ils ont eues à l’université.

Ceux qui avaient des entreprises réfléchissent à la manière de les reconstruire, que ce soit ici, à Gaza, ou en s'installant ailleurs. La résilience de ces personnes m'a beaucoup impressionné.

Peut-être une question plus personnelle, car vous avez évoqué la mort de proches. Y a-t-il des informations que vous pouvez obtenir en tant que familles ? Comment les survivants gèrent-ils également la disparition et la mort ? Existe-t-il une administration pour enregistrer cette tragédie et la manière dont nos familles sont informées, tant en Égypte qu'à Gaza ?

Il y a généralement les chiffres publiés par le ministère de la Santé de Gaza, mais je ne pense pas que le ministère de la Santé de Gaza ait été capable de suivre le nombre de morts et de tués depuis autour de novembre. Je pense qu'à la mi-novembre, nous avons assisté à un véritable effondrement du système de santé à Gaza, y compris du ministère de la santé. Je ne suis donc pas sûr de savoir quels chiffres ils conservent, mais ils font de leur mieux.

Les gens sont généralement informés par leurs proches. Dans le monde arabe, les familles restent des familles, elles ne se quittent pas, et donc un autre membre vous informerait de ce qui s'est passé. D'autre part, les chiffres dont nous disposons sur Gaza ne concernent que le nombre de victimes directes d'Israël, c'est-à-dire les bombardements et les décès directement imputables à l’armée israélienne, mais ils ne tiennent pas compte des personnes qui meurent à cause du manque de nourriture ou de médicaments, ou parfois même parce qu'on les empêche directement de se soigner. Je vais vous donner l'exemple de mon père, qui est décédé à l'église le 21 décembre.

Il s'agit d'un lieu sacré où, trois jours auparavant, les tireurs d'élite israéliens avaient abattu deux femmes dans l'église, à l'intérieur de l'église, tandis que les chars israéliens étaient aux portes de l'église où mon père s'était réfugié. À cette époque, il n'y avait plus d'hôpitaux dans la ville de Gaza, tous les hôpitaux avaient été détruits et les ambulances n'étaient pas autorisées à travailler. La veille, une vieille femme chrétienne avait été blessée à la jambe par un tireur d'élite israélien. On l'a laissée se vider de son sang pendant deux jours, et les chats et les chiens ont littéralement mangé une partie de son corps alors qu'elle était encore en vie. Puis on l'a laissée mourir.

Mon père, nous ne savons pas s'il a eu une crise cardiaque, il a environ 65 ans, il n'est pas si vieux, il a eu une crise cardiaque ou une crise de panique, nous ne sommes pas sûrs parce qu'il était à l'église. Nous n'avons pas pu lui apporter de médicaments, nous n'avons pas pu lui envoyer d'ambulance, les chars israéliens étaient à la porte de l'église. On l'a laissé mourir sur place, tout comme les deux femmes chrétiennes qui ont été abattues sur place et laissées pour mortes dans l'église. Il y a donc aussi des meurtres indirects.

Dans le cas de ma petite sœur, Lara, elle marchait du nord au sud, il y a tout juste trois mois. Sur la route, elle s'est effondrée. Nous ne savons pas ce qui lui est arrivé. Nous ne savons pas si c'est la peur, si c'est une crise cardiaque, si c'est la chaleur. Elle a marché près de six kilomètres, et il lui en restait encore un. C'était une journée très chaude, la température était élevée et elle s'est effondrée là.

Dans mon esprit, il n'y a aucune justification militaire à une telle "route sûre", entre guillemets, qui est volontairement détruite, de toute évidence, par les Israéliens. C'est vraiment terrifiant. Si vous regardez derrière vous sur cette route alors que vous marchez vers le sud, les drones vous tireront dessus.

Et quelqu'un comme ma sœur était terrifié. Elle ne voulait pas attraper sa bouteille d'eau tombée par terre alors qu'elle marchait, parce qu'elle avait peur qu'ils lui tirent dessus, comme ils l'ont fait avec d'autres personnes. Vous pouvez donc imaginer toutes ces sortes de meurtres indirects qu'Israël pratique sur les Palestiniens.

Il est évident que les Israéliens auraient pu apporter leur aide en une seconde, en autorisant une voiture, une ambulance, ou en l'emmenant eux-mêmes. Elle serait encore en vie, mais ils ne l'ont pas fait et elle est morte. Tous ces meurtres indirects ne sont pas pris en compte, mais cela fait partie de la guerre israélienne contre Gaza : je vous tue directement et je vous tue indirectement, mais dans les deux cas, je vous tue.

Les chrétiens ont-ils été spécifiquement attaqués depuis le début, ou sont-ils visés comme n'importe quel autres Palestiniens de Gaza ?

Plus de 70 % des maisons des chrétiens ont été détruites. L'enceinte de la plus ancienne église de Gaza, l’Église Saint-Porphyre, a été bombardée, 19 personnes y ont été tuées et d'innombrables personnes ont été blessées. Les maisons des chrétiens ont été brûlées. Il est intéressant de noter que certaines femmes de Gaza, des chrétiennes que nous avons interrogées, ont expliqué que les troupes israéliennes avaient délibérément brisé la croix à l'intérieur de leur maison et brûlé les images de Jésus pour montrer qu'elles s'en moquaient vraiment. Mais comme je l'ai dit, des personnes ont été blessées par balle dans l'église catholique dans ce que le pape François lui-même a déclaré être du terrorisme. C'est en ces termes que le pape François a décrit l'attaque contre l'église.

J'ai d'innombrables histoires de chrétiens qui ont été battus ou arrêtés par l'armée, alors qu'ils savaient qu'ils étaient chrétiens mais ils n’en avaient que faire. Alors oui, les chrétiens ont beaucoup souffert. Nous sommes une très petite population, nous sommes environ un millier de personnes à Gaza, et pourtant nous avons subi tellement de dommages. Plus de 4 % de la population chrétienne a été tuée par les Israéliens. Il s'agit de meurtres directs, sans compter les meurtres indirects.

Comment comprenez-vous ce désintérêt de l'armée israélienne à l'égard de la vie chrétienne à Gaza ?

Je ne pense pas qu'ils s'en prennent volontairement aux chrétiens de Gaza. Je pense qu'ils s'en prennent volontairement à tous les Palestiniens, sans faire de distinction entre les chrétiens et les musulmans. Je ne pense donc pas qu'il y ait nécessairement un sentiment anti-chrétien parmi les Israéliens, même s'il existe, par exemple, parmi certains groupes de droite en Israël qui participent également à l'armée. C'est bien connu, ils ont des idées religieuses extrêmes qui les amènent à haïr les chrétiens pour des raisons historiques et théologiques. Mais ce n'est pas, je pense, le facteur déterminant.

Le problème majeur est qu'ils ciblent tous les Palestiniens, sans aucune distinction. L'armée israélienne, au cours des trois premières semaines, au moins les trois premières semaines de la guerre, a utilisé des machines d'intelligence artificielle pour générer des cibles. Et il est fort probable que la machine d'IA ait produit la cible de l'église.

C'est dire à quel point ils sont imprudents et à quel point la vie des Palestiniens n'a aucune valeur à leurs yeux. C'est une machine d'intelligence artificielle qui décide de bombarder une zone entière. Je pense que c'est ainsi que l'église a été ciblée. Mais en plus de cela, les maisons chrétiennes ont été bombardées, le centre culturel orthodoxe a été bombardé, l'école catholique de la Sainte Famille a été bombardée, la Caritas a été endommagée lorsqu'ils sont entrés dans le camp de réfugiés.

Je ne connais aucune institution chrétienne à Gaza qui n'ait pas été bombardée ou partiellement détruite jusqu'à présent.

Y a-t-il des chrétiens qui participent à la lutte armée sous l'égide du Hamas ou à, l'administration civile à Gaza ?

Nous ne sommes pas du tout impliqués dans le Hamas. Nous adoptons une position nationaliste palestinienne laïque, qui a été celle historiquement des chrétiens palestiniens. Nous ne sommes donc pas impliqués, ni dans l'administration civile de Gaza, ni dans l'armée. Avant l'existence du Hamas, évidemment, au sein de l'Autorité palestinienne, beaucoup de chrétiens étaient impliqués et le sont encore en Cisjordanie. Et même avant la création de l'Autorité palestinienne, lorsqu'il existait en Palestine des groupes plus à gauche, des nationalistes laïques, ou même des communistes et d'autres qui commettaient des actes de résistance armée et parfois de terrorisme, oui, les chrétiens étaient tout à fait impliqués et en fait très influents. Le Jabhat al-Shaabiya, le FPLP, a été créé par George Habbash. Nayef Hawatmeh de l’OLP était chrétien. Il y avait des chrétiens partout.

On peut le voir dans le mouvement national. Mais depuis la montée du Hamas dans les années 90 et 2000, je pense que les chrétiens ont commencé à se retirer de l'arène politique, car lorsque vous islamisez la place publique, vous ne laissez aucune place aux minorités religieuses et à la diversité. Je ne pense pas que les chrétiens aient apprécié la perspective politique du Hamas.

Y a-t-il eu des lois ou des pratiques du Hamas qui établissaient une distinction entre musulmans et chrétiens et une forme particulière de racisme à l'encontre des chrétiens sous le gouvernement du Hamas ? Et quid de la Cisjordanie où vous avez vécu ?

En Cisjordanie, je pense qu'il y a une idée assez claire de ce qu'est le nationalisme palestinien au-delà de la religion ou de votre origine ethnique ou autre.

En ce qui concerne le Hamas, je ne pense pas que les chrétiens soient nécessairement visés par le Hamas. Nous n'avons pas été visés. C'est même le contraire. Nous étions protégés par les forces du Hamas. Mais il y a eu une aliénation des chrétiens de la société palestinienne, une aliénation de tous ceux qui n'adhèrent pas au point de vue islamiste du Hamas.

Et c'est un problème que l'islam politique rencontre partout, c'est qu'il n'a jamais vraiment abordé la question de l'identité nationale au-delà de l'islam, en particulier dans des pays comme la Jordanie, la Syrie, la Palestine ou l'Égypte, qui comptent un nombre important de chrétiens qui ont joué un rôle déterminant dans la fondation de l'État. Je pense que le Hamas n'a pas non plus répondu à cette question. Il a en quelque sorte confondu l'identité palestinienne et l'identité islamique, ce qui ne laisse aucune place à des personnes comme moi qui sont chrétiennes.

Mais il ne laisse pas non plus de place aux musulmans laïques qui sont culturellement musulmans, mais qui ne croient pas vraiment ou n'adhèrent pas à l'islam politique et à ses programmes. Je pense qu'il en résulte un sentiment d'aliénation pour beaucoup d'entre eux. On peut dire que, dans une certaine mesure, il s'agit d'une politique de discrimination, n'est-ce pas ? Car lorsque vous aliénez quelqu'un, un groupe, vous le considérez comme l'autre au sein même de sa société.

Au cours de cette guerre, nous avons vu le Hamas reprendre des slogans nationalistes séculiers. Par exemple, pour la première fois, le porte-parole du Hamas a déclaré qu'Israël visait tant les mosquées que les églises, etc. Mais je ne pense pas que la théologie politique du Hamas soit en train de changer, il s'agit plutôt d'un message adressé au monde pour gagner plus de solidarité. Oui, il y a une lutte sur ce point.

Que pensez-vous également de cette idée de civilisation judéo-chrétienne souvent mobilisée comme justification du soutien à Israël ?

Cela me semble étrange. Qu'est-ce que cela signifie, la civilisation judéo-chrétienne ? Pour moi, je conçois qu'il y ait un lien dans le sens où le christianisme et le judaïsme sont issus d'une tradition et d'une foi similaires, nous croyons en une Bible similaire, la Torah, et ainsi de suite. Mais lorsque ce langage est utilisé, il l’est pour faire référence à l'Occident et à Israël, et plus particulièrement à la relation d'Israël avec l'Occident.

J'ai dit à quelqu'un qui croit en ces idées, qui m'a interviewé il y a quelques semaines, je pense qu'Israël pratique le paganisme et qu'il s'est tourné vers la tradition pré-biblique des sacrifices humains. Si vous voulez parler des valeurs judéo-chrétiennes au sens biblique du terme, il n'y a aucune chance que vous puissiez nier le statut de personne dans la mesure où Israël le fait fièrement.

Ce qu'Israël fait aujourd'hui, c'est nier le statut de personne, l'idée qu'il existe une telle chose en tant que personne qui est, de mon point de vue, une invention de la tradition chrétienne. Aujourd'hui, Israël affirme que le statut de personne n'existe pas, tant dans ses paroles que dans ses actes. Lorsqu'ils disent que tous les Palestiniens sont responsables du 7 octobre, ils nient le concept de personne et de responsabilité personnelle. Lorsque vous dites que la punition collective est acceptable, lorsque vous tuez des enfants à Gaza parce que leur grand-père est Ismail Haniyeh, où est la civilisation judéo-chrétienne ?

C'est du paganisme. On peut le voir et je pense que toute personne sincère qui prend sa foi chrétienne ou juive au sérieux ne peut comprendre et accepter que cela soit lié au christianisme ou au judaïsme dans quelque sens que ce soit.

Comment, en tant que Palestiniens chrétiens, en tant que chrétiens palestiniens, pouvez-vous poser un problème à un discours très civilisationnel et à un discours très raciste qui est tenu, non pas par tous, mais par certains courants conservateurs au sein de la chrétienté ?

J'aborde les conservateurs avec beaucoup plus d'empathie que le Palestinien de gauche moyen ou les activistes de gauche en général, parce que je crois vraiment que le racisme provient d'une forme d’ignorance. Je pense qu'il s'agit d'une ignorance théologique, mais aussi d'une ignorance politique et historique.

Théologique, parce qu'il y a une confusion entre l’État d’Israël, le peuple juif et la Bible. Je pense que la théologie moderne, plus récente que le sionisme chrétien, a commencé à montrer que cette vieille interprétation de John Darby sur les dispensations s'est avérée erronée. Et je commence à voir que la nouvelle génération de pasteurs en Amérique ne pense pas à Israël de la même manière. Cela ne veut pas dire qu'ils sont devenus pro-palestiniens, mais cela veut dire qu'ils adhèrent plus au sionisme chrétien. Voilà pour ce qui est du niveau théologique.

Au niveau de l'ignorance, ils ne sont même pas conscients du fait que les Israéliens ne ressemblent pas aux habitants du Texas ou de l'Arkansas. Ils ne sont pas aussi blancs qu'ils le pensent. Par conséquent, leur hypothèse selon laquelle les Israéliens venus d'Europe et la blancheur se recoupent en quelque sorte et donnent naissance à certaines idées proprement raciales, qui en plus d’être dangereuses, sont également fausses.

Et ils ignorent notre existence, celle des chrétiens palestiniens. Et, en tant que chrétiens, l'une des croyances fondamentales des chrétiens est que l'Église, c'est-à-dire ceux qui croient au Christ, est le peuple de Dieu, n'est-ce pas ? Mais comment se fait-il que vous me disiez que le peuple de Dieu, l'autre peuple de Dieu, c'est-à-dire Israël, est venu en 48 pour réaliser son propre plan théologique, qui consistait à nettoyer ethniquement les chrétiens ? C'est ce qui s'est passé. De nombreux villages chrétiens ont été nettoyés ethniquement.

Je pense que lorsque vous leur dites cela, ils sont choqués. Au début, ils le nient. Puis, lorsqu'ils l'apprennent par eux-mêmes, cela soulève une question théologique très profonde qu'ils ne savent plus traiter. Alors, soit leur théologie est erronée, soit la nature même de Dieu est différente de ce qu'ils pensaient. Et je pense que c'est ce qui s'est passé. Et je peux vous dire que les choses changent lentement mais sûrement dans le monde conservateur.

Je pense que les élites s'en tiennent fermement au point de vue sioniste chrétien mais la jeune génération, même parmi les conservateurs, n'adhère plus à ce discours sans le remettre en question. Et c'est une chose positive.

Comment expliquez-vous le manque de solidarité à l'égard des chrétiens palestiniens et des chrétiens d'Israël par rapport aux autres chrétiens d'Orient ?

Pour commencer avec les chrétiens d'Israël, ils sont à 90 %, voire plus, des Palestiniens. Mes cousins sont des chrétiens d'Israël et ils sont semblables aux musulmans d'Israël, ils soutiennent la Palestine et sont à nos côtés, mais ils ne peuvent pas parler. Il y a environ, je crois, 15 000 juifs dits messianiques, ces juifs qui se sont convertis au christianisme, mais ils ne sont pas très nombreux, et ils ont tendance à être sionistes parce que c'est la seule façon pour eux d'être acceptés. Ce sont des juifs, ethniquement parlant.

Je pense donc qu'il existe une forte solidarité en Israël de la part des chrétiens et une très, très, très petite minorité d'Arabes chrétiens qui s'engagent dans les forces de défense israéliennes ou autres. C'est encore moins que le nombre de musulmans qui le font.

En Occident, je veux dire que l'on en revient à la même idée. En réalité, les chrétiens palestiniens ne sont pas suffisamment connus en Occident. Notre existence n’est tout simplement pas connue. Et la deuxième chose, c'est qu'on en revient au racisme. Je pense qu'ils considèrent que cela fait partie d'une sorte de choc des civilisations contre l'Islam, et qu'Israël représente en quelque sorte l'Occident dans ce jeu, et qu'ils vont se ranger du côté d'Israël contre nous. Le plus drôle, évidemment, c'est qu'ils ne savent pas de quoi ils parlent. Si vous les poussez vraiment, même leurs élites, si vous les poussez assez fort, vous obtiendrez d'eux, de manière assez étonnante, un peu de colère.

Comment expliquez-vous qu'aucun État ne soutienne plus la cause palestinienne, en dehors des opinions publiques qui manifestent manifestement une grande solidarité ?

Je pense que les Israéliens savent ce qu'ils font et qu'ils travaillent dur depuis des années pour construire une cause forte, pour construire des médias forts, une machine de propagande qui criminalise et couvre de honte les Palestiniens.
Je ne pense pas que l'attaque du Hamas le 7 octobre et les images que l'ensemble du monde occidental a vues aient aidé. L'impression qui en est ressorti que si vous vous rangez du côté du peuple palestinien que vous vous rangez du côté du viol et du meurtre d'enfants.

La comparaison entre le 7 octobre et l'Holocauste aurait dû être, dans mon esprit, même d'un point de vue juif, un blasphème absolu. Mais c'est le discours d’État en Israël. Je pense donc qu'il y a tout cela. En ce qui concerne le monde arabe, je pense qu'il a un intérêt pour Israël. C'est très clair. C'est le cas des Marocains, des Égyptiens, des Jordaniens et d'autres encore. De plus, pour eux, le Hamas est un problème, comme sont ces actes. Il est à l'origine de l'instabilité de la région.

Et tous ces régimes non démocratiques ont besoin d'un certain niveau de stabilité dans la région pour survivre. Et le fait que l'Iran soit le seul à soutenir le Hamas rend tous les Arabes méfiants à l'égard du Hamas. Cela nous met malheureusement dans une impasse. Mais je ne dirais pas que les Arabes aient complètement oublié la Palestine, non. Ils ont essayé de prendre position autant qu'ils le pouvaient.

Quel est votre sentiment sur la société palestinienne dans son ensemble, à Gaza, en Cisjordanie, en Israël, face au génocide, à ce qui s'est passé à Gaza depuis le mois d'octobre ?

Je pense qu'il y a un sentiment de profond désespoir et de douleur, c'est certain, face à ce qui se passe. Mais ce qui me semble le plus intéressant, c'est de voir à quel point le peuple palestinien est devenu pacifique. Pensez au stéréotype occidental selon lequel nous sommes des sauvages ou des primitifs qui se nourrissent de sang ou d'autres choses. Il est évidemment inutile de dire qu'il s'agit de représentations racistes, mais il est est frappant de constater que la population de Cisjordanie ne s'est pas soulevée pour Gaza. Nous n'avons même pas vu de manifestation significatives en Cisjordanie contre le génocide à Gaza. D'une certaine manière, il s'agit d'une disciplinarisation qui dure depuis des années.

Il est évident qu'il y a une énorme répression depuis le 7 octobre. Des milliers de personnes ont été arrêtées par Israël. Mais je ne pense pas qu'il s'agisse uniquement de répression. Ce système d'apartheid a imposé aux Palestiniens une pacification et une fragmentation profondes. Si vous regardez même la géographie, tout dans la façon dont ils ont fragmenté la société palestinienne est un moyen d'empêcher l'action collective de protestation pacifique. Il ne reste alors que les actions violentes. Mais même les actions violentes en Cisjordanie ne répercutent pas du tout la magnitude de ce que se passe à Gaza, c'est-à-dire un génocide.

Les Palestiniens d'Israël ont été mis au pied du mur, car leur identité est également compliquée. Nous ne pouvons pas nier qu'au cours des 75 dernières années, les citoyens palestiniens d'Israël ont construit une partie de leur identité sur l’appartenance à la société israélienne. Non pas qu'ils soient devenus des Israéliens à part entière, mais ils ont la citoyenneté, des amitiés et des liens. Ils savent qu'ils vivent toujours comme des citoyens de seconde zone, mais ils ont ces liens. Et lorsque le 7 octobre s'est produit et qu'ils ont dû constater que certains de leurs amis avaient été massacrés, je pense que cela a été très choquant pour les Palestiniens à l'intérieur d'Israël.

Au début, cela les a rendus relativement silencieux. Mais à côté de cela, la répression, si vous dites quoi que ce soit à l'intérieur d'Israël en tant que Palestinien, vous disparaissez. Mais nous commençons à voir qu'au fur et à mesure que le temps passe, les enquêtes montrent qu'ils reviennent à leurs opinions critiques, évidemment, mais qu'ils ne sont pas capables de s'exprimer.

Je ne sais pas comment le dire, mais ce qui caractérise le plus le statut des Palestiniens aujourd'hui, c'est notre fragmentation. Je crains que le mouvement national palestinien ne soit en train de mourir à petit feu. Et c'est quelque chose qui me fait peur. Il faut être honnête : oui, le mouvement de solidarité avec les Palestiniens est bien vivant et se développe comme jamais auparavant. Mais le mouvement national du peuple palestinien est aujourd'hui plus faible et plus fragmenté que jamais.

À propos de cette question, de cette fragmentation, y a-t-il un lien avec la question des migrations et de l'exil ? Y a-t-il un lien avec cela ou pas nécessairement ?

Cela y contribue. Mais je pense que le plus important est que nous sommes extrêmement polarisés entre le Hamas et le Fatah depuis si longtemps. Et chacun des partis poursuit ses propres intérêts.

Je vais vous donner un exemple. Nous avons le droit de poser la question : pourquoi le Hamas a-t-il déclenché cette guerre, quel était son objectif ? Il faut se poser la question, et maintenant à Gaza les gens commencent à se poser la question, après au moins 40 000 personnes qui ont été tuées à Gaza dans cette guerre, tous ce monde qui a été massacré. Nous avons le droit de poser la question : pourquoi le Hamas a-t-il déclenché cette guerre, quel était son objectif ?

Nous sommes tous d'accord pour dire que la résistance armée, tant qu'elle est menée correctement, c’est-à-dire en respectant les conventions internationales et les règles de la guerre, est un droit légitime. Il n'y a aucun doute à ce sujet. Je soutiens la résistance armée si elle ne vise pas les civils, si elle respecte le droit international. Mais la question se pose est de savoir ce que nous essayons d'obtenir à travers la résistance armée. Peut-être que le Hamas avait des objectifs précis, mais quand on voit le genre d'accords qu'ils parlent de mettre en œuvre à Gaza aujourd'hui, on se rend compte que non seulement nous n'avons rien obtenu, mais qu'en fait nous reculons. Mais dans la culture politique palestinienne d'aujourd'hui, ceux qui soutiennent le Hamas vous disent que vous ne pouvez pas remettre ses actions en question. Vous ne pouvez même pas en parler. Nous devrions nous taire.

L'Autorité palestinienne, quant à elle, collabore étroitement avec Israël depuis 20 ans en matière de sécurité. Elle arrête des gens et les remet à Israël. Et Israël dénigre l'Autorité palestinienne tous les jours, violant leur souveraineté. Ils n'autorisent pas l'utilisation de l'argent des impôts, etc. Et nous n'avons même pas le droit de nous demander pourquoi l'Autorité palestinienne agit de la sorte.

Il s'agit donc d'une situation très divisée. Et quand on voit le Hamas, prêt à avoir un gouvernement alternatif à Gaza aujourd'hui, selon le Washington Post, le Hamas a en quelque sorte accepté d'avoir un semi-gouvernement lié à l'AP, mais pas vraiment à l'Autorité palestinienne, pour gouverner Gaza en échange d'un cessez-le-feu, c'est assez choquant. C'est assez choquant pour moi, car cela ne fait qu'aggraver la fragmentation des Palestiniens.

Le Likoud et Netanyahou ont ainsi réalisé leur rêve de séparer complètement Gaza et la Cisjordanie. Et cela a profondément fait reculer le mouvement national palestinien. Mais la question est de savoir pourquoi tous ces acteurs agissent de la sorte. La réponse est simple. Ils poursuivent les intérêts de leur propre parti. Le Hamas ne négocie pas pour les Palestiniens de Gaza, ils négocient pour la survie du Hamas. L'Autorité palestinienne et la Cisjordanie ont également perdu leur légitimité et ne négocient que pour leur survie. C'est ce qui est désespérant.

Auriez-vous la même analyse de toutes les factions politiques de la scène palestinienne, même celles qui sont, disons, mineures ?

Je ne pense pas qu'ils soient significatifs. Ils sont morts il y a longtemps. Je veux dire, combien représente le FPLP en Palestine, environ deux ou trois pour cent, n'est-ce pas ? Les deux acteurs que nous avons aujourd'hui, ceux qui ont vraiment une mission de construction de l'État, qui ont la capacité de mobiliser, d'institutionnaliser, c'est le Fatah et le Hamas. Nous devons être honnêtes avec nous-mêmes, n'est-ce pas ? Et ils poursuivent tous deux leurs propres intérêts. C'est la triste réalité.

Mais pourquoi pensez-vous alors que le Hamas a fait ce qu'il a fait le 7 octobre ?

Je pense que le Hamas s'attendait à deux scénarios.

A, ils s'attendaient à une révolution en Cisjordanie, et à ce que cette révolution conduise au remplacement de l'Autorité palestinienne une fois pour toutes, ce qui a toujours été l'objectif du Hamas. Même avant la création du Hamas, les islamistes, ou les Frères musulmans de Gaza, ont réellement construit toute cette affaire du Hamas comme contrepoids de l'OLP, plus que d'Israël, parce que de leur point de vue, ils avaient peur d'une sorte de modèle algérien de répression envers les islamistes.

Dans leur projet de construction d'un État, la première chose à faire est donc de prendre les choses en main. Ils croient vraiment en eux-mêmes et pensent qu'ils sont les plus aptes à négocier avec Israël. C'est ce qu'ils ont voulu faire le 7 octobre, et ils ont été choqués par l'échec, parce qu'à ce moment-là, l'occasion semblait parfaite, même en termes de légitimité pour l'Autorité palestinienne, qui était très faible. Ben Gvir et Smotrich violaient la souveraineté de l’AP jour et nuit. Il est donc possible qu'ils aient pensé, dans leurs réflexions et leurs calculs, que cela entraînerait l'effondrement de l'Autorité palestinienne. De toute évidence, ils ne pensaient pas que la réponse d'Israël serait aussi sévère. Ils pensaient qu'avec un tel nombre de soldats en otage, Israël négocierait rapidement. Je ne pense pas qu'ils aient compris la nature du gouvernement israélien. C'est un premier scénario.

Le deuxième scénario que nous pouvons également déduire des différents entretiens, en particulier avec les chefs militaires, Mohammad Daif par exemple, ainsi qu'avec le Hezbollah, est qu'ils étaient vraiment convaincus que ce que l'on appelle Wahdat al-Sahat, l'unité des places, essentiellement les mandataires iraniens, viendraient les aider. Je pense que beaucoup pensaient que le Hezbollah et les Houthis allaient s'impliquer pleinement. Ils sont impliqués en ce moment, mais ils ne le sont pas complètement. Je pense que le Hamas comptait sur le fait que lorsque les choses deviendront vraiment folles au nord et au sud, Israël accepterait de négocier avec le Hamas au sujet des otages, etc. Dans le même temps, cela entraînerait un effondrement en Cisjordanie, où le Hamas pourrait combler le vide. Voilà donc mes scénarios.

Aujourd'hui, le Hamas a vu que les choses allaient dans une autre direction. Et je pense que depuis le deuxième mois, en novembre, ils étaient en état de choc face à ce qui se passait. Et à présent, ils commencent à réaliser ce qui se passe.

C'est pourquoi ils acceptent pour l'instant qu'un gouvernement qui ne soit ni l'Autorité palestinienne ni le Hamas contrôle Gaza et se coordonne avec eux, car je pense que, de leur point de vue, ils font le calcul qu'ils pourront renverser ce gouvernement à un moment donné et revenir à la normale. Mais la seule chose à laquelle ils sont toujours opposés, c'est le contrôle total de Gaza par l'Autorité palestinienne. Israël partage cet objectif et, d'une certaine manière, les Israéliens et le Hamas sont des partenaires parfaits pour empêcher l'unité du peuple palestinien.

Il ne s'agit pas de dire que l'AP est le gouvernement compétent qui devrait s'entendre. Je ne dis pas cela. Mais je pense qu'un gouvernement unifié entre la Cisjordanie et Gaza aurait pu être le seul résultat positif de cette guerre. Malheureusement, il semble très clair aujourd'hui que même cela n'arrivera pas. De mon point de vue, rien de la guerre de Gaza ne restera dans les mémoires palestiniennes comme un accomplissement positif, même si certains Palestiniens aujourd’hui en parlent comme d’une victoire.

J'ai lu quelque part que le gouvernement Netanyahou avait également l'idée de donner Gaza, à des clans familiaux. Peut-être pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet.

Pendant longtemps, les Israéliens ont tourné autour de cette idée. L'idée du contrôle de Gaza par les tribus ou les clans n'est pas nouvelle. Depuis Begin dans les années 80, les gouvernements israéliens n’ont eu de cesse de lancer cette idée qui consiste à dire que Rawabat al-Qura, les ligues de village, qui étaient essentiellement un groupe de chefs traditionnels, de cheikhs, d'imams, et cetera, géreraient les affaires des Palestiniens. Ils ont été surpris de constater qu'ils n'avaient aucune légitimité.

Cela s'est mal terminé. Les Palestiniens ont fini par isoler complètement ces individus. Les Israéliens ont essayé de répéter récemment la même chose à Gaza. Mais ils ont échoué parce que le Hamas et les autres groupes les ont attaqué et ont tué un certain nombre d'entre eux.

Il est intéressant de noter que le type de tribus ou de clans avec lesquels Israël a essayé de travailler sont ceux qui ont un passé de contrebande d'armes et de drogues, mais aussi l'un de ces clans a un passé de connexion avec ISIS et les salafistes djihadistes. Ce clan Dogmosh est associé à ISIS et aux salafistes djihadistes. En 2015, le chef du clan, Motaz Dogmosh, a prêté allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi d'ISIS.

Pourtant, Israël a considéré ces personnes comme la meilleure option pour diriger Gaza. Toutefois, la population n'a manifestement pas accepté leur légitimité à Gaza, car ce sont des voyous. Et je pense qu'Israël a maintenant bien retenu la leçon que cela ne marcherait pas. Et c'est quelque chose que leurs propres services de renseignement militaire ont dit pendant des mois au gouvernement israélien, que cela ne marcherait pas.

À l’heure d’un effondrement complet de l'administration civile à Gaza depuis le mois d'octobre, comment les habitants de Gaza empêchent-ils, comme vous le dites, les voyous, les mafias ou ce genre de choses de se produire ?

Les gens essaient de se défendre par eux-mêmes. Il y a beaucoup d'armes à Gaza en ce moment. Le Hamas a créé de petits groupes. Ils ne font pas office de police, mais ils ont des armes, ils ont des masques.

Il n’y a pas de système pénitentiaire à Gaza, mais ces groupes de protection vont, par exemple, attraper quelqu'un qui est encore en vie, et, d'une manière que je trouve barbare, commencer à l’afficher au milieu de la rue alors qu'il est torse nu, écrire des insultes sur son corps, lui faire honte socialement, le jeter sur le sol ou quelque chose comme ça. Ils utilisaient également une autre méthode consistant à amener en place publique les personnes ayant commis des crimes ou des actes graves, à les attacher et à leur tirer une balle dans la jambe. C'est une pratique que le Hamas utilise depuis 2007 contre les dissidents politiques.

Mais cette fois-ci, c'est la première fois que l'on s'attaque aux voleurs, aux criminels, etc. C'est donc ce type d'ordre social que le Hamas tente de rétablir. Mais c'est un défi et ça n’a pas encore tout à fait marché.

Je ne sais pas si la question est judicieuse, mais nous avons parlé de ce que vous pensez être l'objectif du Hamas avec le 7 octobre. Et maintenant, selon vous quel est l'objectif du gouvernement israélien ? Est-ce la destruction complète, une nouvelle Nakba, ou un nouvel ordre politique ?

Je pense que les Israéliens voulaient vraiment une nouvelle Nakba au début. Ils voulaient procéder à un nettoyage ethnique complet de Gaza. Pour eux, chaque guerre est une opportunité, en particulier pour ce type d'extrémistes de droite au sein du gouvernement. Parce que chaque guerre offre la même opportunité que 48 leur a offerte, à savoir se débarrasser du plus grand nombre possible de Palestiniens.

Au cœur même du projet sioniste se trouve l'idée d'un maximum de terres avec le moins de Palestiniens ou d'Arabes possible, comme ils le disent. Pour eux, la guerre a été l'occasion parfaite de nettoyer ethniquement Gaza. La vérité, c'est qu'ils ont été choqués par le refus égyptien d'ouvrir la frontière.

Ils pensaient pouvoir forcer l'Égypte à le faire ou l'acheter par l'intermédiaire du FMI et d'autres moyens. Et ils ont été choqués de constater que les Égyptiens étaient plutôt résistants à cet égard. Après cela, ils se sont dit que nous ne pouvions rien y faire et que nous ne pouvions pas nous débarrasser des Palestiniens de Gaza.

Et je pense qu'ils sont passés à la deuxième phase, qui consiste évidemment à essayer de limiter le pouvoir du Hamas autant que possible. Mais je ne pense pas, de mon point de vue, que Netanyahu soit intéressé au fait de se débarrasser du Hamas. Il a besoin d'eux pour continuer à jouer son jeu politique. Il a juste besoin qu'ils soient faibles et qu'ils ne lui posent aucun défi.

Le gouvernement israélien veut dévaster Gaza. Je veux dire que même si la guerre s'arrête demain, pendant les cinq prochaines années, les Palestiniens quitteront Gaza par centaines de milliers. Parce que la guerre israélienne est dévastatrice. Il n'y a plus d'écoles, plus d'universités, plus de soins médicaux. Il n'y a plus d'infrastructures, plus d'électricité, plus d'eau.

Ainsi, si vous détruisez la société entière, vous créez les conditions nécessaires à l'émigration. Demain, si la frontière de Gaza est ouverte et que la guerre est terminée, je pense que des centaines de milliers de personnes partiront. De la même manière, au cours des dix dernières années, malgré le siège, beaucoup de gens sont partis. Plus de 600 000 personnes sont parties. On ne le sent pas parce que Gaza a l'un des taux de fécondité les plus élevés au monde. Il y a donc toujours de nouveaux enfants, et ils augmentent, sans que l'on s'en aperçoive que de nombreuses personnes partent.

Mais le fait est qu'il y a beaucoup de gens qui partent. Je veux dire, regardez des endroits comme la Grèce, qui compte des milliers de Palestiniens de Gaza. Ou encore la Belgique, qui compte aussi un grand nombre de personnes originaires de Gaza. C'est donc une trajectoire désespérnte.

Les Palestiniens de Gaza ont-ils la possibilité de s'installer en Cisjordanie ? Est-ce possible d'une manière ou d'une autre ?

Non, c'est impossible. J'ai vécu en Cisjordanie pendant 10 ans. J'ai quitté Gaza en 2010 et j'ai vécu à Ramallah pendant 11 ans. Pendant 11 ans, j'ai été considéré comme un clandestin par l'armée israélienne. Et lorsque la guerre a éclaté, ils ont commencé à arrêter des gens et à les placer dans ce que je considère comme des camps de concentration, même si c'est en Cisjordanie.

Même si vous parvenez à vous rendre en Cisjordanie actuellement, et c'est un miracle, il y a très peu de chances que vous obteniez le permis pour une semaine et que vous restiez ensuite dans l'illégalité. C'est impossible.

On aurait pu penser que la communauté internationale aurait fait pression depuis le premier jour de la guerre pour que l'on se débarrasse du Hamas et que l'on ouvre une voie sûre vers la Cisjordanie, qui fait partie de notre propre pays, selon le droit international. Mais personne n'a osé en parler, comme si le monde se soumettait à la volonté d'Israël que la Cisjordanie fasse partie d'Israël. La vérité, c'est que le monde est en quelque sorte d'accord avec cela.

Personne ne parle de la Cisjordanie comme si elle faisait partie du même territoire national. Si c'était le cas, le premier jour, ils diraient : "D'accord, déplacez les Palestiniens dans des camps de réfugiés en Cisjordanie, et cela garantira qu'Israël les renvoie à Gaza, parce qu'ils ne sont pas intéressés par une augmentation de la démographie en Cisjordanie. Mais personne n'en a parlé. ersonne n'a osé le faire, ce qui montre la soumission, évidemment, surtout des Américains, au régime israélien.

Je pense que la liberté de circulation est un droit de l'homme, qui devrait exister en permanence. Similairement, personne ne devrait être forcé de partir, où que ce soit. Mais la principale demande du peuple palestinien, je pense que la lutte à Gaza est liée à l'ensemble de la lutte de la Palestine. À moins que l'occupation ne prenne fin et ne soit résolue, il y aura un autre Gaza. Si ce n'est pas à Gaza, cela pourrait se produire en Cisjordanie, etc.

La cause profonde du problème est l'occupation israélienne. Je soutiens évidemment le cessez-le-feu et tout cela, mais j'ai été contrarié par le fait que, depuis le premier jour, toute l'attention ait été portée sur le cessez-le-feu, alors que je pense qu'il aurait fallu se battre contre l'occupation depuis le premier jour. Et je pense que nous aurions dû nous mobiliser, non pas au nom du cessez-le-feu, mais au nom de la lutte contre l’occupation.

Je pense que les deux parties intéressées par un cessez-le-feu sans accord, alors que tout le monde souhaite un cessez-le-feu, sont la gauche israélienne, qui n'est pas vraiment de gauche. Ils veulent juste un cessez-le-feu pour revenir au statu quo et vivre en paix entre eux. Et le Hamas, qui veut simplement survivre à Gaza et rester le parti au pouvoir.

Je voudrais vous poser la question de la gauche israélienne, pensez-vous que l'on puisse y trouver des alliés après le tournant du 7 octobre ?

Tout d'abord, je ne pense pas que le 7 octobre soit un tournant. La société israélienne montre des tendances fascistes depuis des années. Elle s'est montrée très cohérente lors des élections. Les opinions n'ont pratiquement pas changé depuis le 7 octobre. Je pense à ce que l'on appelle la gauche est extrêmement minoritaire et est représentée par Yair Lapid, c'est-à-dire un centriste, ou un peu plus à gauche, le travailliste Yair Golan.

Yair Lapid n'est pas favorable à une solution à deux États. Il est favorable à une sorte d'apartheid. Yair Golan est favorable à une solution à deux États. Mais de son point de vue, il s'agit aussi d'une ségrégation, d'une frontière qui n'est pas vraiment celle de 67, d'un rapport de force permanent, d'une démilitarisation de la Palestine, de toutes sortes de conditions qu'il est impossible d'accepter.

Il n'y a donc pas vraiment de gauche en Israël. Il y a peut-être 2 ou 3 % de gauchistes en Israël qui sont incapables de se mobiliser à ce stade. Il s’agit des restes de ce que l'on appelait autrefois le Meretz et d'autres factions politiques du même type. Mais ces gens n'ont même pas réussi à se faire élire. Ils n'ont même pas obtenu un seul siège lors des dernières élections. La situation n'est donc pas très réjouissante.

Cependant, comme nous le savons, l'opinion publique évolue, comme dans n'importe quel autre pays. Peut-être qu’il y aura un mouvement massif en Israël prochainement. Mais je ne pense pas que ce soit possible à l'heure actuelle. Dans ces conditions, il est impossible de voir émerger une gauche israélienne.

Je pense que la seule façon de la voir émerger est de la faire naître de l'intérêt stratégique de la société israélienne. Or Israël n'a aucun intérêt à modifier le statu quo. Parce qu'il en bénéficie vraiment. Je pense que ce n'est que grâce à une énorme pression internationale que des sanctions pourront être prises et que le cours tranquille de la société israélienne sera rendu difficile. Pensez à la façon dont Israël est parvenu à la paix avec l'Égypte. Je n'aime pas vous le dire, mais c'est par la guerre. Ils savaient que l'Égypte pouvait nuire gravement à l'État d'Israël. Et ils ont décidé de faire la paix. C'est donc la triste réalité.
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