Margot Dazey
Enquêter sur des mouvements islamistes

Enjeux conceptuels, méthodologiques et épistémologiques d’une approche centrée sur l’idéologie
Dia al-Azzawi, Visit of al-Kassim, 1968
Ce texte a originellement paru dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerannée.
À propos de : Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, Paris, Odile Jacob, 2023.


Dans ce qu’elle présente à la fois comme un essai et une enquête à caractère scientifique (p. 24-25), l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler entreprend de retracer l’histoire et le fonctionnement de la confrérie des Frères musulmans d’abord en Égypte mais surtout en Europe, en se focalisant sur l’idéologie de ce mouvement politico-religieux. Si plusieurs textes parus ont relevé le rapport de cet ouvrage à son contexte politique, allant jusqu’à parler de l’« affaire Bergeaud-Blackler »[1], cette recension se concentre quant à elle sur le contenu du livre. À partir d’une lecture argumentée des onze chapitres qui le composent et sur la base de mes propres travaux de recherche[2], il s’agit d’en discuter le cadre conceptuel, les résultats et la méthodologie et de réfléchir aux exigences et prérequis d’une approche des mouvements islamistes centrée sur l’idéologie – que ce soit en termes d’histoire intellectuelle et sociale, de connaissance approfondie de la tradition islamique et de dispositif d’enquête.

L’objectif de l’ouvrage est d’offrir « une nouvelle boîte à outils conceptuels, des arguments solides, des descriptions précises du dispositif d’action, des illustrations du langage et des procédés d’endoctrinement de cette espèce particulière d’islamisme qu’est le frérisme en Europe » (p. 331). En dépit de ces fortes ambitions empiriques et théoriques, une lecture serrée révèle la faible scientificité du propos, qui déroge à de nombreux principes conceptuels, méthodologiques et épistémologiques des sciences sociales, et doit s’appréhender moins comme un texte scientifique que comme un réquisitoire politique.

À la recherche d’une essence frériste

La démarche générale de Florence Bergeaud-Blackler consiste à circonscrire une possible essence frériste qui résiderait non pas en « une école théologique ou juridique » mais en « un système d’action » (p. 24). Précisons d’emblée que « le frérisme », comme substantif, ne constitue pas une catégorie de la pratique, issue de l’expérience sociale, puisque les acteurs n’emploient pas ce vocable pour rendre compte de leurs activités. C’est la chercheuse qui construit cette catégorie d’analyse pour mettre l’accent sur l’idéologie des mouvements liés aux Frères musulmans (via le suffixe -isme) et leur homogénéité (via l’article singulier) – « le frérisme » étant comparable selon elle aux « grands systèmes totalitaires » que sont le communisme et le fascisme (p. 24-25).

En considérant l’idéologie comme le cœur explicatif du phénomène islamiste, l’ouvrage s’inscrit dans la filiation des travaux de Gilles Kepel qui en signe la préface. Pour l’autrice, « le frérisme peut ainsi être défini comme un système d’action, doté indissociablement d’une vision du monde, d’une identité collective, d’un plan » (p. 75) – dont la finalité serait « de mettre en marche le mouvement islamique qui devra accomplir la prophétie califale, c’est-à-dire l’instauration de la seule société humaine possible, la société islamique » (p. 42). Voici énoncée la thèse de l’ouvrage : il faut comprendre le « frérisme » comme le « VIP de l’islamisme », l’acronyme signifiant ici « Vision, Identité, Plan » (p. 42) – triptyque conceptuel que nous déplions ci-dessous en commençant par le plan (sur lequel l’autrice insiste particulièrement) avant d’aborder la vision et l’identité.

Le « plan » frériste : des biais intentionnalistes et d’attribution hostile

Selon Florence Bergeaud-Blackler, le « frérisme » se caractérise par un « plan » despotique et guerrier : ce mouvement est gouverné par « une volonté programmée de détruire » (p. 24) et de « faire plier les démocraties » occidentales (p. 179), « sa guerre ne vis[ant] pas la destruction du monde […], mais sa subversion » (p. 153). Pour étayer ces affirmations, l’autrice retrace l’histoire de différents courants liés aux Frères musulmans : la naissance de la confrérie en Égypte à la fin des années 1920, ses liens avec le mouvement pakistanais de la Jamaat-e-Islami, son internationalisation dans des pays où l’islam est minoritaire et son institutionnalisation progressive en Europe. Pour l’autrice, cette histoire souligne en quoi « le mouvement frériste du XXIe siècle est un système d’action qui avance par plans et déclarations » et « vise une accoutumance progressive du monde à la charia pour, à terme, (re)trouver le tawḥīd califal » (p. 171).

Deux biais fragilisent une telle analyse, par ailleurs ponctuée d’erreurs factuelles[3].

En premier lieu, un biais intentionnaliste caractérise les interprétations qui sont données des actions des Frères musulmans. Ce biais consiste à se concentrer sur des modes d’action instrumentaux et volontaires, au détriment de processus aléatoires et arbitraires. Prenons l’exemple de la création d’organisations islamiques en Europe, qui est décrite comme suit :

"Le passage de l’exil à la minorité s’est traduit par une implantation méthodique, dès les années 1960, des organisations islamiques en Europe occidentale, aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande. […] Cette implantation ne doit rien au hasard, elle a été souhaitée et coordonnée selon un plan précis et relativement souple pour s’adapter à chaque contexte national." (p. 90)

Ce récit déterministe est contredit par plusieurs recherches menées sur cette question (Amghar 2008, Dazey 2021). La sociologue Brigitte Maréchal (2009) a ainsi montré, par le biais d’entretiens approfondis, en quoi la création d’organisations liées aux Frères musulmans dans les pays européens est le fruit de trajectoires individuelles diversifiées. Ces trajectoires sont d’abord celles d’une majorité d’étudiants pieux originaires du Maghreb, n’entretenant pas de lien avec les mouvements islamistes dans leurs pays d’origine et décidant de rester en Europe pour des opportunités de travail ou des projets familiaux. Ces étudiants sont rejoints par une minorité d’intellectuels et de militants islamistes d’ascendance tunisienne, syrienne, égyptienne et irakienne fuyant la répression politique dans leur pays d’origine, ainsi que par certains fidèles nés et socialisés en Europe. Ces trajectoires soulignent le hasard des rencontres, les contingences des politiques migratoires ainsi que les hésitations d’individus qui n’avaient pas pour plan de « conquérir » l’Europe – cette « implantation n’[étant] pas le fruit d’une volonté ou d’une décision concertée des mouvements nationaux et/ou de la structure internationale [des Frères musulmans] » (Maréchal 2009, p. 49-50) contrairement à ce qu’affirme Florence Bergeaud-Blackler.

Ce type de rationalité intentionnaliste, qui rompt avec les apports de la sociologie des mouvements sociaux et son attention portée aux logiques contingentes et contextuelles (Cefaï 2007), se retrouve à de nombreux endroits de l’ouvrage : le déploiement « programmé » des Frères sur le territoire européen (p. 93), l’implantation « planifiée » de l’Union des organisations islamiques en France (p. 96), la formation elle aussi programmée d’une « opinion publique musulmane » dans les pays occidentaux (p. 108), la « tentative systématique et planifiée de réappropriation des sciences par l’islam » (p. 155), etc. À ces différents endroits, le postulat d’une intentionnalité instrumentale prime sur la complexité du réel.

Ce biais intentionnaliste se conjugue à un second biais : celui d’attribution hostile, à savoir la propension à expliquer des situations par des motivations adverses ou cyniques. En postulant, d’un côté, un plan maximaliste « d’accomplir la prophétie califale » (p. 28) dans le monde et, de l’autre, un plan qui serait tenu secret et « révélé uniquement aux initiés » (p. 211), l’intrigue nouée par l’autrice consiste dès lors à exposer les « arcanes cachés » (p. 292) du projet frériste et à en décrypter les « traces ou rouages visibles » (p. 331). L’analyse du plan des Frères musulmans passe ainsi par la mise en lumière de leur projet de subversion, censé être dissimulé dans des actions et des discours en apparence anodins voire bénéfiques mais en réalité nocifs. Prenons l’exemple de la description du FEMYSO (Forum of European Muslim Youth and Student Organisations), une coordination d’organisations de jeunesse fondée en 1996 que Florence Bergeaud-Blackler présente comme la « branche jeune » des Frères musulmans en Europe :

"L’organisation compte aujourd’hui trente-sept associations membres réparties dans une vingtaine de pays pour ‘encourager le développement d’une identité musulmane européenne’ ‘en soulignant leur responsabilité sociale et leur contribution à l’Europe’, ‘mettre en place des programmes de gestion et de leadership pour améliorer les compétences et les potentialités des jeunes’ et ainsi faire advenir une élite musulmane européenne. Pour cela, le Femyso incite les jeunes à participer massivement à la vie politique de l’Union européenne, ce qui est perçu, à tort, par les institutions de l’Union comme une voie vers un engagement démocratique des jeunes musulmans européens. Il s’agit plutôt d’un engagement communautaire pour le déploiement d’une société charia-compatible dont la destinée à moyen ou à long terme est la théocratie." (p. 140, je souligne)

L’autrice oppose ici deux interprétations d’un même fait, à savoir que le FEMYSO met l’accent sur l’engagement citoyen des jeunes musulmans en Europe. Alors que les travaux d’Adela Taleb ont montré que l’orientation citoyenniste de l’activisme du FEMYSO était profonde et ancienne, l’autrice choisit de mettre en doute les propos des acteurs (qui disent agir pour des démocraties plus inclusives) et de leur attribuer une motivation hostile (instaurer une théocratie en Europe). À travers ce geste de dévoilement, il s’agit pour Florence Bergeaud-Blackler de révéler la vérité cachée de leurs agissements qu’elle oppose à la vérité visible énoncée par les institutions européennes – ou pour reprendre la terminologie du sociologue Luc Boltanski (2012), de démasquer la « réalité réelle », menaçante et cachée sous la « réalité de surface ». Incidemment, un tel geste est énoncé à partir d’une phraséologie répétitive au long de l’ouvrage : une première assertion décrit des faits sociaux qui sont réduits à des « apparences » trompeuses puis l’intrigue se dénoue dans la phrase suivante, initiée par l’expression « en réalité », qui vient rompre le voile de l’illusion[4].

La « vision » frériste : des postulats essentialistes et réductionnistes

Le deuxième pilier du triptyque conceptuel proposé par l’ouvrage porte sur la « vision » du « frérisme ». Il s’agit pour l’autrice de retracer « les origines idéologiques du frérisme » (p. 24) et de proposer une synthèse de cette pensée « systémique » et « suprémaciste ». Pour ce faire, Florence Bergeaud-Blackler analyse un certain nombre de textes : à la fois les œuvres de figures fondatrices ou référentielles, telles Hassan al-Banna, Sayyid Qutb et Yusuf al-Qaradawi, mais aussi des textes moins centraux tels que des documents confidentiels ou des rapports publics produits par des institutions présentées comme liées aux Frères musulmans. Cet ensemble documentaire offre un vaste panorama d’idées et discours produits sur près d’un siècle dans différents contextes (Égypte, Pakistan, États-Unis, France, etc.), même si l’analyse qui en est proposée pêche par essentialisme et réductionnisme.

Le biais essentialiste consiste à figer en une substance invariable et homogène des phénomènes sociaux variés. Le caractère essentialiste du propos se traduit ici par un déni d’historicité de la « vision » frériste. Selon Florence Bergeaud-Blackler, les objectifs politiques et idéologiques des Frères musulmans sont restés les mêmes depuis les années 1920 et à travers le monde. Comme elle l’énonce au sujet des membres de l’Union des organisations islamiques de France :

"Leur but n’a pas varié au fil des ans : rassembler le mouvement islamique mondial dans le cadre de plans coordonnés avec la fraternité mondiale par l’élargissement depuis l’islam wasat (l’islam du ‘juste milieu’) aux quatre points cardinaux […]." (p. 206)

Ce postulat d’immobilisme peut surprendre, un acquis des recherches sur les mouvements islamistes étant d’avoir souligné leurs évolutions doctrinales, intellectuelles et idéologiques en fonction des époques et des contextes (Al-Arian 2014, Lacroix 2010, Lauzière 2016). Ces recherches ont également montré les nombreux débats et lignes de clivage qui animent ces mouvements en interne, concernant tant les positionnements doctrinaux que les objectifs politiques des mouvements. À cet égard, la place du califat dans la pensée des mouvements islamistes d’inspiration frériste est très éloignée de celle que postule Florence Bergeaud-Blackler, à savoir leur « fin ultime » (p. 76) et leur « unique destin terrestre » (p. 31). En premier lieu parce que les modalités d’instauration d’un État islamique (via l’option révolutionnaire ou la réforme graduelle de la société) mais aussi sa priorisation ou non dans l’agenda politique font l’objet d’âpres discussions au sein des mouvements islamistes, à commencer par la confrérie égyptienne des Frères musulmans qui semble avoir repoussé cet objectif « aux calendes » (Lacroix à paraître : p. 270 ; voir aussi Lavie 2023). Ensuite parce que le califat fait l’objet de conceptualisations concurrentes de la part des penseurs islamistes, certains mettant l’accent sur la notion de souveraineté populaire pour penser l’actualisation de la souveraineté divine à travers un gouvernement démocratique (March 2019). Enfin parce que cette pensée de l’État est largement secondarisée, quand elle n’est pas délaissée, au sein des mouvements islamistes d’inspiration frériste en Europe, la plupart considérant que cette question n’est pertinente que pour des sociétés à majorité musulmane (Maréchal 2009)[5].

Cette lecture homogénéisante et anhistorique de la « vision » frériste s’accompagne d’approximations et d’inexactitudes dans sa caractérisation. Dire que « le frérisme » est « littéraliste » parce que « le texte fait foi » (p. 336) revient à méconnaître toute une tradition herméneutique revivaliste qui consiste à prôner une approche rationalisante des textes sacrés et une exégèse du Coran et de la Sunna à l’aune du contexte et des « finalités de la charia » (Bowen 2010), loin de tout littéralisme défini comme l’attachement scrupuleux à la lettre des écritures saintes. Cette tradition herméneutique conduit par exemple Tareq Oubrou à réévaluer les notions de contexte (wāqiʿ) et de coutumes locales (‘urf) dans l’élaboration d’avis théologiques et à minimiser l’importance du port du voile comme pratique orthodoxe – un avis qui n’est pas consensuel au sein de l’Union des organisations islamiques de France et qui souligne la pluralité interne du mouvement.

Cette tradition herméneutique conduit également le Conseil européen pour la fatwa et la recherche à autoriser la naturalisation dans des pays d’émigration non musulmans et à justifier le prêt bancaire dans certains cas en Europe, à distance d’une lecture littéraliste de la tradition islamique (Caeiro 2004, 2011). De même, affirmer que « le frérisme » est « légaliste » parce que « l’islam est loi » (p. 336) revient à oblitérer le travail exégétique mené par des intellectuels musulmans s’inscrivant dans une tradition revivaliste en Europe pour faire du respect des lois et des constitutions européennes un impératif islamique (March 2011). Ou encore, affirmer que pour « le frérisme », « tout est interdit, sauf ce qui est permis » (p. 318) équivaut à passer sous silence les appropriations différenciées dont font l’objet les normes religieuses islamiques et en particulier le principe de facilité et d’aisance (al-tashīl wa’l-taysīr) qui caractérise cette école de pensée (Kamali 2015). Un tel principe permet, par exemple, aux fidèles européens de regrouper leurs prières en fin de journée en cas de travail ou d’études, plutôt que de respecter l’horaire habituel. Ces imprécisions dans la caractérisation de la « vision » frériste en Europe, redoublées par le non-référencement des travaux sur cette question, nuisent à l’intelligibilité de ce courant de pensée pluriel et évolutif.

Un autre biais – réductionniste – concerne non pas la caractérisation des idées islamiques, mais leurs conditions de diffusion. L’autrice semble comprendre cette diffusion à partir de deux paradigmes depuis longtemps récusés en histoire sociale des idées et en sociologie de la connaissance : celui de l’endoctrinement et celui la transmission virale. Concernant l’endoctrinement, il s’agit d’un trope ancien sous-tendant l’analyse des mouvements islamistes qui consiste à postuler un processus d’idéologisation systématique et une remise de soi totale des militants à leur organisation, semblable à celle d’une secte religieuse (Vannetzel 2019). Il n’est pas anodin à cet égard que l’autrice mobilise un vocabulaire psychologisant, parlant de « reprogrammation de l’individu » (p. 153) et d’« emprise frériste » (p. 336). Cette facilité intellectuelle conduit à occulter les dynamiques d’adhésion volontaires et conscientisées des acteurs vis-à-vis de propositions idéologiques sur lesquelles ils ont prise – que ces dynamiques d’adhésion soient d’ordre convictionnel, intellectuel et/ou affectif. Cette approche a également le défaut de négliger leurs capacités réflexives, c’est-à-dire leur faculté à rendre compte des raisons qui les amènent à penser à ce qu’ils pensent et à faire ce qu’ils font, et d’éclipser la pluralité de leurs identités sociales (qui ne se limitent pas à leurs socialisations religieuses).
Concernant la transmission virale, l’autrice approfondit la métaphore épidémiologique mobilisée par Gilles Kepel dans la préface de l’ouvrage (p. 11), et présente les idées fréristes comme des « germes » d’un virus infectieux. L’extrait suivant illustre cette réduction des idées islamistes à une pathologie :

"Ils [les Frères musulmans européens] opèrent de deux façons : soit ils infiltrent en plaçant des membres de la confrérie dans un milieu à transformer (s’ils ont des affinités avec le milieu, ce qui est le cas des convertis et des musulmans nés en Europe), soit ils actionnent leur propagande auprès d’une cible déjà en place, qui n’a pas forcément conscience de ce à quoi elle est utilisée.
Dans les deux cas ce ‘noyautage’ sème un germe à l’intérieur d’un individu, d’une famille, d’une institution ou d’une entreprise pour que les idées fréristes puissent se propager en épousant la structure, en colorant le milieu." (p. 68)

Cette théorie de l’inoculation repose sur des prémisses erronées : contrairement à ce que l’autrice laisse entendre, les idées ne sont pas agissantes en elles-mêmes, elles ne demeurent pas stables lorsqu’elles se transmettent d’un individu à un autre et il ne suffit pas d’y être exposé pour y adhérer. Comme l’a souligné l’histoire sociale des idées (Hauchecorne 2012, Gaboriaux et Skornicki 2017), les processus de transmission idéelle sont toujours des processus de transformation : les idées évoluent et la formation de croyances et de représentations du monde se forge via des interactions complexes, liées aux contextes. De ce fait, à l’inverse de ce que la démonstration de Florence Bergeaud-Blackler laisse penser, les textes des penseurs islamistes « classiques », tels Hassan al-Banna, Sayyid Qutb et Yusuf al-Qaradawi, ne sont pas lus et suivis de façon inconditionnelle par les activistes européens contemporains, qui en feraient une consommation passive et acritique.

Prenons l’exemple de L’épître aux enseignements d’Hassan al-Banna, évoqué dans le premier chapitre de l’ouvrage. Ce texte fait l’objet, dans le cas de l’UOIF, d’un travail de contextualisation et de réélaboration de la part de la direction et des membres ordinaires qui est perceptible à la fois dans le programme de formation interne de l’organisation et dans les opinions individuelles qui peuvent en être formulées. Ainsi, certains membres de l’UOIF regrettent le caractère anachronique ou non pertinent pour des réalités européennes de certaines préconisations d’al-Banna (par exemple celle sur la visite des tombeaux des saints soufis, considérée par al-Banna comme illicite), tandis que d’autres s’efforcent de comprendre ce texte à la lumière de son contexte de production, à savoir l’Égypte sous domination britannique des années 1930. En somme, l’étude de la réception et des usages présents – multiples et parfois concurrentiels – des textes canoniques est indispensable pour comprendre la manière dont ils sont réappropriés et discutés, à l’encontre de la thèse réductrice d’un « plan » monolithique et inchangé, transmis passivement de pays en pays et de génération en génération.

L’« identité » frériste : un manque de contextualisation et des jugements dénigrants

Le troisième pilier du triptyque, celui de l’identité collective, est celui qui fait l’objet du moins de développements, puisqu’il s’agit selon l’autrice du volet le mieux documenté dans la littérature. Cette identité permet au mouvement, dans les mots de Florence Bergeaud-Blackler, de préserver « sa cohésion, sa solidarité interne et son adaptabilité » (p. 75) et s’appuie sur divers dispositifs d’« endoctrinement » et d’ « embrigadement ». La force probatoire de cette analyse se trouve affaiblie par deux écarts à la démarche de recherche en sciences sociales : un manque de contextualisation des matériaux présentés et des jugements dénigrants à l’égard des groupes étudiés.

Le manque de contextualisation se donne à voir dans la présentation des mouvements d’inspiration frériste, qui semblent identiques en dépit des époques et des contextes variés dans lesquels ils s’inscrivent. Ainsi, lorsque l’autrice évoque le secret et les relations confraternelles qui sont censées présider aux modes d’engagement fréristes en Europe contemporaine, elle convoque une citation de l’ouvrage d’Olivier Carré et Michel Seurat (1983) qui porte sur l’histoire de la confrérie à une époque différente – entre 1928 et 1982 – et dans des pays différents – en l’occurrence, en Égypte et en Syrie (p. 96). De même, lorsqu’elle discute des modes d’éducation au sein des Frères musulmans, dans une sous-section intitulée « Imprégner l’entourage », on passe dans une même phrase du contexte égyptien au contexte français, comme si ce déplacement était insignifiant pour l’analyse :

‘Je n’ai pas rejoint la Fraternité, j’ai été sélectionné’, écrit un ancien membre de la confrérie cité par Al-Anani, ce que confirme le Franco-Marocain Mohamed Louizi : on ne choisit pas la confrérie, on est choisi par elle. (p. 66)

Une telle approche tend à faire des mouvements islamistes des mouvements « hors-sol » et « hors-temps », comme si le contexte – l’ancrage local des acteurs dans des configurations particulières situées – n’avait pas prise sur les modalités d’engagement. Pourtant, un principe des sciences sociales est justement de replacer les groupes étudiés dans leurs milieux sociaux, à savoir des « contextes limités, relativement singuliers, spatio-temporellement ancrés » (Lahire 1996a, p. 392). En l’occurrence, la confrérie des Frères musulmans des années 2000 en Égypte à laquelle appartenait l’ex-militant cité par le politologue Khalil Al-Anani (2016) est difficilement comparable au Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc et à l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) à laquelle appartenait Mohamed Louizi dans les années 1990 et début 2000. Tandis que la confrérie égyptienne se compte en millions de sympathisants, dans un pays où l’islam est très largement majoritaire et où un candidat Frère musulman a été élu à la présidence de l’État, l’UOIF regroupe – comme l’autrice le note elle-même (p. 208) – à peine un millier de membres, dans un pays où l’islam est minoritaire. Tandis que les membres de la confrérie égyptienne sont investis dans des milliers d’organisations éducatives, médicales, étudiantes, commerciales qui rendent les dynamiques de socialisation à la confrérie autrement plus diffuses (Wickham 2002, Vannetzel 2016), l’UOIF gère une centaine de mosquées et de centres islamiques dispersés sur le territoire français et soutient, de manière indirecte, une dizaine d’établissements privés musulmans et d’instituts d’études supérieures. Ce ne sont donc pas les mêmes lieux, ni les mêmes institutions, ni les mêmes processus d’engagement dont il s’agit – comme le laisse pourtant penser la superposition non contextualisée de ces deux citations. Cette inattention aux configurations socio-historiques est dommageable à l’analyse en faisant apparaître les actions et les idées comme désencastrées du social, et en renforçant le biais essentialiste mentionné plus haut.

En lien avec ce biais essentialiste et cette approche « hors-sol », l’autrice tend à céder à des formes de personnification du « frérisme ». Cet ensemble de mouvements religieux devient doté, sous la plume de Florence Bergeaud-Blackler, d’une personnalité consciente et agissante, cédant à une faiblesse de raisonnement qui consiste à doter un collectif des attributs classiquement attachés à des individus (Lahire 2013, p. 74). En voici quelques exemples :

"Le frérisme utilise toutes les énergies – amies, pour sa mission, et ennemies, comme point d’appui – pour réaliser l’utopie califale, son unique destin terrestre. Il avance le long d’un chemin dont l’origine et la destination ont été révélées, et il le fait selon un principe binaire, en pourchassant l’illicite et en imposant le licite." (p. 31)

"Le caractère souple, voire liquide, du mouvement lui permet d’imprégner plutôt que d’occuper, de contourner plutôt que d’affronter, de transformer progressivement plutôt que de changer brutalement." (p. 68)

"Le frérisme souffle le froid et le chaud, se diffuse par une lente acclimatation à ses idées et ses pratiques, ponctuée de crises, de crimes qui relancent la machine à crier à l’islamophobie. Pour ne pas entendre ses cris culpabilisateurs, la société abaisse encore ses propres exigences, espérant que ses concessions satisferont son appétit." (p. 339)

Quand le mouvement des Frères musulmans n’est pas personnifié, ce sont les personnes qui l’incarnent qui sont décrites de manière homogénéisante, jusque dans certains attributs physiques. Les Frères sont présentés comme dotés d’un « regard fier et malicieux » et d’une « fine barbe taillée » (p. 204). Ce type de descriptions s’éloigne de la neutralité axiologique qui s’impose aux chercheurs (Weber 2003), à savoir un principe éthique de non-imposition de leurs jugements normatifs vis-à-vis des groupes sociaux qu’ils ou elles étudient. Or cette mise en suspens axiologique manque à la démonstration, l’écriture se chargeant d’un ton dénigrant pour décrire « des prêches dégoulinant d’émotions » (p. 212), des croyants qui « s’agglutinent » sur les réseaux sociaux (p. 229) et des spécialistes de l’islam qui « glouss[ent]) » (p. 271). Autant d’expressions qui signalent des jugements de valeur de la part de l’autrice et marquent autant d’écarts à la démarche des sciences sociales.

Plus encore, le vocabulaire mobilisé donne à voir des formes d’animalisation des groupes sociaux étudiés : dès le préambule, l’autrice fait sienne l’assimilation du « fondamentalisme musulman » à un « ‘crocodile’, cet animal au sang froid qui peut se faire oublier quelques semaines, mois ou années, immobile, avant d’ouvrir l’œil puis la mâchoire » (p. 21), tandis que le corps de femmes portant le jilbab est décrit comme « harnaché » (p. 296)[6]. Plus loin, les Frères musulmans sont dépeints comme « se faufil[ant] dans les interstices d’une association caritative, d’un parti politique, d’une grande entreprise, dans l’ouverture d’une salle de sport ou d’un hôpital » (p. 68) puis tels des coucous qui « déposent leurs œufs [dans certains partis politiques] pour les faire nourrir et protéger par d’autres » (p. 254). Ailleurs, c’est le registre de la monstruosité qui prime : de nombreuses institutions (l’Assemblée européenne des imams et guides spirituels musulmans, le Conseil européen des imams, l’Institut européen des études de l’islam, l’Organisation de la coopération islamique) sont présentées comme des « créatures islamiques » (p. 136 et p. 172) tandis que le « frérisme » est accusé d’avoir créé « une machine à hurler l’islamophobie » (p. 179). Cette phraséologie, à distance des standards d’écriture scientifique, souligne le caractère polémique du texte et les libertés prises avec l’éthique des sciences sociales.

L’« influence du frérisme » : des explications monocausales au service d’une mise en récit accusatoire

Le triptyque « Vision, Identité, Plan » conduit l’autrice à dresser un tableau alarmiste de « l’influence du frérisme » à travers les sociétés européennes. Selon Florence Bergeaud-Blackler, « le frérisme domine le paysage islamique européen » (p. 333) et cette domination entraine de nombreux maux : les Frères sont tenus pour partie responsables d’une « nouvelle censure mondialisée d’une étendue et d’une puissance inégalées dans l’histoire » (p. 196), tandis qu’« on leur doit le recul de l’avortement, de la lutte contre l’excision, les campagnes provoile et proburkini dans les piscines ou les horaires de piscine réservés aux femmes » (p. 111). Par ailleurs, c’est aussi à cause des Frères musulmans et plus spécifiquement du « développement du salafisme frériste » si, à l’école, « la condition féminine régresse », « les cas de prosélytisme se multiplient » et « l’antisémitisme se banalise » (p. 232-233).

De tels énoncés témoignent d’une vision simplificatrice du cours de l’histoire, qui met l’accent sur la capacité manipulatoire des Frères et leur habilité à transformer durablement et substantiellement les sociétés européennes. Dans ces différents extraits, les Frères sont présentés comme les principaux (voire les uniques) acteurs de divers faits sociaux (de nature à la fois très différente et difficilement quantifiable). Cette propension à proposer une explication univoque et monocausale rompt avec l’ambition des sciences sociales de rendre compte de la complexité du réel. Pour prendre un des exemples ci-dessus, affirmer que les Frères musulmans sont responsables du « recul de l’avortement » en Europe revient à attribuer à une cause unique – ici l’action d’un groupe d’individus peu nombreux et surveillés – des processus et mécanismes variés (tels que les mobilisations conservatrices autour des « droits de l’embryon », la montée de populismes, le rôle de certains professionnels de la santé dans la stigmatisation de la sexualité des femmes, etc. ; cf. Mathieu et Thizy 2023). La mise en récit accusatoire concerne également ceux que l’autrice désigne comme « ‘proches des Frères musulmans’, qu’ils soient membre ou non de la confrérie des Frères musulmans, dès lors qu’ils agissent dans sa sphère d’influence » (p. 331). Ces « alliés » et « réseaux » (évoqués dans le titre de l’ouvrage et plusieurs chapitres) sont décrits de manière extensive, étant pour la plupart pris dans des rapports de « sous-traitance » :

"Il ne manque pas d’individus ou de groupes volontaires pour ce travail de sous-traitants. Des étudiants ou des chercheurs en sociologie ou anthropologie qui veulent se spécialiser dans la lutte contre les discriminations, des politiques en recherche d’électeurs, des responsables d’associations de quartier œuvrant pour ‘la diversité’ et ‘le vivre ensemble’, des entreprises intéressées par le business halal, etc." (p. 211)

À ces « sous-traitants », musulmans ou non, s’ajoutent de nombreux rappeurs et rappeuses (NTM, Ministère AMER, Maître Gims, Booba, ZEP, Médine, Diams, Casey), mais aussi des « coachs de vie », des « cyberprédicateurs », des sites d’information communautaires (tels SaphirNews ou Oumma.com), des organisations antiracistes, des maisons d’édition et des chercheurs – l’ouvrage faisant abstraction des logiques inhérentes à ces différents espaces sociaux, comme si les champs de la musique contemporaine, du marché du bien-être ou de la discussion académique fonctionnaient de manière similaire. Selon Florence Bergeaud-Blackler, certains de ces acteurs seraient, qui plus est, financés par l’étranger, que ce soient des organisations internationales comme l’Organisation des Nations unies ou le Conseil de l’Europe (p. 32) ou des milliardaires américains comme George Soros et ses fondations Open Society (p. 188-191) – cet argument accentuant le caractère polémique de l’ouvrage, saisissable dès le préambule où l’autrice interroge : « L’arrivée d’un nouvel ordre mondial est-elle imminente ? » (p. 22).

Une méthodologie et une épistémologie défaillantes

L’ambition de l’ouvrage est d’administrer la preuve d’un mouvement « intelligent, discret et secret » (p. 24), qui « avance par plans et déclarations » pour réaliser la prophétie califale (p. 171). Selon Florence Bergeaud-Blackler, ce qui distingue cette thèse d’une approche complotiste réside dans sa démonstration « factuelle » de « liens entre des causes actives et des effets » et son analyse historicisée et circonstanciée du programme, de la vision et de l’identité du « frérisme » (p. 24).

Sur quelle base empirique cette démonstration est-elle construite ? Le dispositif d’enquête est décrit brièvement en préambule :

"Cet essai est le fruit de réflexions élaborées au cours de plusieurs années d’observation et d’étude des normes islamiques en contexte sécularisé, durant lesquelles j’ai enquêté dans les mosquées, auprès de familles, d’entrepreneurs, d’associations et d’institutions gouvernementales, surtout en France et en Belgique ainsi que dans d’autres pays d’Europe occidentale." (p. 25)

Cette présentation lacunaire ne permet pas aux lecteurs et lectrices de saisir sur quelles données empiriques l’autrice entend fonder son argumentation. Il n’est pas précisé auprès de quelles mosquées, de quelles associations, de quelles institutions elle a enquêté. Nous ne savons pas non plus à quelle période et à quelle fréquence elle a mené ses observations, ni dans quelles villes et quels quartiers. Le nombre d’individus interrogés, leur âge, leur genre, leur profession, leur nationalité, etc. sont également omis. Pourtant, la valeur probatoire d’une enquête en sciences sociales réside précisément dans la capacité du chercheur à restituer son terrain.

Une enquête de terrain limitée

Ce silence sur le dispositif d’enquête est doublé d’une occultation des données de terrain au cours de la démonstration. Au fil des 400 pages de l’ouvrage, on trouve peu trace des vingt-cinq années de recherche mises en avant par l’autrice : des observations datées de ses recherches doctorales (Bergeaud-Blackler 1999) auprès de fidèles et dirigeants d’une mosquée bordelaise (p. 28-30), un entretien plus récent avec un ancien membre de l’Union des organisations islamiques de France (p. 63), une description du Rassemblement annuel des musulmans de France au Bourget (p. 98-99) et un entretien de groupe réalisé dans le cadre d’une enquête sur le halal (p. 295) semblent les principaux éléments empiriques produits par l’enquête de terrain de la chercheuse qui lui permettent d’étayer ses propos.

La justification du fait de n’avoir pas interrogé les premiers concernés est esquissée, en filigrane, dans la suite de l’ouvrage :

"Les quelques informations que l’on possède aujourd’hui sur le déploiement de la confrérie secrète en Europe proviennent essentiellement des travaux de Gilles Kepel et des investigations de journalistes ayant enquêté parfois de longues années à partir de notes produites par les services secrets américains et européens. Le travail d’enquête est très difficile pour deux raisons : le caractère secret de la confrérie et, déjà à l’époque, la suspicion de racisme qu’entraine, dans la gauche majoritaire des universités, le fait de s’interroger sur les aspects problématiques de la religion des migrants." (p. 93)

Pourtant, de nombreuses enquêtes de terrain ont pu être menées auprès des institutions et des acteurs mentionnés dans l’ouvrage. Pour ne mentionner que certaines recherches récentes sur le contexte français, on peut penser aux travaux de John Bowen (2010) sur l’Institut européen des sciences humaines, de Lucas Faure (2021) sur le Secours islamique, de Malik Hamila (2022) sur le Collectif contre l’islamophobie en France, de Fatima Khemilat (2022) sur la plateforme L.E.S Musulmans, de Mebarka Kassam (2019) sur Étudiants musulmans de France ou de mes recherches doctorales sur l’Union des organisations islamiques de France (Dazey 2018). Ces enquêtes, qui ont toutes procédé par observations ethnographiques et entretiens biographiques, ont permis d’éclairer l’historicité des répertoires d’action de ces organisations, leur hétérogénéité politique interne, les trajectoires d’engagement variées en leur sein ou encore le profil social de leurs membres – autant de dimensions qui restent absentes de l’ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler, qui ne cite d’ailleurs pas ces travaux, y compris depuis une perspective critique.

Face au silence de l’enquête de terrain, l’autrice a recours à l’analyse de sources primaires (les écrits ou déclarations d’acteurs qu’elle identifie comme appartenant ou « sous influence » des Frères musulmans) et de nombreuses sources secondaires (rapports de think-tanks, articles de presse, etc.). Le traitement de cet ensemble documentaire dessine les contours de ce que Hamza Esmili (2020) a appelé une « épistémologie du soupçon », marquée par un hypercriticisme vis-à-vis des prises de parole des enquêtés, une mise en doute systématique de leurs motivations et le postulat que les acteurs non directement malveillants sont pris dans des formes d’illusion à l’égard du « frérisme ».

Hypercriticisme

La trame narrative de l’ouvrage met l’accent sur une sorte de machination frériste, à savoir l’usage de la manipulation et de la ruse dans le déploiement d’un plan mondial d’islamisation. Selon les mots de l’autrice :

"On parle de taqiya au sujet des Frères, en traduisant le terme par ‘mensonge’. En réalité, les Frères ne font pas que mentir, ils tordent, pervertissent, subvertissent et de façon générale rusent pour conformer le monde à leur vision, celle qui, affirment-ils, est celle de Dieu pour eux." (p. 112)

Face à cette ruse, l’autrice s’emploie à repérer la « vérité » derrière le mensonge des enquêtés, une posture qui la conduit à surinterpréter les discours étudiés ; en d’autres termes, à opérer des sauts cognitifs non étayés empiriquement par les matériaux présentés (Lahire 1996b). Prenons l’exemple de la discussion d’un texte de Yusuf al-Qaradawi, où celui-ci regrette que certains individus s’identifiant comme musulmans « adoptent une ligne de pensée purement occidentale ». Florence Bergeaud-Blackler conclut l’analyse de ce texte ainsi :

"Qarâdâwi dénie à ces élites ‘hérétiques’ le statut de musulman, ce qui en fait, bien qu’il ne le dise pas explicitement, des apostats, passibles de la peine de mort." (p. 114)

Or précisément, Qaradawi ne désigne pas ces individus comme des hérétiques ou des apostats. Plus encore, il regrette dans ce même texte la tendance au sein de certains courants islamistes à pratiquer l’excommunication à l’égard d’autres coreligionnaires et à manquer de nuances dans l’appréciation de ce qui est islamiquement licite[7]. Cette propension à proposer des inférences faiblement argumentées (mais lourdes d’implications politiques) est observable à d’autres endroits. Par exemple, lorsque l’autrice discute du premier rapport officiel produit en 1997 sur la question de l’islamophobie par le Runnymede Trust et sa Commission on British Muslims and Islamophobia (CBMI). Ce rapport propose une première définition de l’islamophobie, qui sera partiellement reprise par d’autres institutions. Selon Florence Bergeaud-Blackler :

"Le rapport du Runnymede Trust n’a pas seulement exercé une influence sur les politiques d’intégration britanniques, l’ONU a repris en 2008 la définition inspirée de la CBMI : ‘l’islamophobie désigne une hostilité et une crainte sans fondement envers l’islam, et par conséquent une crainte et une aversion envers tous les musulmans ou la majorité d’entre eux’ (‘Islamophobia refers to a baseless hostility and fear vis-à-vis Islam, and as a result a fear of and aversion towards all Muslims or the majority of them’). Est islamophobe celui ou celle qui n’aime qu’une partie des propositions de l’islam. Il faudrait donc tout prendre de l’islam sans discernement pour échapper à cette accusation infamante." (p. 184)

Plusieurs glissements logiques déforment la définition onusienne de l’islamophobie pour en faire une injonction politiquement inhibante. Tandis que l’ONU caractérise l’islamophobie par une hostilité et une crainte envers l’islam, l’autrice distord le texte pour élargir l’islamophobie à un amour de l’islam qui aurait le tort de n’être que partiel. Plus encore, l’autrice retourne la définition onusienne en lui faisant dire de façon maximaliste que l’islamophobe serait celle ou celui qui refuserait de « tout prendre de l’islam sans discernement ». Ce type de décrochage interprétatif est particulièrement dommageable à l’analyse en nourrissant un argumentaire de faible teneur logique.

Hyperscepticisme

Cet hypercriticisme se double d’un hyperscepticisme à l’égard des termes employés par les individus identifiés comme Frères musulmans, suspectés d’utiliser certains mots comme des écrans dissimulant leur vraie pensée. Si Sayyid Abul Ala Mawdudi et ses disciples évoquent une « théo-démocratie », c’est qu’ils ont en tête une théocratie (p. 83). Si Tariq Ramadan mentionne l’« éthique », c’est qu’il parle en réalité de charia (p. 167). Ce travail de décodage, non étayé empiriquement, semble reposer sur une intuition interprétative systématiquement suspicieuse. Même les termes non connotés religieusement (tels que « développement personnel ») sont passés au crible de cet hyperscepticisme, et réinterprétés depuis une perspective maximaliste quant à leur signification. C’est ce qu’illustre l’extrait suivant où l’autrice analyse une citation issue du programme d’enseignement de l’Institut européen des sciences humaines (IESH) :

"L’enseignement se réalise dans un environnement conforme à ce qui est enseigné : pour assurer ce que les Frères, dans leur stratégie mimétique, appellent le développement personnel de l’étudiant. ‘Le programme de l’institut se concentre sur le développement personnel de l’étudiant, en lui conférant les outils indispensables à la compréhension de cette vaste religion.’ Le ‘développement personnel’ est une formule passe-partout qui permet de justifier que l’enseignement ne soit pas qu’intellectuel, mais pratique, idéologique et mental, conformément aux souhaits de Hassan el-Banna et de sa vision soufiste de l’éducation." (p. 134, je souligne)

Cet hyperscepticisme s’applique tant au discours des individus étudiés qu’à leurs actes. Florence Bergeaud-Blackler met en doute le départ de Michaël Privot, un responsable associatif musulman belge, de la confrérie des Frères musulmans (p. 144) de même qu’elle soupçonne de « simulacre » la séparation de la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE) vis-à-vis de cette même confrérie (p. 132). La logique du soupçon semble redoublée à l’égard d’un mouvement jugé « intelligent » (p. 24) et excellant dans « l’art de la ruse » (p. 111). Les influenceurs fréristes sont décrits comme des « éminences grises qui empruntent à la casuistique jésuite » (p. 332) tandis que Yusuf al-Qaradawi est présenté comme « le père d’une doctrine très élaborée visant à créer un mouvement islamique mondial » (p. 104). Le fait que les Frères musulmans mettent la parole argumentée au cœur de leur pratique et de leur enseignement semblent les faire apparaître, aux yeux de l’autrice, comme d’autant plus suspects et dangereux. Les efforts d’islamisation de la connaissance sont décrits comme des artifices du discours pour duper les esprits (« le projet frériste est, on l’oublie trop souvent, un projet intellectuel qui agit sur le domaine de la pensée et de l’esprit, et il le fait par la ruse, l’illusion et la manipulation », p. 153), tandis que la technique de « double discours » censée caractériser les prises de parole fréristes consiste « à s’adresser à deux auditoires opposés en faisant croire à chacun qu’on ne s’adresse qu’à lui seul tout en se montrant équilibré dans ses jugements » (p. 168). L’intelligence des acteurs musulmans étudiés semble ainsi constituer, aux yeux de Florence Bergeaud-Blackler, un motif supplémentaire de méfiance à leur égard.

Omission des capacités réflexives des acteurs

La posture hypercritique de la chercheuse la conduit non seulement à dévoiler les « mensonges » des activistes musulmans mais aussi à révéler aux autres « ignorants » le sens de leur action. Cette illusion concerne différents types d’acteurs. En premier lieu, selon l’autrice, certains activistes musulmans peuvent agir au service les Frères musulmans sans en être conscients : « On peut être membre à part entière [des Frères musulmans] et avoir des divergences avec l’encadrement, on peut au contraire n’avoir jamais été membre de la confrérie mais agir pour elle, même sans le savoir » (p. 67, je souligne). Par ailleurs, certains chercheurs sur l’islam sont également dépeints comme méconnaissant le sens de leurs propres agissements : « Ils n’ont pas mesuré à quel point ils étaient devenus eux-mêmes les instruments de ‘l’islamisation de la connaissance’ du plan frériste, quand bien même ils croyaient – parfois de bonne foi – soutenir leur initiation à la démocratie européenne » (p. 205). Ce postulat d’une forme de dépossession par des instances extérieures (en l’occurrence, « le frérisme ») s’applique également à celles que Florence Bergeaud-Blackler appelle les « néoféministes » :

"Peu de néoféministes savent qu’elles défendent les thèses de Qârâdawi en apportant leur soutien au féminisme islamique, et qu’elles contribuent ainsi à faire avancer… un puritain recul du droit des femmes." (note 19, p. 360)

Une telle posture tend à occulter les capacités réflexives des acteurs en présupposant qu’ils et elles sont prisonniers d’illusions tenaces, immergés dans la pratique et aveugles aux véritables principes de leurs actes. Cette posture suppose que les acteurs se méprennent profondément sur le sens de leur action – un sens que le chercheur est appelé à dévoiler à partir de ses intuitions subjectives (plutôt que par l’objectivation statistique, l’observation de pratiques ou le dépouillement minutieux d’archives). Ces postulats épistémologiques couplés à une méthodologie défaillante fragilisent la crédibilité du propos. S’ajoutent à ces lacunes d’autres manquements scientifiques – citations tronquées[8], mésusage des références bibliographiques[9], fautes en langue arabe[10] – sur lesquels nous ne reviendrons pas mais qui minent la validité de la démonstration.

Les frontières de l’islamisme

En plus d’examiner « le frérisme », son « plan », sa « vision » et son « identité », l’ouvrage se prolonge en trois directions complémentaires : une analyse de l’islamisme, une réflexion sur l’islam et une discussion sur les sciences sociales. La suite de cette recension s’efforce d’évaluer l’apport scientifique de ces différents développements.

Méconnaissance des mouvements islamistes

Florence Bergeaud-Blackler considère « le frérisme » comme le « VIP de l’islamisme » (p. 42), « produisant à sa gauche l’indigénisme et à sa droite le fréro-salafisme » (p. 32). Cette caractérisation la conduit à proposer une réflexion plus large sur « l’islamisme », appréhendé ni comme une « école théologique » ni comme un « mouvement identitaire » mais comme une « idéologie » (p. 30). Cette démarche se traduit notamment par un travail de synthèse définitionnelle lui permettant d’identifier ce qu’elle considère comme des invariants des mouvements islamistes. La section intitulée « Le fréro-salafisme », située dans le chapitre « Fréristes de gauche et de droite », débute ainsi :

"Tous les mouvements islamistes s’inscrivent dans la lignée du réveil salafi du tournant des XIXe et XXe siècles. Tous procèdent de la tradition acharite attachée à la sacralité du Coran (lecture littéraliste du donné religieux). Tous visent l’instauration du califat y compris en passant temporairement par la démocratie. Tous sont donc subversifs et potentiellement violents physiquement ou psychologiquement. Les jihadistes sont des Frères qui ont perdu ou n’ont pas cultivé la patience, cette vertu cardinale du frérisme." (p. 227-228)

À l’encontre de son ambition vulgarisatrice, cette citation convoque un ensemble de prénotions qui entravent la compréhension des mouvements islamistes. D’abord un postulat d’homogénéité, qui fait fi de la diversité interne de ces mouvements : il est factuellement faux d’affirmer que « tous » les mouvements islamistes « visent l’instauration du califat y compris en passant temporairement par la démocratie ». Comme souligné plus haut, la perspective de fonder un État islamique a été délaissée par la plupart des mouvements d’inspiration frériste en Europe (Maréchal 2009) tandis que de nombreux mouvements islamistes dans des pays à majorité musulmane (notamment des mouvements d’inspiration salafiste) sont concernés davantage par une quête de pureté religieuse que par un projet de refondation politique (Lacroix à paraître).

Ensuite, cette citation reflète un usage inexact de la notion d’acharisme. L’acharisme désigne une école théologique, dominante dans l’islam sunnite, qui fonde la compréhension du dogme musulman sur les textes du Coran et de la Sunna tout en permettant le raisonnement théologique à condition qu’il ne remette pas en cause les fondamentaux de la croyance (Belhaj 2014). De ce fait, cette école ne peut se réduire au dogme de l’incréation du Coran (dans cette citation et p. 137). En l’occurrence, le rapport des différents mouvements islamistes sunnites à l’acharisme n’est pas consensuel comme l’affirme l’autrice. Au contraire, cette question constitue une ligne de clivage entre d’une part, certains mouvements d’inspiration salafiste, se réclamant du hanbalisme théologique et qui rejettent en bloc l’acharisme, et d’autre part, des mouvements d’inspiration frériste, qui adhèrent de facto au credo acharite (Lacroix à paraître).

Par ailleurs, en affirmant que « tous [les mouvements islamistes] procèdent de la tradition acharite », l’autrice occulte tout un pan du phénomène qui concerne les mouvements islamistes chiites (Beaumont 2022). Enfin, cette citation convoque une rationalité sécuritaire en affirmant que « les jihadistes sont des Frères qui ont perdu ou n’ont pas cultivé la patience ». Ce type d’affirmation est erronée empiriquement. Le rapport à la violence au sein des mouvements d’inspiration frériste a fait l’objet de conceptions divergentes et concurrentielles : si une minorité au sein de la confrérie égyptienne a adhéré aux thèses qutbistes en vogue dans les années 1950 et 1960 consistant à prôner un renversement violent du pouvoir en place, la majorité s’est ralliée à partir des années 1980 à un abandon définitif de la violence au profit d’un investissement massif dans le champ politique et syndical (Zollner 2011, al-Arian 2014). Ce constat est d’autant plus pertinent au sujet des mouvements d’inspiration frériste en Europe, qui condamnent la violence hormis dans le cas d’un État souverain repoussant une agression armée (Maréchal 2009).

Prémisses erronées de la thèse du « fréro-salafisme »

Par-delà la question de l’acharisme, la thèse du « fréro-salafisme » occulte la concurrence que se livrent sur le terrain européen courants salafistes et courants fréristes. Cette concurrence est passée sous silence pour étayer l’argument d’une « synthèse » de ces courants :

"Le salafisme correspond à une deuxième vague de réislamisation, introduite en France auprès d’une génération déjà convertie à l’islamisme par les Frères, à partir des années 1990. Il s’est diffusé facilement en empruntant les canaux fréristes de réislamisation, par les prêches et par la littérature, en direction des classes populaires. Les salafistes purs n’existent qu’en petit nombre en Europe puisqu’ils ont vocation à s’expatrier. On rencontre surtout en France des fréro-salafistes qui prônent une orthopraxie exigeante mais envisagent leur avenir dans la société islamisée d’Europe. Le fréro-salafisme est une synthèse du frérisme et de l’orthopraxie salafiste." (p. 231)

Cette mise en récit éclipse la virulence des oppositions entre fidèles salafis et activistes de sensibilité frériste, qui traversent le champ islamique français depuis plusieurs décennies (Parvez 2017) et se traduisent par de vifs conflits autour des lieux de culte (Baylocq et Drici-Bechikh 2012). Ces antagonismes se déploient tant sur le terrain des positionnements doctrinaux (les salafistes entretenant, par exemple, une définition plus extensive de la notion d’impiété), que des actes cultuels (par exemple, de nombreux salafis s’opposent aux calculs astronomiques prônés par la direction de l’UOIF pour définir le début du Ramadan et leur préfèrent l’observation directe du croissant de lune), des marqueurs extérieurs de religiosité (les membres de l’UOIF jugeant infondé islamiquement le port du niqab, prisé par certaines femmes salafis) que des pratiques sociales (les membres de l’UOIF étant à l’aise avec une certaine mixité des sexes et la musique, des pratiques que tendent à condamner les fidèles salafis). Plus encore, pour contrer l’influence grandissante des discours salafistes, la direction de l’UOIF est allée jusqu’à modifier la formation interne des membres de l’organisation, en revalorisant la place du fiqh (discipline du droit musulman, centrale pour définir l’orthopraxie, c’est-à-dire ce qui est conforme ou non avec les normes islamiques) dans leurs enseignements. In fine, ces différents développements tendent à invalider la thèse d’une « mouvance hybride fréro-salafiste » (p. 211) en pleine expansion, d’autant que l’autrice rattache incorrectement au salafisme le « malikisme soufi marocain » et le mouvement tablighi (p. 229), deux écoles de pensée fermement condamnées par les courants salafis et aux caractéristiques historiques, théologiques et cultuelles très différentes (Metcalf 2003, Belal 2011).
Une vision normative de l’islam

À travers la description des mouvements « fréristes », Florence Bergeaud-Blackler propose une réflexion plus générale sur l’islam, son essence et le sens des actes de piété musulmane. Ici encore, la démonstration pêche par manque de scientificité et se caractérise par plusieurs écarts aux conventions scientifiques de l’anthropologie et de la sociologie des religions : le postulat d’un exceptionnalisme musulman, la description pathologisante des actes de piété et une vision normative de ce que devrait être le « bon islam ».

Exceptionnalisme musulman

Pour l’autrice, l’islam en tant que religion serait caractérisé par son « suprémacisme », un suprémacisme qui serait d’autant plus sous-estimé que l’islam « est considéré aujourd’hui en Europe comme la religion des dominés » (p. 28). Une telle approche nourrit une méfiance de principe à l’égard d’une religion perçue comme intrinsèquement hégémonique. Sa thèse d’un exceptionnalisme musulman s’applique également au « frérisme », plus spécifiquement, qui exigerait des modes d’analyse et de compréhension sui generis. Un tel postulat conduit Florence Bergeaud-Blackler à suspecter d’« emprise frériste » toute démarche comparative entre le « frérisme » et d’autres formes religieuses, comme elle l’explique en conclusion :

"Si à la lecture de ces lignes votre réflexe immédiat est de chercher d’autres exemples comparables en dehors de l’islam (chez les juifs, les chrétiens, du Moyen Âge ou de Syrie, etc.) pour vous rassurer que ces caractéristiques existent ailleurs et que ce n’est pas si grave, il se peut que vous partagiez vous aussi un peu de cet espace mental frériste…" (p. 337)

Une telle mise en garde peut surprendre, tant le geste comparatif est fondamental au raisonnement scientifique, que ce soit pour dégager des invariants ou saisir des contrastes. En invalidant a priori la démarche comparative, l’autrice déroge à un principe central de rupture épistémologique et rend son propos imperméable à la contre-démonstration, aux mises en perspective et aux possibles généralisations (Vigour 2005). Ce postulat exceptionnaliste se retrouve dans l’équivalence proposée par Florence Bergeaud-Blackler entre « suprémacisme » musulman et piété religieuse. Selon elle, l’apprentissage de l’importance de Dieu tout comme l’injonction à respecter les prescriptions divines ne sont pas l’expression d’une socialisation religieuse orthodoxe, mais plutôt le reflet d’un « long travail d’endoctrinement » visant à insuffler un « sentiment suprémaciste » chez les fidèles. Pour citer l’ouvrage :

Le sentiment suprémaciste et son corollaire, le complexe de supériorité, proviennent d’un long travail d’endoctrinement qui n’exige pas seulement de renoncer au péché mais d’inviter ses coreligionnaires à ‘la commanderie du bien et [au] pourchas du mal’. Avant même qu’ils sachent parler, on apprend aux petits musulmans, dans les vidéos et les livres qui leur sont consacrés, que seule la vie après la mort compte, que Dieu scrute leurs actions comme leurs intentions à tout instant de leur vie, qu’ils sont responsables et comptables devant Dieu de leurs actions et de celles de leurs proches. (p. 51) Pourtant, la transcendance et l’omniscience divines, la responsabilité humaine devant Dieu, l’importance de ce qui se passe après la mort ne sont pas des prérogatives du « frérisme », ni même d’une vision conservatrice de l’islam : ces principes traversent de nombreux courants religieux (Gotman 2017, Fer 2022). Ici encore, le mythe de l’exceptionnalisme musulman vient brouiller l’analyse en faisant apparaître comme un « complexe de supériorité » les principes d’un credo monothéiste.

Pathologisation de la piété

Comme le souligne le vocable du « complexe de supériorité », l’autrice s’éloigne souvent de ses disciplines de formation, l’anthropologie et la sociologie, en proposant des interprétations psychologisantes de l’engagement religieux, sans respecter les prérequis méthodologiques et épistémologiques de la recherche en psychologie. Incidemment, chacune de ces interprétations tend à considérer les croyances et pratiques religieuses comme l’expression d’émotions négatives, quand ce ne sont pas la manifestation de pathologies psychiques ou de « névroses » (p. 329). C’est ce qu’illustre notamment son analyse d’un entretien de groupe réalisé avec des femmes musulmanes dans le cadre d’une précédente enquête sur le halal, où elle conclut :

"Quelques séquences suffisent à montrer que la reprogrammation du soi pieux fondamentaliste repose sur une saturation du temps par des activités religieuses rituelles, une comptabilité obsessionnelle des bonus-malus, une recherche d’information relative à la polarité des actes et des comportements à adopter, etc." (p. 317)

Cette description d’efforts de piété personnelle est chargée de jugements normatifs s’inscrivant à l’encontre du principe de neutralité axiologique mentionné plus haut. Pourtant, les questionnements des individus sur la licéité religieuse de leurs actes, leur recherche de « bonnes actions » et leur investissement pieux au quotidien ne sont pas réductibles à une névrose « obsessionnelle » ni à une reprogrammation « fondamentaliste », la psychologie des religions ayant depuis longtemps montré les multiples fonctions psychiques des pratiques religieuses (Hood et al 2018). On retrouve un même biais normatif dans la description des soubassements émotionnels du « frérisme » qui « vit et se nourrit de l’inquiétude, de l’anxiété, de l’angoisse et de la peur qu’il promet de sublimer dans le monde du halal » (p. 333). L’autrice propose ici, comme ailleurs dans l’ouvrage[11], des scénarios émotionnels univoques et strictement négatifs, non étayés par les données empiriques présentées.

Injonctions réformistes

Ces différents postulats s’accompagnent d’autant d’écarts à la posture de chercheuse, l’autrice cédant à la tentation normative d’orienter l’islam vers des évolutions qu’elle juge plus favorables. En filigrane de son analyse du « frérisme » qui opère comme un repoussoir, Florence Bergeaud-Blackler esquisse différentes directions doctrinales et exégétiques que le « frérisme » refuse de saisir et qu’elle semble considérer comme souhaitables pour l’avenir de l’islam : « discuter de la question de l’incréation du Coran et ainsi sortir du fondamentalisme littéraliste » (p. 137), ne pas minorer ou excuser « les incohérences et les violences contenues dans le Coran et les textes de la tradition » (p. 337) ou encore supporter « l’idée d’amender le texte, d’abroger des versets ou de renoncer à telle loi inégalitaire » (p. 337). Ces partis-pris normatifs et réformistes, qui sont présentés en creux des commentaires de discours fréristes, se cristallisent en conclusion de l’ouvrage où l’autrice assume plus directement une visée politique. Elle en vient notamment à recommander la mise en place par l’État français d’un « concordat avec l’islam » :

"Si les chefs religieux ne dénoncent pas le frérisme, qu’ils connaissent bien, et mettent en danger la nation, alors l’État doit opter pour un concordat avec l’islam, c’est-à-dire un accord passé avec des chefs religieux désignés et comptables de leurs actions devant la nation, auxquels il sera expressément demandé d’interdire toutes les pratiques incompatibles avec les valeurs et les lois du pays." (p. 339)

En plus d’occulter le fait que les organisations et responsables religieux sont déjà soumis au respect des lois du pays et de réactiver le registre flou et identitaire de « valeurs » nationales (Pélabay 2017), l’analyse scientifique se dévoie du côté d’une préconisation politique interventionniste et exceptionnalisante, contrevenant au principe de laïcité[12]. Par ailleurs, cette mise au service de l’action politique renseigne sur l’hétéronomisation des questionnements scientifiques à l’égard du politique, une tendance qui s’accentue ces dernières années en sciences sociales en général et dans les études sur l’islam en particulier (Laurens 2020).

Les sciences sociales sur le banc des accusés

Ces différentes analyses sur l’islam et l’islamisme sont l’occasion, enfin, d’une réflexion plus large sur les sciences sociales, Florence Bergeaud-Blackler mettant le discours scientifique au cœur de son argumentation. Selon l’autrice, les Frères musulmans sont engagés dans un projet d’« islamisation de la connaissance » qui « démantèle et subvertit de l’intérieur » le cadre cognitif occidental (p. 155). Dans cette entreprise, ils peuvent compter sur l’aide d’une grande partie des chercheurs et chercheuses en sciences sociales et leur « frénésie déconstructrice » (p. 154).

Des attaques personnelles contre des collègues

Une telle analyse conduit l’autrice à présenter le champ universitaire sur l’islam de manière clivée, reprenant une posture adoptée par Bernard Rougier et Gilles Kepel : le camp de la « lucidité » s’opposerait au camp des dénégateurs (Bonnefoy 2021). De fait, Florence Bergeaud-Blackler accentue cette position dans deux directions : en considérant certains universitaires non seulement comme des alliés complaisants mais plus directement des agents sous influence frériste et islamiste (elle s’en prend ici notamment à Mohamad Amer Meziane et Malika Hamidi), et en distinguant parmi les « dénégateurs » des chercheurs « aveugles » (parmi lesquels Franck Frégosi et Patrick Haenni) et des alliés « complaisants », participant activement au projet frériste de subversion (sont notamment visés François Burgat, Fatiha Ajbli, Valérie Amiraux, Saïd Bouamama, Moussa Bourekba, Reda Choukour, Nacira Guénif-Souilamas, Patrick Simon et Julien Talpin). Une telle présentation repose sur une démonstration bancale des « liens entre des causes actives et des effets » (p. 24), en l’occurrence via l’établissement de corrélations factices. Prenons l’exemple du commentaire proposé d’un extrait de l’ouvrage Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation (La Découverte, 2021) de Mohamad Amer Meziane :

"Cette série de sophismes a pour but de ‘repenser la modernité occidentale’, base du dispositif d’islamisation de la connaissance : ‘décoloniser le savoir’, le discréditer, le disqualifier, l’annuler, en convergence avec ‘l’islamisation de la modernité’, selon l’expression de l’islamiste marocain Abdessalam Yassine." (p. 261)

L’autrice énonce ici des formes de concordance entre deux discours fondamentalement autonomes : des travaux d’un universitaire, Mohamad Amer Meziane (présenté comme un sociologue alors qu’il est philosophe), professeur à l’Université Brown, et des prises de parole d’un leader religieux charismatique, Abdessalam Yassine – sans que rien ne rattache ces deux figures. Cette mise en parallèle strictement formelle relie artificiellement entre eux des énoncés réputés convergents, comme preuve que les locuteurs participent à un même projet de subversion (l’analyse se situe dans un chapitre intitulé « Le frérisme et ses alliés »). En plus d’établir une corrélation factice, une telle approche laisse entendre que la supposée « convergence » des discours ne serait pas accidentelle mais obéit à un plan caché, que l’autrice se propose de décrypter.

Un déni des acquis scientifiques sur l’islamophobie

Pour Florence Bergeaud-Blackler, la responsabilité des sciences sociales dans la stratégie d’infiltration frériste se situe également à un autre niveau : les travaux sur l’islamophobie sont accusés de « facilit[er] considérablement la diffusion du sentiment victimaire destiné à cimenter l’Umma » (p. 317). Selon elle, ces travaux jouent un rôle dans la stratégie de soft power frériste qui vise à « faire plier les démocraties en les maintenant dans l’émotion permanente et aveuglante de l’indignation » (p. 179). L’autrice affirme également que le concept en lui-même constitue « une théorie hasardeuse qui n’est jamais démontrée » (p. 111). Pour la citer:

"Que l’islamophobie soit un instrument de promotion de l’islam fondamentaliste ne doit pas nous empêcher de nous demander si une forme de discrimination touche effectivement spécifiquement les personnes musulmanes. Nous n’avons pas de résultats en ce sens car méthodologiquement cela implique d’isoler la caractéristique ‘musulman’ de toutes les autres de l’individu étudié." (p. 187)

Pourtant, une riche tradition de recherche s’est précisément efforcée d’isoler la variable « musulmane » d’autres variables pour comprendre les expériences de stigmatisation et de discrimination vécues par les personnes musulmanes (on pense notamment aux études exploitant l’enquête conjointe de l’INED et de l’INSEE Trajectoires et Origines). On peut prendre l’exemple des travaux des politologues Claire Adida et David Laitin et de l’économiste Marie-Anne Valfort (2010) – travaux qu’ils ont approfondis et publiés dans un ouvrage paru chez Harvard University Press. Ils y déploient une méthodologie bien balisée dans les études sur les discriminations : la technique du « testing » qui consiste à envoyer, en réponse à une offre d’emploi, des CV identiques à l’exception d’une caractéristique, et de comparer les taux de réponse positive à ces candidatures. En l’occurrence, ces chercheurs ont envoyé des CV de trois candidates (toutes célibataires, de 24 ans, de nationalité française, ayant les mêmes diplômes et les mêmes années d’expérience professionnelle) : une candidate « de référence » au nom « typiquement français », Aurélie Ménard ; une candidate portant un nom de famille sénégalais (Diouf) dont l’appartenance musulmane est signalée par son prénom (Khadija) et des expériences de travail au sein d’organisations musulmanes ; et une candidate portant le même nom de famille sénégalais (Diouf) dont l’appartenance catholique est signalée par son prénom (Marie) et certaines expériences professionnelles. Un tel dispositif méthodologique leur permet de mesurer une éventuelle discrimination fondée sur la religion, indépendamment d’autres formes de discrimination (notamment basée sur l’origine). Leurs résultats sont clairs : Khadija Diouf reçoit 2,5 fois moins de réponses positives que son homologue Marie Diouf, démontrant « une discrimination considérable à l’égard des musulmans » (Adida et al 2010, p. 14).

L’occultation de ces résultats de recherche (pourtant bien diffusés comme en témoigne leur nombre de citations scientifiques) sert la thèse de Florence Bergeaud-Blackler selon laquelle les chercheurs travaillant sur l’islamophobie participent d’un discours victimaire, non étayé empiriquement, et dont les Frères musulmans se servent à la fois pour « cimenter l’Umma » et « faire taire » d’éventuels détracteurs (p. 196). Elle ajoute à cette thèse la responsabilité des institutions européennes et du milliardaire américain George Soros dans le financement de ces travaux et la diffusion du concept d’islamophobie dans les champs éducatifs, académiques et politiques (pp. 187-188). Par-delà les recherches sur l’islam et l’islamophobie, ce sont tous les travaux qu’elle considère « woke » qui sont visés. Pour l’autrice, les études qu’elle qualifie de postmodernistes, notamment celles déployant une approche intersectionnelle, sont minées par une « pudeur relativiste et l’expiation de la culpabilité postcoloniale » (p. 282) et contribuent à la « guerre […] intellectuelle et mentale » menée par « le frérisme » (p. 340).

Des préconisations politiquement orientées

Ces réflexions sur la responsabilité des sciences sociales conduisent Florence Bergeaud-Blackler, en conclusion, à se faire plus directement la porte-voix de revendications politiques. Dans une section intitulée « Réintroduire le débat critique dans le monde académique », elle appelle à faire cesser les financements européens aux réseaux antiracistes (p. 340) tandis qu’elle plaide, dans une section appelant à « Sortir de l’espace mental frériste », pour que les sociétés européennes « sort[ent] de la culpabilité » et assument leurs erreurs « sans cultiver la repentance » (p. 339). Ces préconisations politiques semblent concerner l’autrice à titre individuel. D’une part, elle regrette que les « lanceurs d’alerte » sur « l’entrisme frériste » voient leur carrière académique entravée (p. 340). D’autre part, elle souhaite que d’« importants moyens » financiers soit attribués aux recherches s’intéressant aux « dynamiques normatives islamiques qui se déploient en Europe » plutôt qu’aux travaux sur l’islamophobie (p. 188) – elle-même se présentant en préambule comme spécialiste « des normes islamiques en contexte sécularisé » (p.25).

Conclusion

La lecture de l’ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler met en lumière les écarts pris avec les règles de la méthode en sciences sociales : primat de l’intentionnalisme sur la complexité du réel, explications mono-causales, surinterprétation des matériaux présentés et corrélations factices. À ces faiblesses méthodologiques et épistémologiques s’ajoutent des inexactitudes et approximations empiriques, que ce soit au sujet de l’acharisme, de la place du califat dans les débats intellectuels islamistes, de la compréhension du salafisme ou encore des caractéristiques de l’école de pensée frériste. Par ailleurs, le registre d’écriture de l’ouvrage, entre comparaisons animalières et descriptions dénigrantes des groupes étudiés, souligne l’ambition polémique plutôt qu’analytique du propos, et les libertés prises avec la déontologie des sciences sociales.

Si s’arrêter sur ces manquements parait opportun au regard de la nécessaire évaluation par les pairs, au fondement du travail scientifique, cet effort de recension risque de se heurter à la logique circulaire du raisonnement proposé : les critiques adressées à la définition du « frérisme » comme un projet manipulatoire et offensif sont perçues comme partie prenante de ce projet[13]. En d’autres termes, contester les prémisses scientifiques de l’ouvrage reviendrait à corroborer sa thèse : les chercheurs en sciences sociales, consciemment ou non, participent au plan frériste de subversion intellectuelle et idéologique du monde. Dès lors, au lieu de nourrir un débat scientifique serein, on peut craindre qu’une telle recension vienne plutôt renforcer une thèse auto-confirmatrice, qui échappe à la réfutabilité et donc à la démarche scientifique. Nonobstant ce risque, il nous a semblé important d’évaluer les apports et faiblesses d’un ouvrage bénéficiant d’une large couverture politique et médiatique, et ce faisant de contribuer à une nécessaire discussion collective sur les pratiques d’enquête en sciences sociales.
[1] « France. Islamophobie et guerre des cultures, ‘l’affaire’ Bergeaud-Blacker », Jocelyne Cesari, 15 juin 2023, paru en ligne sur OrientXXI
https://orientxxi.info/magazine/france-islamophobie-et-guerre-des-cultures-l-affaire-bergeaud-blacker,6518
[2] Ma thèse de science politique (Dazey 2018) portait sur l’Union des organisations islamiques de France, une des principales organisations musulmanes en France, qui n’est pas liée organisationnellement à la confrérie des Frères musulmans mais s’inscrit dans l’école de pensée frériste. Basé sur quatre années d’enquête, le dispositif méthodologique consistait en une soixantaine d’entretiens avec des membres de l’organisation et d’autres activistes musulmans, des observations de longue durée de leurs activités, le dépouillement d’archives (militantes et gouvernementales) et un effort d’objectivation statistique de leur profil socio-économique. Un ouvrage issu de cette thèse est à paraître auprès de Cambridge University Press. Plusieurs exemples développés au cours de cette récension sont tirés de ce travail.
[3] On ne s’attardera pas outre mesure sur ces erreurs qui consistent, par exemple, à affirmer que le salafisme est influencé par le Qatar tandis que les Frères musulmans sont soutenus par l’Arabie Saoudite (p. 30), que le mouvement des Frères musulman est « reconnu et autorisé » en Égypte alors qu’il y est interdit et criminalisé depuis 2013 (p. 69) ou que Faysal Mawlawi a participé à la fondation de l’Association des étudiants islamiques de France en 1963 alors qu’il n’a séjourné en France qu’à partir des années 1980 (p. 91).
[4] Quelques exemples :
« Cette posture procure l’avantage tactique d’apparaître modéré et tolérant. En réalité, ce qui est visé, c’est l’optimisation du système d’action. » (p. 120, je souligne)
« Dans le champ religieux, conformément aux recommandations de leur guide, les Frères ont choisi d’équilibrer leur positionnement au ‘juste milieu’, ce qui peut apparaître comme une position modérée. En réalité l’objectif du juste milieu est le tawḥīd, l’unité qui couvre tout, absorbe tout, ne laisse rien en dehors d’elle. » (p. 126, je souligne) ; « Pendant que les politologues comptaient les points de la bataille pour le contrôle des mosquées, qu’ils interprétaient leurs actions à l’aune de la lutte pour la représentativité de l’islam devant l’État, ou à celle de l’apprentissage de la citoyenneté active en émigration, les Frères se contentaient d’apparaître comme de simples ‘curés musulmans’, le regard fier et malicieux, le sourire, la jeunesse et la fine barbe taillée en plus. En réalité, le but premier des Frères de l’UOIF n’a jamais été de s’en tenir à prendre le contrôle des instances cultuelles ou politiques. » (p. 205-206, je souligne)
[5] L’autrice va d’ailleurs dans ce sens en soulignant dans une note qu’en Europe, « les Frères n’ont le plus souvent aucune prétention politique directe et se manifestent plutôt comme un ‘mouvement social’ » (p. 344).
[6] L’autrice assume cette forme d’animalisation, qu’elle justifie en note (p. 385) : « Il est indispensable pour comprendre ce terme harnaché (étymologiquement mettre un harnais – à un cheval) de faire l’expérience pénible de porter un jilbab qui par le poids tire en arrière votre crâne lorsque vous marchez ».
[7] Voir la section intitulée « The Decline of the Balanced Attitude Among Some Islamists at Some Times », extraite de Yusuf al-Qaradawi, Priorities of the Islamic Movement in the Coming Phase (1992) https://is.muni.cz/el/1421/podzim2013/RLB379/um/45655867/45656045/Yusof_Al-Qardhawi_-_s.72_-_83.pdf.
[8] Il manque plus d’une page au texte de Yusuf al-Qaradawi (Priorities of the Islamic Movement in the Coming Phase) cité p. 116, cette suppression n’étant pas signalée par l’autrice (le premier paragraphe est extrait de la section « Telling of the Truth, Not Anesthetizing With Dreams » ; le second paragraphe est extrait de la section « Correction of Wrong Concepts »).
[9] Pour prendre un exemple, l’autrice critique les recherches de l’anthropologue Saba Mahmood qui a travaillé sur un mouvement de femmes pieuses au Caire « qu’elle qualifie vaguement de ‘revivaliste’ ou de ‘réformiste’ » et qui « est en réalité celui très structuré et institutionnalisé des Frères musulmans, qu’elle évite de nommer » (p. 287). Pour appuyer cette critique, l’autrice se réfère au travail de l’anthropologue Sindre Bangstad qui dit pourtant précisément l’inverse, à savoir que la grande majorité des enquêtées de Mahmood n’appartiennent pas à la confrérie des Frères musulmans (Bangstad 2011, p. 46).
[10] Dans ce qui s’apparente à une mauvaise recopie d’un site internet, on peut lire en note (p. 377) des expressions inintelligibles (« المسلمين الإخوان » et « التبليغ جماعة », signifiant littéralement « musulmans les frères » et « la prédication association »), la langue arabe se lisant de droite à gauche.
[11] « Les ‘choix’ des pieuses musulmanes sont faits sur la base d’un calcul coût-bénéfice individuel et collectif qui englobe à la fois le monde terrestre et le monde supraterrestre. Incessamment chercher le bien et éloigner le mal pour soi et sa communauté. Il en résulte que l’espace indéterminé, ce temps et cet espace de liberté pour soi, tend à se réduire. L’anxiété grandit et l’individu désapprend peu à peu l’écoute de son libre arbitre et fait confiance à ‘ceux qui savent’, ce qui le conduit à l’obéissance, à la résignation puis à la soumission » p. 306 (je souligne)
[12] La loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État est postérieure au régime concordataire mis en place par Napoléon avec les cultes catholiques, protestants et israélites, toujours en vigueur en Alsace-Moselle.
[13] Florence Bergeaud-Blackler note en réponse à une précédente recension universitaire : « même si on se prétend critique de la confrérie et de son idéologie – comme c’est le cas d’Haoues Seniguer – quand on nie le plan (la dimension ‘P’ du tryptique Vision Identité Plan que j’expose dans mon livre), on place le frérisme dans l’angle mort de la connaissance, pire, on prend le risque de le servir. » https://decolonialisme.fr/reponse-a-haoues-seniguer-par-lanthropologue-florence-bergeaud-blackler-chargee-de-recherche-h/#note-2
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