Wendy Pearlman
Effacer la société palestinienne
Sliman Mansour, A family without a shadow

Ce texte a originellement paru en anglais dans New Lines Magazine. Sa traduction pour Conditions a été réalisée par Aïcha Bounaga.

En janvier, alors que les avocats israéliens se tenaient à la barre devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour répondre à l'accusation de l'Afrique du Sud selon laquelle Israël commet un génocide, un TikToker palestino-américain a lancé un compteur en direct pour suivre chaque fois que la délégation mentionnait le Hamas. Il a compté 137 fois au total pour la session de trois heures, soit un peu moins d'une fois par minute.

Si le compteur, accompagné de plaisanteries quant à la prononciation israélienne du mot Hamas, a un ressort comique évident, il indique également l'existence d'un réel angle mort. Lorsque les représentants israéliens parlent des Palestiniens, ils utilisent souvent un langage effroyablement déshumanisant, comme le documente la demande de l'Afrique du Sud auprès de la CIJ. Plus avant, ces discours montrent systématiquement qu'Israël ne reconnaît même pas qu'il puisse exister une société palestinienne. Les dirigeants israéliens, et le discours occidental en général, ont depuis longtemps réduit la lutte nationale palestinienne à des dirigeants ou des factions particulières. Selon cette perspective, les Palestiniens ne sont guère plus que des marionnettes manipulées par ces dirigeants, des boucliers humains derrière lesquels ils se cachent ou - comme l'indiquent les demandes actuelles d'évacuation de la ville de Rafah dans le sud de Gaza - des objets que Israël doit éliminer dans le cadre d'une invasion.

Cette préoccupation quant à ce qu'Israël considère comme des dirigeants palestiniens sans scrupules et le refus israélien de voir l'agentivité, les aspirations et les réalités vécues de millions d'hommes, de femmes et d'enfants palestiniens ont une corollaire politique : si Israël peut éliminer les principales organisations politiques, ou peut-être les coopter ou en créer de nouvelles, son "problème" palestinien sera résolu.

La non-reconnaissance de la société palestinienne a une longue histoire. La Déclaration Balfour de 1917 de la Grande-Bretagne devait faciliter l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif, sans que cette installation se fasse au préjudice des droits civils et religieux des habitants non juifs de la Palestine. Cette promesse était non seulement audacieuse mais a également révélé comment le mouvement sioniste et les pouvoirs étatiques européens considéraient les 90% de la population qui était musulmane et chrétienne. Ils n'étaient pas un peuple ayant des droits politiques mais plutôt une complication sur la voie de l'État juif.

Cette négligence a perduré tout au long de la domination coloniale britannique. Les familles arabes palestiniennes qui étaient traditionnellement proéminentes ont initialement dirigé le mouvement contre le sionisme. Alors qu'un proto-État juif prenait néanmoins racine, une nouvelle génération d'activistes a critiqué le conservatisme des élites et a préconisé des stratégies plus audacieuses. Certains ont invoqué l'exemple de Gandhi et ont appelé à la désobéissance civile. D'autres ont appelé à la confrontation militaire. L'élan politique de la lutte palestinienne est passé du "haut vers le bas" au "bas vers le haut".

En 1936, des militants palestiniens locaux ont annoncé une grève générale pour faire pression sur la Grande-Bretagne afin qu'elle bloque l'immigration juive et l'acquisition de terres, et qu'elle accorde l'indépendance à la Palestine. De larges secteurs de la société ont participé à des manifestations, des grèves et des boycotts. Une vague populaire a conduit à six mois de mobilisation non violente à l'échelle du pays et a également engendré une rébellion armée.

Les commentateurs d'alors et d'aujourd'hui ont accusé le mufti de Jérusalem, Amin al-Husayni, d'avoir orchestré la révolte. Mais insister ainsi sur le pouvoir d'un leader unique nie le rôle de la société palestinienne dans son ensemble. La manifestation a été initiée non pas tant par les élites palestiniennes que par l'exaspération populaire face à leur incapacité à protéger les intérêts nationaux palestiniens. En désignant des leaders, les autorités britanniques de l'époque - comme certaines aujourd'hui - ont refusé d'accepter que la force motrice de la lutte palestinienne résidait dans leur refus de devenir étrangers dans leur propre pays.

La guerre de 1948 a créé l'État d'Israël sur 78% du territoire de la Palestine historique et a déplacé de force plus de la moitié de la population palestinienne. Au cours des décennies suivantes, de jeunes réfugiés ont formé des groupes politiques et de guérilla avec la conviction que les Palestiniens devaient mener leur propre combat pour la libération. Ce renouveau national a de nouveau été alimenté par la base, et il s'est solidifié en ce qui est devenu l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Enracinée dans les communautés de réfugiés en exil, la force de l'OLP provenait des Palestiniens de différents horizons qui l'ont rejointe, se sont identifiés à elle et l'ont reconnue comme leur seul représentant légitime des années avant que les Nations unies ne le fassent.

Après qu'Israël a conquis les parties restantes de la Palestine historique lors de la guerre de 1967, il a diabolisé l'OLP et a tenté de coopter les élites locales en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. La logique était celle d'isoler les "mauvais" dirigeants et d'habiliter les "bons" dans l'espoir que la population succomberait à la domination israélienne. Israël a organisé des élections municipales en Cisjordanie en 1976, croyant que les personnalités qui coopéraient avec l'occupation l'emporteraient. À sa grande surprise, les candidats pro-OLP ont remporté des victoires écrasantes dans presque toutes les municipalités.

Alors que les maires nationalistes et les militants de la société civile travaillaient ensemble pour pousser à l'indépendance palestinienne, Israël a cherché à réprimer ce mouvement en interdisant leur organisation de coalition et en déportant ou en congédiant certains maires. Les autorités d'occupation ont ensuite dévoilé ce qu'elles appelaient les "Ligues villageoises", une tentative de formaliser leur réseau de collaborateurs palestiniens comme une alternative de leadership. Ce projet a été accueilli avec un mépris généralisé de la part du public palestinien et s'est effondré. L'idée qu'Israël puisse éliminer un leadership palestinien qui a émergé organiquement de la société, imposer ses propres traîtres et ainsi faire taire l'opposition à la domination israélienne était une chimère absurde.

Au lieu de cela, à travers la Cisjordanie occupée et la bande de Gaza, de plus en plus d'individus ont rejoint les factions de l'OLP, ainsi que le Parti communiste et de nombreux projets de volontariat orientés nationalement, des groupes de femmes et d'étudiants, des associations professionnelles et des syndicats. Cet activisme a ainsi construit une infrastructure inclusive pour la résistance populaire. En 1987, lorsqu'un meurtre sur le bord de la route a déclenché un soulèvement populaire, la société palestinienne avait la capacité organisationnelle de monter une révolte générale et non-armée : l'intifada. Dans les villages, les villes et les camps de réfugiés, des centaines de comités locaux ont mobilisé des individus de différentes classes, sexes, religions et âges pour participer à de multiples formes de protestation et de désobéissance civile.

L'intifada (ou la première intifada, comme elle allait être connue) était une révolution populaire par excellence. Israël accusait les dirigeants de l'OLP d'orchestrer la révolte depuis leur base en Tunisie, ce qui faisait sourire les participants à l'intifada : l'un d'eux a ainsi remarqué que l'OLP avait appris la révolte "en même temps que le Zimbabwe".

L'intifada a poussé Israël et l'OLP aux négociations, et le processus de paix d'Oslo a été annoncé en 1993. Par espoir ou par épuisement, la plupart des Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza ont accueilli les accords d'Oslo avec optimisme. Les sept années de pourparlers suivantes ont cependant déçu à la fois les Israéliens et les Palestiniens et n'ont pas abouti au règlement final promis. En septembre 2000, de nouvelles manifestations ont éclaté et, s'intensifiant face à la répression militaire israélienne, ont dégénéré en la seconde intifada.

L'élan de cette nouvelle révolte trouvait son origine dans la perte de confiance des Palestiniens quant à la possibilité que les négociations aboutissent à la création d'un État véritablement souverain, ainsi que leurs frustrations à l'égard de l'Autorité palestinienne (AP) qu'Oslo avait créée. Des preuves considérables, dont mes propres recherches, suggèrent que le président de l'AP, Yasser Arafat, n'a ni initié la révolte ni ne l'a dirigée ou réprimée. En fait, les Palestiniens ont regretté l'absence totale de leadership de l'AP. Israël et ses partisans voyaient néanmoins Arafat comme le cerveau de l'intifada : Ehud Barak, Premier ministre israélien à l'époque, a déclaré : "Cette vague de violence nous a été imposée par la volonté d'Arafat". Les chroniqueurs américains ont alors qualifié la seconde intifada de "guerre d'Arafat" ou de "stratégie d'Arafat". Ils étaient incapables ou peu disposés à voir - ou ignoraient délibérément - que le moteur du mouvement palestinien était, comme toujours, le désir de liberté de son peuple.

Depuis lors, la société palestinienne est restée le cœur battant de ce mouvement, et non des leaders spécifiques ou des factions particulières. Au printemps 2018, des dizaines de milliers de personnes ont participé à la "Grande marche du retour", une campagne de manifestations non armées situées à la barrière séparant la bande de Gaza d'Israël. Cette fois, les revendications des Palestiniens surviennent dans le contexte de trois guerres dévastatrices et du blocus draconien d'Israël, générant une pauvreté écrasante, un manque dramatique d'électricité et d'eau potable, une mer polluée par les eaux usées et des conditions que l'ONU a qualifiées d'"invivables". Les participants ont appelé à la fin du siège et à leur droit de retour, un droit d'autant plus pertinent qu'environ 80% des Palestiniens de Gaza sont des réfugiés ou des descendants de réfugiés.

Comme en 1936, 1987, et en 2000, ce sont les jeunes et les organisateurs locaux qui ont pris l'initiative de canaliser le désir de changement - et non pas l'OLP, l'AP ou le Hamas, qui ont pris le contrôle de la bande de Gaza en 2007 après avoir remporté les élections législatives de l'AP en 2006. Le Hamas a rejoint la marche après son lancement, tout comme d'autres groupes à Gaza, mais il n'a ni initié ni dirigé la protestation. De façon caractéristique, les critiques du Hamas en Israël et en Occident l'ont tout de même incriminé. Alors qu'Israël tuait et mutilait des manifestants palestiniens, des journalistes et des médecins, un porte-parole de l'armée a déclaré que "malheureusement, l'organisation terroriste du Hamas place délibérément et méthodiquement des civils en danger." L'ancien président américain Donald Trump a également accusé le Hamas d'inciter à la violence et d'utiliser des civils palestiniens comme boucliers humains.

Depuis le 7 octobre, la réalité de la société palestinienne n'est pas le soulèvement de masse mais plutôt le massacre de masse. Néanmoins, la tendance historique d'Israël et d'autres États à ne pas reconnaître la société palestinienne a continué et pris de nouvelles dimensions inqualifiables. Au lieu de 2,2 millions de personnes, Israël ne voit à Gaza que le Hamas ou des objets utilisés par le Hamas. Les remarques d'ouverture des avocats israéliens à la CIJ sont à cet égard instructives :

"[L'Afrique du Sud] prétend décrire la réalité à Gaza. Mais c'est comme si le Hamas ... n'existait tout simplement pas comme cause directe de cette réalité. ... Dans le récit de l'Afrique du Sud, ils ont pratiquement disparu. Il n'y a pas d'explosifs dans les mosquées et les écoles et les chambres d'enfants, pas d'ambulances utilisées pour transporter des combattants, pas de tunnels et de centres terroristes sous des sites sensibles, pas de combattants déguisés en civils, pas de détournement de camions d'aide, pas de tirs depuis des maisons civiles, des installations des Nations unies et même des zones sûres. Il n'y a qu'Israël agissant à Gaza."


Le témoignage de l'Afrique du Sud a bien sûr parlé du Hamas (et l'a mentionné pas moins de 137 fois). Mais ce n'est pas le plus important. Selon Israël, le seul acteur à Gaza est le Hamas. Et si le Hamas n'est pas le seul acteur, alors l'acteur alternatif doit être Israël. Dans l'un ou l'autre récit, le peuple palestinien disparaît.

Et dans cette attaque, que des centaines d'experts jugent constituer un génocide, faire disparaître le peuple palestinien pourrait en effet être l'objectif. Israël affame, bombarde, tire et brutalise les enfants, les femmes et les hommes palestiniens, les privant d'eau, de soins médicaux, de logement et d'un minimum de décence humaine. En moins de cinq mois, Israël a déplacé de force 85% de la population de Gaza, entassant 1,4 million de personnes dans la municipalité la plus au Sud qu'il prévoit maintenant, de manière apocalyptique, d'"évacuer" avant une offensive dans la région. Pourtant, l'humanité et la force des civils se révèlent à chaque instant de survie, en dépit des circonstances. La société palestinienne - ses médecins traqués, ses journalistes héroïques, ses bébés orphelins, ses parents en deuil, ses prisonniers torturés, ses amputés traités sans anesthésies et tant d'autres - est le cœur de l'histoire de ce carnage, tout comme elle est sa cible principale.

La non-reconnaissance des Palestiniens en tant que peuple est un fait social et une stratégie politique depuis plus d'un siècle. C'est dans ce contexte plus large qu'Israël assimile Gaza au Hamas et soutient que Gaza restera silencieuse une fois qu'un leadership plus accommodant sera amené à la gouverner. C'est dans ce contexte que les États-Unis affirment qu'un accord entre Israël et l'Arabie saoudite peut résoudre la question palestinienne.

C'est dans ce contexte que les dirigeants palestiniens eux-mêmes négligent souvent la société palestinienne. Dix-sept ans se sont écoulés depuis les dernières élections nationales de l'AP. Les sondages indiquent depuis longtemps que les Palestiniens considèrent leurs gouvernements respectifs - l'AP contrôlée par le Fatah en Cisjordanie et le Hamas à Gaza - comme autoritaires, répressifs et corrompus. Néanmoins, Israël a montré sa volonté de travailler avec les deux partis palestiniens, tant qu'ils préservent la sécurité d'Israël. Et cette stratégie de recherche d'un modus vivendi avec des dirigeants palestiniens spécifiques, tout en négligeant les besoins et aspirations du peuple palestinien, s'est révélée désastreuse pour tous.

Pendant des années, voire des décennies, le monde oublie souvent à la fois que le peuple palestinien existe et qu'il existe dans des circonstances d'oppression et de dépossession implacables. Il semble se souvenir des Palestiniens uniquement lors d'escalades périodiques de violence, lorsque l'attention se tourne vers la condamnation des organisations politiques et des dirigeants palestiniens. Et le cycle recommence.

Cet essai s'appuie sur l'introduction de l'auteur à un numéro spécial de la revue Middle East Law and Governance consacré au thème "Recentrer la société palestinienne dans l'étude de la politique".
Made on
Tilda