La balance des souffrances

Nadia Meziane
Ce texte a été originellement publié sur le site du collectif Lignes de crêtes, auquel appartient son autrice.


Dans la mémoire des issus de l’immigration postcoloniale, il est difficile de savoir si subsiste le souvenir d’un temps où l’on ne se comparait pas aux Juifs pour évoquer la discrimination, étatique ou autre, dont on est victime. Depuis au moins quinze ans, la banalité de ce réflexe s’est installée comme une évidence presque absolue et n’est plus guère questionnée, autrement que par le biais de la dénonciation du danger de se livrer ainsi à une relativisation de la Shoah et à un antisémitisme qu’un courant de pensée majoritaire dans les sphères intellectuelles de droite, mais aussi d’une partie de la gauche qualifie de « nouveau », en s’appuyant notamment sur les travaux de divers sociologues ou historiens du temps présent ou experts médiatiques de l’on ne sait trop quoi. Le sujet est donc abordé uniquement au travers de deux lignes. L’une consiste à dénoncer moralement un acte de comparaison, l’autre à en faire un symptôme de la dangerosité d’une partie de la population française.

Une bonne partie de ceux qui font cette comparaison, qu’ils soient ou non animés par des préjugés antisémites réels, le font cependant dans un esprit avant tout utilitariste. Affirmer que l’on est d’abord une victime qui peut être comparée avec celles d’un génocide, commis en partie par l’État français, permettrait de montrer que l’on subit quelque chose d’absolument insupportable et injuste. Utiliser la rhétorique du deux poids deux mesures, et montrer que les Juifs seraient « favorisés » et protégés contre le racisme spécifique dont ils sont victimes et pas nous, permettrait de dessiner les contours des droits dont nous ne bénéficions pas, en creux, par contraste. Lorsque nous luttons contre l’antisémitisme et sommes en même temps victimes du racisme anti-arabes, de la négrophobie ou de l’islamophobie, notre réponse est évidemment d’abord celle de la morale et de l’histoire. Combattre un relativisme inacceptable sur un génocide sans précédent en Europe, dénoncer l’antisémitisme réel et ses vecteurs contemporains, et ce à quoi il mène en France depuis maintenant plus de dix ans, des assassinats de personnes juives, dont des enfants, par le terrorisme djihadiste organisé, mais aussi par des « isolés » chez qui le motif clairement antisémite s’ajoute à d’autres, non politiques, comme le crime crapuleux ou de circonstance (1).

Mais cette démarche, tout aussi nécessaire qu’elle soit est limitée. Par un fait très simple. Elle revient à parler des Juifs, c’est à dire à opposer à l’argument de la comparaison avec une minorité, une discussion sur la minorité avec laquelle on se compare. Et en général on n’aborde pas le sujet initial, c’est à dire la manière de combattre la discrimination dont nous sommes nous-mêmes victimes. Et en quoi la comparaison avec l’antisémitisme érigée en quasi-paradigme serait utile ou pas pour combattre cette discrimination.

Les poids et les mesures

Après tout la question est à la fois légitime et essentielle. Au départ, et même chez les créateurs de la mouvance antisémite contemporaine, à commencer par Dieudonné, cette comparaison avait un noble objectif affiché: lutter contre le racisme et les conséquences encore vivantes de la colonisation. Et le fait est que dans l’esprit de beaucoup d’entre nous, c’est d’abord comme « un effet levier » que s’est imposé cet univers rhétorique et politique de la comparaison. En la faisant, qu’elle soit justifiée ou non, nous mettrions en lumière notre réalité, et la ferions évoluer.

Aujourd’hui, pourtant, il est assez rare que l’on se questionne entre concernés sur cette pratique politique qui dure depuis quinze ans. Les conséquences pour nous même, parce qu’après tout, il n’y a personne qui soit habilité à nous faire des injonctions morales à nous préoccuper d’autre chose que de nous mêmes, et notamment de lutte contre l’antisémitisme. La majorité des personnes non-victimes de racisme dans ce pays se fiche éperdument de la lutte contre l’antisémitisme, et les issus de l’immigration noire et ou arabe et musulmane n’ont donc pas vocation à laver plus blanc que blanc, à s’engager sur une question qui semble ne pas les toucher directement.

Mais ce préalable fait, demandons nous, ce que cette comparaison avec les Juifs a fait de nous, quinze ans après qu’elle ait commencé à devenir hégémonique. D’emblée à force de parler de la « mémoire de la Shoah », avons-nous une idée juste de ce qu’est vraiment cette mémoire en France, et de la manière dont elle s’est imposée, dans l’exercice du pouvoir, dans l’existence d’institutions dédiées, mais aussi dans la population majoritaire ? C’est à dire, avons-nous en tant qu’issus de l’immigration avec notre propre histoire spécifique une idée exacte des faits sur ce sujet ?

À lire les tirades de certains de nos leaders politiques sur le « philosémitisme d’État », mais aussi en examinant la tonalité globale des discussions ordinaires sur cette question, la réponse est non. Dans le récit intégré comme historique, en France, il y aurait eu Vichy, puis la Résistance, puis la prise du pouvoir par les anciens résistants, puis dans un laps de temps relativement court, la mémoire de la Shoah aurait été instituée comme réalité institutionnelle, par des commémorations, des lieux dédiés, et l’enseignement scolaire. Bref, après un génocide, un repentir immédiat aurait suivi, et l’État français, à partir de là, aurait opéré le travail de reconnaissance et de réparation.

Évidemment, c’est totalement faux. En réalité, c’est d’abord le silence sur cette question spécifique qui a dominé après guerre, où la mémoire du génocide des Juifs se fond dans celle des « camps de concentration » et de l’horreur globale du nazisme. Et il faudra des décennies pour que l’objet social et institutionnel « mémoire de la Shoah » se crée, et essentiellement par l’action et l’impulsion initiale des survivantEs. Cette action se fera, non pas, sous les applaudissements de la population et des autorités, mais dans le cadre de rapports de forces conflictuels et de débats passionnés, de revendications et de fins de non-recevoir, de tensions entre l’état et des victimes d’antisémitisme devenues historiennes comme les Klarsfeld et bien d’autres. Il y aura eu jusque dans les années 90 des commissions tentant de légitimer des versions tronquées de ce qui s’était réellement passé sous Vichy, il y aura eu durant tout le mandat de Mitterrand (2), un refus ferme du pouvoir exécutif de reconnaître que le régime de Vichy était bien la France.

La mémoire collective a aplani tout cela, d’abord en raison de la généralisation de l’enseignement de la Shoah dans le parcours scolaire. Enseignement qui suscitait au départ, dans les années 90, un réel intérêt, et très peu de polémiques, indépendamment de l’origine des élèves ou des établissements. De même la génération de gauche militante antifasciste de la fin des années 80 et du début des années 90, puise largement dans la mémoire du nazisme pour combattre l’extrême-droite montante et pendant cette période, aucun mouvement antiraciste large ne considère que faire cela, c’est trop parler de la Shoah. De même un consensus politique global existe sur le fait de rattacher l’extrême-droite et le Front National à l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale et par conséquent, faire référence à celle-ci, même quand la propagande du FN vise les immigrés non juifs, ne choque personne (3).

Autres mémoires

Dans le même temps, la mémoire des luttes anticoloniales connaît un regain d’intérêt dans les luttes militantes, notamment celle de la guerre d’Algérie avec en parallèle un travail d’historiens en perpétuelle construction. C’est en réalité au début des années 2000, que de l’intérieur de la gauche se développe un courant, qui va se cristalliser autour du dieudonnisme. Pour ne pas faire de contresens, il faut bien se rappeler que ce courant, au départ, est totalement intégré dans le champ politique de gauche. Et que par conséquent, une partie de ceux qui vont y adhérer, et sont des antiracistes directement concernés par l’islamophobie ou la négrophobie n’ont pas de protection évidente contre cette rhétorique. Elle se mêle à des discours antiracistes légitimes et censés, à des luttes concrètes, et elle est portée par des personnalités censées être des soutiens des mouvements progressistes. C’est justement le cas de Dieudonné.

Dès 2005, elle va cependant nous coûter cher en termes d”autodéfense antiraciste. Tout le monde, à commencer par les premiers concernés l’a oublié, mais c’est au moment de la tentative du gouvernement de droite d’imposer un discours sur les « points positifs de la colonisation », notamment dans l’Éducation Nationale, que des intellectuels en profitent pour s’attaquer à ce qu’ils vont appeler les « lois mémorielles ». Ce qui est visé, c’est la loi dite Gayssot du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, qui pénalise le négationnisme des génocides commis par les nazis, mais aussi la loi Taubira, qui reconnaît comme crimes contre l’humanité, la traite et l’esclavage (4).

C’est ce moment qui constitue une croisée des chemins pour les antiracismes. Il aurait été logique, sain, efficace que se construise un front de défense commun de toutes les minorités pour la protection des lois qui permettaient la reconnaissance des crimes contre l’humanité et/ou la pénalisation des négationnismes. Mais dans le brouhaha déjà malsain post 11 septembre, dans un contexte de libération de la parole raciste et antisémite, mais aussi avec l’essor du conspirationnisme anti-système, c’est totalement autre chose qui se passe : un front pour la liberté d’expression, contre l’ensemble des nouvelles lois antiracistes dites mémorielles, un front qui prend notamment comme argument le fait que la colonisation est parée de vertus positives par certains et que seule la mémoire de la Shoah est « sacralisée ». Dans ce moment précis, Dieudonné a déjà ouvertement adopté un discours antisémite, et structuré sa mouvance avec l’aide d’Alain Soral. Il a certes quitté la sphère antiraciste et la gauche radicale… Mais celle-ci choisit le front commun sur « la liberté d’expression ». D’autre part, à l’intérieur des sphères musulmanes militantes, des liens se créent entre antisémites pro-iraniens, ou prédicateurs divers et variés et les sphères dieudonnistes et de gauche radicale, elle mêmes soutenues par des personnalités médiatiques (5).

La logique du deux poids deux mesures, portée par des sphères politiques précises s’exprime à toutes les occasions. C’est ainsi que chaque dénonciation de l’islamophobie ou de la négrophobie va s’accompagner d’une comparaison avec la protection contre l’antisémitisme dont bénéficieraient les Juifs de la part de l’État (6). Le développement de ce discours, sa banalisation, qui vont en faire un commentaire typique de trois lignes sur les réseaux sociaux va évidemment alimenter l’antisémitisme. Mais il n’y aura pas de contrepartie, c’est à dire des victoires contre la négrophobie, l’islamophobie et le racisme anti-arabe.

Bien au contraire, point par point, ce discours aura permis l’amplification de toutes les rhétoriques concernant ces racismes. Toutes les campagnes pour la liberté d’expression du négationnisme ont renforcé l’hostilité contre les lois antiracistes dans leur ensemble. Les « On peut discuter de tout »; « On peut rire de tout avec tout le monde »; « On a le droit de dire des choses horribles »; « Le meilleur moyen de faire monter les fascistes, c’est de les empêcher de parler »; cautionné contre la mémoire de la Shoah et l’antisémitisme… aura été cautionné et normalisé pour le reste.

Libertés d’expressions

C’est ainsi qu’en 2020, Danièle Obono, par exemple, qui a défendu la liberté d’expression de Dieudonné, se retrouve caricaturée en esclave au nom de cette même liberté d’expression. C’est ainsi qu’après avoir soutenu que les discours négationnistes devraient pouvoir s’exprimer dans la sphère publique, nous sommes désormais en porte à faux quand une partie de l’opinion publique estime, elle, qu’elle a dans ce cas parfaitement le droit aussi d’exprimer sa haine contre la soit disant « repentance coloniale ». Au lieu de construire un rapport de forces à partir des lois protectrices existantes, qui pouvaient être étendues et améliorées, effectivement, la rhétorique du deux poids deux mesures a entraîné une partie des antiracistes concernés par la négrophobie et l’islamophobie à creuser leur propre tombe rhétorique.

Dans la décennie 2010, on va ainsi assister bien avant les attentats à une libération de la parole raciste et antisémite. La compréhension du phénomène et le combat commencera bien trop tard, lorsque les réseaux sociaux seront devenus des égouts de haine débordant à ciel ouvert: et la réponse sera en partie dépolitisée avec le concept de « cyberharcèlement », fourre-tout et qui ne tient pas compte de l’ambiance générale de la société, se focalisant sur des individus qui ne sont que la caricature la plus outrée du débat public. Avec le recul des années, on doit faire un constat: la défense de la prétendue liberté d’expression a totalement anéanti la logique antiraciste et antifasciste qui par nature se préoccupe d’abord de combattre des discours, ce qui induit forcément une volonté de les détruire et de minorer leur place dans la sphère publique, au minimum.

Ce qui s’est passé à propos de la liberté d’expression se reproduira sur d’autres lignes de force, à commencer par la réaction aux meurtres puis aux attentats antisémites. Dès 2006, avec l’assassinat d’Ilan Halimi, puis ensuite avec les attentats commis à Toulouse par Mohamed Merah, la réponse antiraciste est d’une faiblesse inouïe, dans la population globale. Très peu de manifestations et absolument pas massives. L’antiracisme aurait pu compenser cette faiblesse et l’on aurait pu envisager des mobilisations unitaires de toutes les minorités concernées par le racisme et l’antisémitisme.

On peut toujours justifier leur inexistence par le fait que bien des défenseurs de la mémoire des victimes étaient des partisans de théories racistes incriminant l’ensemble des musulmans, et des issus de l’immigration coloniale arabe et noire, comme des antisémites.
Mais ce serait oublier qu’il suffisait de se mobiliser massivement sans eux. Malheureusement dès la mort d’Ilan Halimi, dans les sphères antiracistes de gauche radicale, mais aussi bien plus largement la progression de l’antisémitisme comme l’indifférence à l’antisémitisme vont faire des ravages: le déni du caractère antisémite des crimes, celui de la gravité et de la signification globale de ces crimes, les théories conspirationnistes les plus folles, la dénonciation d’un deux poids deux mesures étendu à l’international (rappelons que le fait de parler des enfants palestiniens tués par Israël était courant pour dire qu’on en faisait trop sur les enfants tués par Merah en 2012) vont se répandre.

Elles vont trouver un aboutissement dans le concept de « philosémitisme d’état ». Beaucoup de choses ont été écrites sur cette expression indigne. Mais nous avons oublié de nous poser une seule question, en tant que victimes du racisme, de l’islamophobie et de la négrophobie. Ce qui était dénoncé, au fond comme réalité fantasmée, c’était tout de même l’existence d’un (prétendu) antiracisme d’état. Or, à quel moment, un antiracisme d’état s’il existait serait-il problématique ?

Nous ne sommes pas posés cette question puisque ce concept provocant satisfaisait la rhétorique du deux poids deux mesures qui s’était installée massivement. Les racistes y ont répondu, évidemment. D’une part en dénonçant une dictature du « politiquement correct », en combattant pied à pied toutes les lois antiracistes existantes. D’autre part en imposant l’idée que nos minorités avaient un agenda caché: prendre le contrôle du pays, remplacer les « blancs », les mettre en position d’infériorité culturelle et institutionnelle, en utilisant un Etat complice.

Retour sur une autonomie

Il ne s’agit pas de prétendre que ces théories racistes, désormais bien installées dans la population n’auraient pas existé si, nous qui en sommes les cibles, n’avions pour certains adhéré à des thèses qui visaient les Juifs de la même manière, et pour beaucoup laissé ces thèses se développer. Mais nous avons été désarmés intellectuellement, ce qui a conduit à l’élaboration, non pas d’un contenu antiraciste autonome, mais au contraire à une vision politique qui n’était pas dans notre intérêt direct.

Et c’est aussi sur cette absence d’autonomie politique qu’il faut revenir. Nous avons, pendant quinze ans, ressassé nos analyses sur SOS Racisme et la gauche socialiste… alors même que celle-ci avait déjà en grande partie déserté nos luttes antiracistes et ne cherchait même plus à les récupérer, leur forme la plus timide qui soit étant déjà trop radicale. Mais pendant ce temps, nous n’avons guère, en dehors de déclarations de principe, pensé notre autonomie dans le cadre de la nouvelle gauche dominante.

Le logiciel anti-impérialiste était-il forcément le nôtre ? Le refus de l’antifascisme, vieille tradition des mouvements d’ultra-gauche et même à certaines périodes du stalinisme, était-il dans notre intérêt de victimes directes de la montée du FN, et de l’intégration progressive de ses thèses et programmes par un champ politique bien plus vaste ? Et surtout ce choix de lutter contre le racisme et l’islamophobie en adoptant une attitude paternaliste classique vis à vis de celles et ceux d’entre nous qui étaient gagnés par l’antisémitisme djihadiste ou dieudonniste était-il le bon pour nous ? A quel moment était-il dans notre intérêt d’accepter les explications purement sociologiques et psychologiques de l’antisémitisme dans lequel tombait une partie des nôtres ? A quel moment était -il dans notre intérêt de nous laisser caresser dans le sens du poil du déni opéré par une partie de la gauche radicale, et universitaire, qui elle-même était tout autant gagnée par le phénomène antisémite ?

En réalité nous avons été pris entre deux feux parfaitement semblables: d’un côté la dénonciation d’un prétendu « nouvel antisémitisme (7) » qui aurait été lié à notre origine, à notre religion, à nos cultures. Face à cette dénonciation qui a une puissance énorme, puisque soutenue par des premiers Ministres et des autorités de l’État, certes, se battre contre l’antisémitisme ne constituait pas un bouclier en soi. Ceux d’entre nous qui le font depuis quinze ans le savent bien: on nous laisse le choix entre endosser le statut d’exception, qu’on flatte et qu’on met sur un piédestal individuel sans jamais nous accorder la moindre capacité à représenter les nôtres, alors que la moindre parole antisémite d’un gosse de seize ans sur Twitter est forcément emblématique de nos communautés. Ou alors si nous refusons que notre lutte absolument radicale contre l’antisémitisme soit séparée d’une lutte tout aussi radicale et reposant sur les mêmes analyses et schémas politiques contre l’islamophobie, nous sommes accusés d’instrumentaliser la lutte contre l’antisémitisme pour notre agenda caché de professionnels de la Taqiya, en caricaturant à peine.

Cependant, à l’inverse, nous avons été la cible spécifique de courants antisémites, comme celui des djihadistes et aussi la cible des autres, dieudonnistes, soraliens et conspirationnistes, comme le reste de la population. Et dans nos familles, dans nos espaces de vie, dans nos quartiers, nous avons été confrontés aux partages en vrille d’une partie des nôtres et aussi à leur transformation en ennemis absolus de nos luttes antiracistes. Mais l’antiracisme politique s’est aligné sur la gauche radicale majoritaire. Et a choisi le déni d’une guerre fratricide au sein des victimes de racisme anti-arabes, d’islamophobie et de négrophobie.

Les adeptes de Séba ainsi que ceux de Soral et Dieudonné ont avancé en paix et ont créé une génération qui n’a même plus besoin de les citer pour recracher l’ambiance politique dans laquelle elle a grandi. Cette génération là qui évidemment n’est pas la majorité des issus de l’immigration, mais une partie influente n’a pas seulement propagé l’antisémitisme, elle a sabré le soutien aux révolutions, notamment en Syrie et choisi le camp des dictateurs arabes. Elle a initié des collaborations qui ont eu du succès dans les quartiers populaires comme ailleurs, par exemple les campagnes de dénigrement des enseignants par l’extrême-droite catholique et raciste organisée en commun avec Farida Belghoul. Tout ceci n’était pas le problème des Juifs seulement, même si la matrice antisémite y était fondamentale. Nous avions tout intérêt direct et immédiat à le combattre, mais nous l’avons compris trop tard et beaucoup d’entre nous au moment où lorsqu’ils défendaient la révolution syrienne, on leur a répondu froidement “Heu, attends, c’est les Juifs derrière tout cela, tu savais pas ?” entre deux éloges d’Assad.

D’autre part, les idéologues antisémites, qui au départ prétendaient agir par antiracisme ont finalement appliqué à tous les antiracismes la même chose qu’à la lutte contre l’antisémitisme. Dieudonné par exemple a entraîné l’ensemble de son public, de la rhétorique du deux poids deux mesures, à celle de la dénonciation de la « pleurniche » appliquée indifféremment à tous les membres des minorités qui se défendent contre les oppressions dont ils sont victimes. Lui comme d’autres ont réussi à recruter et à élaborer un vivier de jeunes issus de l’immigration qui rejoignent le nationalisme français le plus brutal.

Islamophobie

En conclusion, on ne décrète pas une stratégie antiraciste autonome. Nous sommes actuellement dans une période qui se caractérise à la fois par un niveau de racisme et d’islamophobie extrêmement élevé, et confrontés à la fois à la vindicte du pouvoir, mais également à la puissance du djihadisme, au cœur d’une campagne d’attentats meurtriers destinée non seulement à frapper la France mais aussi, évidemment à accentuer les phénomènes racistes et à nous isoler du reste de la population pour mieux recruter certains d’entre nous.

Mais nous affrontons aussi les conséquences de l’antisémitisme comme mode de vision et de pensée du monde exactement comme toute la population: monter des luttes et des initiatives saines devient effroyablement complexe tant le conspirationnisme, économique, géopolitique, médical, culturel devient un mode de pensée, sinon majoritaire, du moins extrêmement répandu et extrêmement actif et dynamique. Il n’y a pas d’espoir à court terme de changer tout cela. Aucun espoir non plus de dépasser, du moins dans les sphères politiques influentes, l’hostilité réciproque entre acteurs de la lutte contre le racisme anti-arabes, l’islamophobie et la négrophobie et acteurs de la lutte contre l’antisémitisme. Des deux côtés, quinze ans de haines et de complaisances envers la haine ne se résolvent pas comme cela. On peut toujours chacune et chacun se bercer d’illusions avec son imam trop sympa qui n’aime pas les autres imams, ou une asso de Juifs antisionistes qui n’aime pas les autres Juifs, ces sionistes.

En attendant, d’un côté nous sommes les seuls à être criminalisés et stigmatisés collectivement comme antisémites, les seuls dont on peut dire légalement comme le fit Georges Bensoussan que nous tétons l’antisémitisme au sein de nos mères. Les seuls à payer pour l’antisémitisme, même de l’extrême-droite, et à devoir supporter que Dieudonné soit décrit comme un « islamiste », alors qu’il est catholique. Et pendant ce temps Eric Zemmour peut affirmer haut et fort que les Juifs exagèrent et que Pétain en a sauvé beaucoup, sans que cela émeuve, il en a le droit en tant que nationaliste français. D’un autre côté, nous ne sommes pas audibles sur les violences policières auprès de gens à qui une partie de nos leaders ont dit qu’ils n’étaient pas victimes de racisme d’État, qu'ils étaient même protégés par la police et qu’ils avaient bien de la chance de seulement se faire assassiner anecdotiquement par des djihadistes. Nous pouvons très clairement renoncer pour longtemps à toute alliance massive, à toute tentative de leur dire que nous vivons quelque chose de comparable à ce qu’ils ont vécu, quand l’antisémitisme montait en France dans les années 30, sans que cela veuille dire que nous relativisons la suite des évènements, c’est-à-dire un génocide. Nous avons trop répété ou laissé répéter qu’on en faisait trop avec l’antisémitisme et la Shoah, il faudrait savoir.

Pour autant, les moments historiques où l’on sait qu’aucune stratégie de court terme ne nous sortira de l’enfer dans lequel nous sommes plongés sont aussi ceux où l’on a tout loisir de tenter l’inédit et l’apparemment inutile. Par exemple, réintégrer vraiment la lutte contre l’antisémitisme sous toutes ses formes dans nos antiracismes.
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  1. Rappelons que l’un des premiers assassinats antisémites de la période est celui d’Ilan Halimi par Youssouf Fofana avec des complices, dont l’objectif ne fut ni religieux, ni politique , mais simplement financier. Tout en reposant sur une croyance antisémite absolument classique et simplifiée à l’extrême : la richesse et le pouvoir des Juifs qui étaient une et une seule communauté organisée et solidaire. Youssouf Fofana a réellement pensé pouvoir devenir riche en capturant un Juif au hasard, qui serait forcément aidé par les siens, dont certains avaient le pouvoir et tout l’argent nécessaire. Et l’évolution de l’assassin est également importante : c’est ensuite que le jeune homme en prison va d’abord se lier avec Dieudonné et se revendiquer de son idéologie avant de se revendiquer également musulman et djihadiste, plaquant ainsi un destin qu’il voit sans doute comme noble à ce qui a été, au départ, un crime crapuleux, sanglant et sadique uniquement destiné à changer sa situation personnelle, mais appuyé sur la quintessence de tout l’antisémitisme politique. A cet égard, on doit se souvenir de l’absolu contre-sens opéré par une partie de la gauche antiraciste, qui a tenté de démontrer que l’antisémitisme de Fofana était comparable aux préjugés “contre les Auvergnats”, une survivance du passé, donc, sans aucune signification politique dans le réel contemporain. Youssouf Fofana au fil des années a démontré, au contraire qu’il était dans le sens de l’histoire.
  2. Il y a évidemment sur ces sujets une immense bibliographie. Mais pour s’intéresser au combat antiraciste pour la reconnaissance de la Shoah, il faut sans doute d’abord savoir qu’il a eu lieu. Aussi conseillera-t-on simplement une vidéo d’archives, celle de l’action collective menée le 16 juillet 1992 lors du 50ème anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv. Ce jour-là, le président de la République et l’État français sont violemment hués et sommés de reconnaître enfin que Vichy était l’État. La scène est à la fois terrible, bouleversante et anticipatrice, car elle montre ce qu’est forcément la lutte antiraciste pour la construction d’une mémoire collective, en partie un conflit avec une République qui se vit toujours comme exemplaire avant que les victimes de l’État se rappellent à son souvenir.
  3. Pendant toutes les années 90 et même au début des années 2000, le principal slogan dans les manifestations antifascistes reste “F comme fasciste, N comme nazi, A bas le Front National”. Une époque pré-point Godwin , où tout le monde à gauche, à l’extrême-gauche et dans les luttes de l’immigration considère qu’évidemment racisme et antisémitisme vont ensemble, et que le fascisme et le nazisme en furent l’expression la plus aboutie. L’un des premiers dissensus sur la question est le vaste débat sur l’utilisation du mot rafle dans les luttes de sans-papiers, pour qualifier les arrestations massives suivies d’expulsion ayant lieu soit dans la rue ou les transports en commun, soit même lors d’actions collectives des sans papiers. Ce dissensus explose à un moment bien particulier: lorsque la gauche socialiste prend le pouvoir, portée notamment par le mouvement contre les lois Debré et les luttes pour des papiers pour tous. Jusque là, seule la droite raciste se scandalise de l’utilisation du mot “rafle”, terme assez ordinaire du vocabulaire policier, et personne ne voit vraiment le problème, réel, dans le fait qu’il soit souvent associé, dans des tracts militants avec les rafles de Vichy qui ont conduit aux camps d’extermination. Mais lorsque c’est la gauche qui arrive au pouvoir et qui continue à expulser, alors évidemment, elle ne peut supporter de se faire comparer aux vichystes ni même aux ratonneurs de la guerre d’Algérie. Et dans le même temps, effectivement, par provocation, la gauche radicale ne va pas cesser d’employer cette comparaison. C’est dans ce contexte, qu’elle va s’intégrer dans le discours relativiste développé par les antisémites de gauche qui se constituent en mouvance théorique et pratique à partir de Dieudonné. Ce qui ne veut pas dire qu’au départ et dans l’absolu, l’utilisation du mot n’ait pas été légitime et les comparaisons avec Vichy fondées notamment sur le passé trouble de Mitterrand .
  4. Lire à ce propos Elishéva Gottfarstein, Les « lois mémorielles » : manifestation d’un communautarisme ou outil d’inclusion au récit national ?
  5. Il convient de préciser, pour la suite des événements, et contre la reconstruction islamophobe de l’histoire de ce moment historique, que ces discours ne s’appuient nullement sur une version ou une autre d’islam politique. Au milieu des années 2000, le discours qui prédomine n’est pas religieux, mais avant tout nationaliste. Le dieudonnisme comme sa version de gauche anti-impérialiste ne défendent pas la dictature iranienne comme théocratie légitime en tant que telle, mais comme « nation résistante ». C’est exactement le même discours concernant la Syrie d’Assad, par exemple. Ces discours se marient avec ce qui commence à s’incarner dans le souverainisme de gauche classique et tend à concurrencer l’anticapitalisme: la résistance au «mondialisme » qui passera forcément par la défense des nations, et pas seulement minoritaires. C’est ainsi que tout soutien, par exemple aux luttes contre la théocratie iranienne qui émergent massivement sur place avant les révolutions arabes est interprété ici comme un soutien à des mouvements dirigés de l’extérieur pour affaiblir les nations qui résistent aux USA. Dans ce contexte, l’antisémitisme devient l’un des éléments d’une vision géopolitique du monde, où le nationalisme devient le moteur d’écrasement de toutes les luttes contre les États considérés comme « dominés ». La domination étant évidemment celle du « néo-conservatisme sioniste américain ».
  6. A ce sujet, il faudra aussi nous interroger collectivement un jour sur la manière dont un certain antiracisme nous a amenés à accorder une extrême importance au ressenti subjectif et à l’individualisation psychologique de nos luttes, en tant qu’issus de l’immigration noire et arabe, tout en refusant ce même droit aux personnes juives, à qui nous avons balancé pendant des années, que n’étant pas objectivement des victimes du racisme d’État, des discriminations au logement ou à l’emploi, leur vie était celle d’une minorité favorisée. Comment tout en apprenant à développer ce que nous pouvions vivre au quotidien et dans notre être profond en tant que racisés victimes pas seulement des discriminations mais du fameux regard oppressif, nous avons en même temps décrété que vivre en permanence sous protection des flics et des militaires , même pour de simples fêtes religieuses ou culturelles, c’était une situation enviable. Comme si les attaques de l’État étaient le seul élément qui définissait la “vraie” condition de victime du racisme. Comme si leur absence suffisait à effacer où à minorer l’hostilité sociale.
  7. Factuellement, la montée de l’antisémitisme en France à partir du début des années 2000 s’est faite à partir d’une sphère politique absolument transcourants mais dominée par l’extrême-droite antisémite. Factuellement, un certain nombre de tueurs djihadistes d’importance étaient conspirationnistes et dieudonnistes avant leur conversion religieuse.Par exemple Jérémie Louis Sydney, auteur de l’attaque à l’explosif contre une épicerie cacher à Sarcelles. Emilie Konig, une des premières femmes à être sur la liste des individus terroristes prioritaires des États Unis, a d’abord été la compagne d’un des membres du collectif Cheikh Yassine, organisation très liée à la mouvance soralienne. Très significatif, encore, Chérif Kouachi, bien avant de commettre l’attentat de Charlie Hebdo, dans sa première période djihadiste avait déjà l’obsession antisémite chevillée au corps au point de tenter de convaincre son recruteur de commettre un attentat anti Juifs à Paris, ce que Farid Benyettou refuse, car il se situe, lui, dans une optique djihadiste plus classique pour l’époque, recruter des troupes ici pour aller se battre dans les zones de guerre irakiennes. Si le salafisme armé séduit Kouachi, ce n’est pas donc pas sa conversion qui l’amène à l’antisémitisme. Enfin, l’évidence du caractère composite et métisse de l’antisémitisme djihadiste se révèle aussi lors du choix de certains avocats lors des proçès: peut-on ne pas tenir compte du fait que Mehdi Nemmouche choisira des avocats proches des sphères dieudonnistes et une plaidoirie qui n’assume absolument pas le djihadisme mais verse dans l’explication conspirationniste ? Peut-on ne pas tenir compte du fait que les accusés du procès de l’Hypercacher, exactement comme Youssouf Fofana vont choisir notamment Isabelle Coutant Peyre, compagnonne de route de Dieudonné et Soral, mais aussi ex-avocate de Youssouf Fofana ? L’hypothèse selon laquelle les issus de l’immigration et des quartiers populaires auraient leur “antisémitisme à eux” causé par le prétendu philosémitisme d’État ne tient donc pas au regard des faits, à part si l’on ne classe pas Dieudonné et Soral à l’extrême-droite. Ce qu’ont fait longtemps les Indigènes de la République avant de le reconnaître tout en n’en tirant aucune conséquence concrète. Et ce qui a amené finalement à un raisonnement pas si éloigné de celui des idéologues qui eux aussi prétendent qu’il existe un “nouvel antisémitisme” totalement exogène à la société française et porté uniquement par les issus de l’immigration musulmane.
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