Paru à La Découverte en 2021, l’ouvrage de Mohamed Amer Meziane,
Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, peut se lire comme une contribution à la philosophie de l’histoire. Si elle est ainsi résolument théorique, l’enquête philosophique proposée par Amer Meziane plonge néanmoins dans des archives coloniales disponibles mais oubliées malgré l’urgence – et l’utilité politique – de les interroger à l'heure de la diffusion d’un discours islamophobe d'inspiration séculariste.
Du point de vue de la méthode, le travail d’Amer Meziane se présente comme une généalogie inscrite dans l’invitation foucaldienne à établir une histoire de la domination sous la modernité
[1]. L’étude excède ainsi la méthode d’un travail d’histoire classique par l'actualité qu'elle se donne tant pour point de départ que comme aboutissement, c'est-à-dire la séquence islamophobe et raciste contemporaine qu'il s'agit d'étuder à partir d’un ensemble de discours et pratiques naturalisés lors de la longue histoire coloniale, dont il est entendu que ses effets sur les individus et les collectifs persistent dans la trame contemporaine. L'enquête d'Amer Meziane revient ainsi sur des actes et discours fondateurs de l’entreprise coloniale, lesquels continuent d'informer l’action des gouvernements du Nord vis-à-vis de leur anciennes colonies. Cette généalogie est essentiellement permise par l'examen de l'entreprise coloniale en Algérie et, plus spécifiquement, de la geste des saint-simoniens en son sein.
Renouvellements dans les études de la colonialité Quatre points me semblent particulièrement importants dans le propos d'Amer Meziane.
D’abord, par l'étude des archives coloniales, Amer Meziane démontre à nouveaux frais les liaisons dangereuses entre la domination des indigènes et le gouvernement de l'immigration postcoloniale en France. On voit comment une forme de racisme – l’islamophobie – a une origine directe dans les lois établissant la séparation des Français et des indigènes musulmans à l'heure de l'incorporation des départements algériens au territoire national. Il s’agit ainsi de l’ensemble des règles juridiques qui séparaient les colonisés dépourvus de droits des nationaux au sein de l’espace impérial. C’est le cas également, dans une certaine mesure, du décret Crémieux séparant Juifs et Musulmans, qui établit cette fois une distinction interne au sein de la société algérienne, au prix d'une injonction à l'assimilation adressée aux uns et d'une assignation civilisationnelle aux autres. Pour l’auteur, « cette double conscience qui a hanté les colonisés et qui hante toujours leurs descendants, la situation impossible qui les assimilaient aux Blancs lorsqu’ils cessaient de revendiquer leur tradition, et les assignait à résidence fixe lorsqu’ils la proclamaient, a été l’effet d’un dédoublement qu’il faut situer au cœur des institutions coloniales »
[2].
Tout au long de l'ouvrage, Amer Meziane conduit un effort de redéfinition de la laïcité et de la sécularisation, en mettant en lumière les techniques qui visent à la séparation entre la religion et la société à l'heure du déferlement de la puissance impériale. C’est à l’intérieur de l’empire, mais surtout à l’intérieur des colonies, que la laïcité est construite comme un ensemble de mécanismes et de discours performatifs parcourant la société moderne jusqu’à aujourd’hui. C’est aussi dans cette optique que la codification de l’islam en Algérie est étudiée par l’auteur. Selon lui, le gouvernement colonial de l'islam aurait permis, dans un premier temps, une redéfinition - voire une réinvention - de l’islam par l’Occident, avant de proclamer, dans un second temps, la nécessité de séparer religion et politique. Ce qui était désigné en Occident par le terme « mahométisme » devient « islam » depuis la mission égyptienne et la conversion stratégique ou sincère à l’islam – on ne le saura jamais – de Napoléon Bonaparte. Par le biais de cette requalification, le projet colonial aurait pensé et mis en pratique en Algérie coloniale une localisation de religion musulmane synonyme du réagencement de ses coordonnées théologiques et sociales. En témoigne dès lors l'appréhension, par la science coloniale, du prophète Mohammed comme un législateur plutôt que comme une figure mystique. Cette forme de travail symbolique est consubstantielle de l'entrée de la société colonisée en modernité et de l'exploitation économique, politique et écologique sur laquelle Amer Meziane jette une lumière neuve.
Ensuite, c’est par le contrôle de la religion musulmane – désormais considérée comme un sous-champ discursif de la politique impériale – que la laïcité existe comme mode de gouvernement jusqu’à nos jours. L’auteur introduit cette inclinaison centrale dans son livre à travers l’énoncé suivant : « Ces institutions [du Premier ] définissent aujourd’hui encore les pratiques de contrôle et de discrimination qui prennent le nom de laïcité dans l’espace public (…). Ainsi la sécularité qui fut celle de l’Etat impérial et de ses déploiements coloniaux en Afrique n’a-t-elle jamais été abolie par le régime de laïcité établi après 1905. La laïcisation n’a donc jamais signifié l’absence d’intervention de l’Etat au sein des pratiques religieuses »
[3].
Enfin, un énoncé qui mérite d'être développé davantage est celui de la vigueur des luttes anticoloniales en Algérie. C’est le cas du mouvement de l’Emir Abdelkader devant l’entreprise de conquête. Abdelkader est ainsi désigné dans la terminologie coloniale comme motivé par le fanatisme, c'est-à-dire une entorse à la séparation entre la politique et le religieux dont il s'agit d'annihiler les conditions de possibilité au coeur même de la société indigène. Il en atteste aussi « la politique du tribalisme », qui redouble l'assignation à l'islam par le refus de toute fluidité interne à la société, laquelle serait susceptible de permettre la révolte. De manière contre-intuitive mais emblématique, les conversions de l’islam vers le christianismene ne sont nullement acceptées, ce que démontre Amer Meziane dans un chapitre intitulé « La race et l’inconvertible ». Pour mieux saisir la dimension politique de cet interdit, il aurait peut-être fallu mettre en regard la situation algérienne avec celle de l'Afrique de l'Ouest, où la conversion au christianisme a pu à certains moments représenter une ressource anticoloniale (cf. le livre de Jean-Pierre Dozon,
La cause des prophètes)
Une perspective à explorer : l’étude de l’hégémonie coloniale à partir du Sud global Le livre d’Amer Meziane participe sans nul doute au renouvellement de la critique décoloniale, formulée au coeur des anciennes métropoles. Il prend en compte la souffrance coloniale en ce qu’elle est la matrice d’une histoire continue de la marginalité protéiforme des enfants d'immigrés – les héritiers des anciennes colonies. Mais dans ce qui suit, je voudrais brièvement resituer les apports de cette étude engagée à partir d’un positionnement différent, celui d'une perspective inscrite dans ce que l'on nomme désormais le Sud global. Ce regard des primo-arrivants en Europe et des candidats à l’immigration depuis les anciennes colonies me semble rendre nécessaire une trame d’analyse complémentaire à la généalogie de l'impérialité qu'esquisse Amer Meziane. Autrement dit, il s'agit de prendre en compte les situations historiques des anciennes colonies et l'économie morale de leurs sociétés contemporaines - dans leur rapport inhérent à l'Europe - pour compléter l'expérience des communautés minoritaires issues de l'immigration postcoloniale. Partant du livre, je voudrais soumettre trois postulats qui me semblent mériter d’être entendus comme autant de suites possibles à l’analyse d'Amer Meziane.
D’abord, en étudiant le gouvernement impérial de l’islam et des musulmans, l’ouvrage ouvre la voie à une interrogation renouvelée de la force des résistance et de riposte au coeur de la tradition musulmane. La pensée islamique anticoloniale formulée dans le monde arabo-musulman à l'heure de la colonisation et après les indépendances mérite d’être étudiée dans ses interactions avec le cadre hégémonique dressé par l’auteur. Des écoles de pensées doivent ainsi être réinterrogées à l’aune de la problématique des résistances anticoloniales confrontées au projet de sécularisation impériale. De ces traditions intellectuelles et politiques, qui redoublent des courants moraux à l'oeuvre au sein des sociétés du Sud, on peut distinguer les projets modernes ou antimodernes qui s'affrontent au coeur de ce que l'on a longtemps nommé la Renaissance arabe (
nahda). Une étude des formes de pensée arabes ou musulmanes est ainsi nécessaire pour enrichir la critique décoloniale dans laquelle s'inscrit l'auteur, par exemple les travaux de Mohamed Abed Al Jabri, Taha Abderrahman, mais aussi les postulats radicaux d’un penseur comme Sayeed Qutb. Tout en prenant au sérieux la question coloniale, ces courants moraux ont proposé une variété de formulations politiques variées et internes à la tradition islamique. Il faut souligner à ce stade que le livre d’Amer Meziane, en montrant le concret de la racialisation et de l’exploitation impériale et coloniale, ouvre un chemin pour examiner à nouveaux frais ces points de vue internes à la tradition islamique prenant forme en ce contexte.
Similairement, il s’agit de repenser une hypothèse centrale de cette étude – celle de la réinvention politique et légale de l'islam par le gouvernement séculier et impérial – en la confrontant aux formes de politisation inscrites dans une histoire longue de la tradition islamique. Certes, la perspective coloniale et postcoloniale traduisant le religieux en élément de discours séculier a ses fondement dans la conquête. Néanmoins, la codification de l'islam et sa séparation potentielle avec l'expérience des communautés a pu faire l'objet de projets antérieurs à la colonisation. Il est ainsi frappant qu’un historien du 14
ème siècle comme Ibn Khaldoun utilise le concept
milla (à la suite lui-même de philosophes du 10 et 11
ème siècle comme al Farâbi et al Ghazâli), lequel désigne une entité politique proto-nationale déliée de l'impérialité califale. D’autres concepts comme
dâr al kufr et
dâr al islam émergent en temps de guerre dès avant la colonisation occidentale comme autant des frontières malléables au milieu et à l’extrémité des sociétés musulmanes. De même, la mention du terme de s
haria dans le Coran a donné lieu à force usages politiques et juridiques dès les
sharia fait ainsi l'objet d’interprétations concurrentes de la part des législateurs impériaux. Comme la
milla, elle a pu renvoyer à une forme de législation protonationale, où l'appartenance religieuse se double d'une tentative de formation d'un corps politique unifié. Plus avant, un tel constat n'invite pas seulement à la comparaison entre la « religion latinomondialisée chrétienne » et le potentiel séculier des sociétés musulmanes, mais surtout à considérer les structurations internes à celles-ci et les tensions politiques intrinsèques à la tradition islamique, au moment où elle entre diversement en modernité. Un chainon important pour affiner cette compréhension est sans doute lié aux luttes religieuses – tant dans les écoles juridiques (
al-madâhib) de l’islam sunnite que dans les autorités (
marja‘iyya) chiites ; dans les luttes anticoloniales d'inspiration mystique, par exemple celles des tribus d’Omar Moukhtar en Lybie et de l’Emir Abdelkader en Algérie ; ou encore dans les usages modernes et séculiers de la religion dans les luttes des mouvements nationaux de libération.
Enfin, l'ouverture sur les mouvements de résistance permet de dresser une autre problématique peu étudiée dans le champ des études postcoloniales et décoloniales, à savoir les logiques internes à la tradition islamique en matière d'acquièscement à la domination moderne et à des formes de coopération volontaire avec le projet colonial. Dans cette perspective complémentaire, il demeure nécessaire d'interroger le devenir national et autoritaire des gouvernements postcoloniaux et de partis puisant dans le discours religieux. Gageons que le livre d'Amer Meziane fournit un cadre nécessaire pour la compréhension de ces réagencements de la tradtion.
[1] Pour une introduction à cette méthode, Michel Foucault,
Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-78), Paris : Gallimard/Seuil (Collection « Hautes Études »), 2004
[2] P. 120
[3] P. 102
[4] Un usage fondé entre autres sur le verset coranique « ولكل منكم جعلنا شٍرعة ومنهاجا » (A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un chemin à suivre), Sourate 5, verset 48.
[5] Voir Averoès,
Fasl al-maqâl fîmâ bain Chari‘a wa al-hikmah min al-ittisâl, 1179