Décoloniser les progressismes en islam

Romy Dematons
Avec l'aimable autorisation de son autrice et des éditions Calem, nous publions l'introduction de l'ouvrage de Romy Desmatons, Décoloniser les progressismes en Islam, paru en 2021 et tiré de son mémoire de master soutenu à l'Institut d'études politiques de Paris.


“Bâtir un islam des lumières”, c’est le souhait qu’a affirmé Emmanuel Macron lors de son discours aux Mureaux, le 2 octobre 2020. C’est dans le contexte du projet de loi “confortant les principes républicains” face au dit “séparatisme islamiste” que le Président a voulu mettre en avant des principes, des valeurs et des identités qui seraient indispensables face à « un islam en crise ». Encadrer les associations, les mosquées, les écoles, l’instruction à domicile ou encore la formation, le discours des imams et l’enseignement de l’islamologie, c’est ce qu’a annoncé Emmanuel Macron et ce, en soutenant à la hauteur de 10 millions d’euros certaines initiatives culturelles, historiques et scientifiques prises par la FIF (Fondation pour l’Islam de France).

Dès le lendemain de ce discours, les services de l’État (dont une quinzaine de policiers) ont soudainement perquisitionné la mosquée Omar Ibn Al-Khattab (Paris 11ème) en plein cours de langue arabe, devant les enfants et les enseignant-e-s, pour cause de “séparatisme” - une intervention qui sera pourtant classée sans suite en raison de simples “défauts usuels sur la sécurité incendie”. Suite à l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre, le contexte se tend davantage. L’ONG Baraka City sera à son tour violemment perquisitionnée puis dissoute le 28 octobre.

La mosquée de Pantin sera également fermée sur instruction du Ministère de l’Intérieur, le 25 novembre. S’en sont suivies plusieurs perquisitions au siège du CCIF, l’un des seuls collectifs de lutte contre l’islamophobie en France, jusqu’à l’auto-dissolution de ce dernier le 2 décembre, pour échapper aux pressions politiques et judiciaires du gouvernement français. Dans ce souci sécuritaire de “maintenir l’ordre social” en contrôlant les lieux de culte, écoles et associations, toute parole contestataire, toute critique à l’égard du gouvernement est perçue comme “infraction à l'ordre public” portant “atteinte à la souveraineté étatique” (Cesari, 2009). Le contexte de suspicion généralisée conduira d’ailleurs à des arrestations de mineur-e-s, dont certains âgés de cinq ans.

C’est donc au nom de la laïcité, des principes républicains et de la gestion du culte musulman que le gouvernement a remis en question l’État de droit en resserrant les libertés fondamentales des communautés musulmanes et ce, depuis des décennies, à travers une politique de la menace et du soupçon. Cette logique sécuritaire s’accompagne de la promotion d’un islam “progressiste”, dit “des Lumières” par le gouvernement, par l’intérmédiaire du CFCM (Conseil français du culte musulman). Cet organe créé en 2003 pour être l’interlocuteur officiel de l’Etat est censé représenter les communautés musulmanes françaises. Mais ces dernières, de plus en plus diversifiées et traversées par de nombreux courants, s’y reconnaissent peu.

Les minorités musulmanes françaises : vers de nouvelles expressions islamiques ?

Depuis le début des années 1980, l’émergence d’une « question musulmane » en France suscite de plus en plus de travaux en sciences sociales, en lien avec les politiques « d’intégration » et de « sécurité » produites par l’institutionnalisation du culte musulman. Si cet « objet chaud » a longtemps été traité par des islamologues, « le processus de “décolonisation mentale” qui a touché les sciences sociales et le discrédit idéologique jeté sur la tradition orientaliste » (Geisser, 2012, p. 351-366) a permis à des politologues et sociologues d’entamer des travaux de recherches sur les musulman-e-s, à la fois surexposé-e-s médiatiquement et invisibles.

“En France, l’islam n’est pas qu’une religion. Historiquement, elle est une “religion de colonisé-e-s” (Bounaidja-Rachedi, 2015) avant d’être une “religion d’immigré-e-s”. Ses conditions d’implantation sont largement “indissociables des processus (dé)coloniaux, migratoires, sociaux et politiques ayant conduit à l’émigration, puis à l’enracinement, de plusieurs générations d’étrangers, pour l’essentiel originaires des anciennes colonies françaises” (Sayad, 1987). En effet, d’un point de vue démographique, les minorités musulmanes sont majoritairement d’origine nord-africaine, issues des classes populaires. “L'accentuation des critiques politiques vis-à-vis de l'islam ont été concomitantes avec l'accès pour les musulman-e-s à l'ascenseur social” (Bounaidja-Rachedi, op.cit.).

À cet égard, l’entrée en scène des deuxièmes et troisièmes générations de musulman-e-s a donné lieu à un certain nombre de revendications parmi lesquelles : un islam détaché de l’islam “culturel” de leurs parents. Outre de nouvelles expressions islamiques et une volonté d’autonomie et de réforme, on observe également une forte vitalité associative chez les jeunes musulman-e-s né-e-s en France, qui s’engagent sur le terrain pour une pluralité de causes. Certain-e-s militent contre toute forme de discrimination liée à la racialisation de l’islam. En effet, alors même qu’elles sont nées en France, l’opinion publique ne cesse de prétendre que les identités musulmanes et françaises de ces personnes seraient incompatibles avec les valeurs de la République.

Les « musulman-e-s », loin d’être un groupe homogène, est une catégorie sujette à des “luttes symboliques et politiques” (Brubaker, R., 2013) dont l’identité des membres varie et fluctue en fonction de leurs caractéristiques de classe, de genre, de race (au sens sociologique du terme), leurs ancrages politiques, sociaux, territoriaux, leurs trajectoires ainsi que leur affiliation religieuse. À cet égard, je qualifie de « musulman-e » tout-e individu-e qui s’identifie à l’islam, à la culture ou à la communauté musulmane de par ses croyances, son vécu et/ou ses assignations raciales.

L’encadrement politique de l’islam : héritage colonial, gestions des cultes et islam “civil”

Fortement encadré par le politique, “l’islam de France” est sans cesse contrôlé, surveillé et soumis à des demandes d’allégeance et de conformité. “Socialement, voire moralement suspect, il [l’immigré] doit avant tout rassurer quant à la morale : on n’a jamais autant parlé en France de “valeurs républicaines” que pour dénoncer les comportements [...] des immigré-e-s musulman-e-s” (Sayad, 1999, p. 5-14.). En effet, la gestion du culte religieux musulman en France s’inscrit dans une longue histoire de négociations et d’ingérences politiques, héritées de la période coloniale. Cette histoire continue d’être visible à travers le maintien d’une organisation dite “consulaire” du culte, dans laquelle les pays d’origine des immigré-e-s musulman-e-s (Algérie, Maroc, Turquie, etc.) continuent de jouer un rôle central. Comme le montre Nacira Guénif-Souilamas, les rapports entre la France et les communautés musulmanes ne peuvent s’étudier sans retourner à l’histoire des stratégies de négociations. Sous un système de tutelle et de colonisation, les populations colonisé-e-s se sont retrouvées confrontées à des formes d’ingérence coloniale dans la gestion du culte musulman. Désormais, ce sont leurs descendant-e-s, qui, au nom de la laïcité et des valeurs républicaines, font face à la politique de menace et de soupçon (Hajjat et Mohammed, 2013), une politique toujours empreinte de colonialité.

Encore aujourd’hui, la concentration urbaine dans des zones reléguées participe de la construction d’un stigmate de délinquance et de pauvreté. Si l’État déplore aujourd’hui la délégation de la gestion du culte musulman aux pays d’origine étrangère par le biais des consulats, il l’a très largement encouragée en négociant auprès des ambassades des pays concernés (Algérie, Maroc, Turquie, etc.) la gestion du culte des Musulman-e-s français-e-s. Alger étant perçu comme le garant le plus « sûr » de l’islam « modéré », des imams venaient en France à la demande du Ministère de l’intérieur et de ses conseillers “experts”. À partir des années 1980, l'islam s’est majoritairement constitué sur le mode associatif. En 1989, Pierre Joxe, ancien Ministre de l’Intérieur, crée le CoRIF (Conseil de réflexion sur l’Islam en France) jusqu’à ce que Nicolas Sarkozy fasse “accoucher aux forceps” le CFCM (Conseil français du culte musulman) en 2003. Ainsi, les conséquences de la domination coloniale se font encore sentir sur l’institutionnalisation et la structuraton du culte musulman en France.

Aujourd’hui en France, l’islam est majoritairement perçu par l’État comme une menace pour l’intégrité et la sécurité de la nation française. Dans un contexte de lutte contre les “séparatismes”, on observe une “cristallisation particulièrement forte d’enjeux multiples autour de la question de l’islam” car elle est reliée aux questions d’immigration et de classe, aux questions (post)coloniales et aux questions de genre. Perçu-e-s comme aliéné-e-s, les musulman-e-s seraient responsables d’une forme de “recul de la citoyenneté”, et de “non intégration” dans la dite “démocratie” à la souveraineté “une et indivisible”. Ainsi, au nom d’un “islam de France” dénué d’influences étrangères, l’État mène une politique interventionniste dans l’organisation du culte musulman.

Immixtion du politique dans le religieux : “bon-ne-s” et “mauvais-es musulman-e-s”

Cette immixtion du politique dans le religieux, produit des dichotomies entre “bon et mauvais” islam, islam “modéré” et islam “radical”, islam “progressiste des Lumières” et islam “obscurantiste”, islam “libéral” et islam “autoritaire”. Cette dichotomie, perçue comme offensante pour nombre de fidèles, crée de fortes contraintes discursives sur les musulman-e-s dans les pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Depuis les attaques du 11 sepembre 2001, de nombreux discours sur l’islam ont stigmatisé les communautés musulmanes en les réduisant à l’opposition binaire entre « mauvais-e-s musulman-e-s fondamentalistes » et « bon-ne-s musulman-e-s modéré-e-s ». Ces dernièr-e-s sont perçu-e-s comme des acteur-ices clés de la lutte contre le terrorisme et la “radicalisation”. Il est attendu d’elleux qu’iels promeuvent des réformes démocratiques, non-violentes et libérales de leur religion, en accord avec les orientations proposées par les gouvernements.

L’islam “modéré” est jugé en fonction de sa capacité à se dénuer de toute politisation allant à l’encontre du gouvernement. Les musulman-e-s dits “modéré-e-s” suscitent une très forte attention médiatique et universitaire car ils permettent une forme de contrôle et d’encadrement de “l’islam acceptable” – conduisant à écraser la diversité des courants et des débats qui traversent les communautés musulmanes et à invisibiliser les problèmes sociaux ou politiques susceptibles de les affecter. Cette vision simpliste des “bons ou des mauvais musulmans” alimente les ambiguïtés conceptuelles et les insuffisances théoriques et empiriques pour saisir la multiplicité identités musulmanes. Par ailleurs, cette grille de lecture, vise à promouvoir un type d’islam civil et discret qui lui-seul serait authentique et compatible avec le cadre républicain. Il aurait “soit relégué le culte dans la sphère de l’intime, soit réduit l’islam à un héritage culturel lié à une identité ethnique diffuse”. Ce type d’islam “civil” est le fruit de la période coloniale française qui a développé une politique musulmane qui régulait les populations colonisées en s’appuyant sur la dichotomie radical- modéré.


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