Theordor Herzl & Yusuf Khalidi
CORRESPONDANCE (1899)
Dia al-Azzawi
Yusuf Dia Khalidi (1842-1906), maire de Jérusalem et député ottoman, s'adresse à son ami, le grand-rabbin de France Zadoc Kahn (1839-1905), pour une lettre en français dont le destinataire réel est Théodor Herzl, fondateur du mouvement sioniste. Celle-ci est la première réaction officielle palestinienne de l'histoire au projet sioniste.

Yusuf Dia Khalidi a été maire de Jérusalem à plusieurs reprises. À l'heure où il écrit sa missive à Herzl, il est député au Parlement impérial à Constantinople. Son courrier fait suite à l'écho international que rencontre le mouvement sioniste. Le message de Khalidi à Herzl peut être énoncé de la sorte : tout en reconnaissant les droits historiques des Juifs à la Palestine, ainsi que la justice de la cause de l'émancipation nationale juive, toute utopie d'État séparé et exclusiviste est destinée à échouer et à causer un bain de sang. L'insistance de Khalidi sur le terme géographique doit être ainsi comprise : ce n'est pas la venue des Juifs en Palestine qui est déniée, tant s'en faut, mais la formation d'une entité territoriale séparée du reste de la société composite de la Palestine et du Moyen-Orient.

S'agissant de la première partie de sa prédiction, Yusuf Dia Khalidi semble avoir eu tort, l'État d'Israël a bel et bien vu le jour. Pour autant, il est nécessaire d'éviter tout raisonnement téléologique : les évènements du XXème siècle (la Première guerre mondiale, la disparition de l'Empire ottoman, la colonisation britannique, la Seconde guerre mondiale, le génocide des Juifs d'Europe) étaient de magnitude telle qu'ils ne pouvaient être envisagés en amont. Cette succession de drames proprement inimaginables invite dès lors à prendre acte des conditions historiques de réalisation de l'utopie sioniste.

La seconde partie de la prophétie de Khalidi - le bain de sang dans la région - s'est hélas pleinement réalisée. Il faut néanmoins prendre acte d'un tel document. Aux premières heures du projet sioniste, le dialogue d'expériences collectives évoluant dans une modernité en partage parait encore possible, à la condition de le situer sur le plan authentiquement politique de la forme de communauté qu'il s'agit - non de construire - mais de composer entre diverses consciences nationales. Aussi Herzl ne répond-il pas autre chose au courrier de Khalidi : "Vous voyez une autre difficulté, Excellence, dans l'existence de la population non-juive en Palestine. Mais qui penserait à les renvoyer ? C'est leur bien-être, leur richesse individuelle que nous augmenterons en y apportant la nôtre. (...) C'est ce que la population indigène doit réaliser, qu'elle gagnera d'excellents frères comme le Sultan gagnera des sujets fidèles et bons qui feront prospérer cette province, cette province qui est leur patrie historique."

La lettre de Yusuf Dia Khalidi n'avait encore jamais été publiée dans son intégralité. La revue Conditions remercie chaleureusement Rashid Khalidi de nous l'avoir transmise.
Lettre de Yusuf Dia al-Khalidi à Theodor Herzl, par l'intermédiaire du grand-rabbin de France Zadoc Kahn

Constantinople, le 1er Mars 1899,

Khédivial Hotel,



Monsieur,

Sachant combien le sort de Vos coréligionaires en Orient vous touche au cœur, je prends la liberté de Vous adresser les lignes suivantes:

Je me flatte de penser que je n'ai besoin de parler de mes sentiments vers Votre peuple. Tous ceux qui me connaissent savent bien, que je ne fais aucune distinction entre juifs, chrétiens et musulmans. Je m'inspire toujours de la sublime parole de Votre Prophète Malachie, n'est-ce pas que nous avons un père commun à nous tous ? N'est-ce pas le même Dieu qui nous à créé tous ?
En ce qui concerne les israélites je prends cette parole au sens de la lettre, car, en dehors de ce que je les estime pour leurs hautes qualités morales et intellectuelles, je les considère vraiment comme parents à nous autres, arabes, pour nous ils sont des cousins, nous avons vraiment le même Père, Abraham, dont nous descendons également. Il existe beaucoup de affinités entre les deux races, nous avons presque la même langue. Politiquement, d'ailleurs, je suis convaincu que les Juifs et les Arabes feront bien de se soutenir pour pouvoir résister aux envahisseurs des autres races.

Ce sont ces sentiments qui me mettent à l'aise pour Vous parler franchement de la grande question qui agite actuellement le peuple juif. Vous Vous doutez bien que je veux parler du Zionisme.

L'idée en elle-même n'est que toute naturelle, belle et juste. Qui peut contester les droits des Juifs sur la Palestine ? Mon Dieu, historiquement c'est bien Votre pays ! Et quel spectacle merveilleux ça serait si les Juifs, si doués, étaient de nouveau reconstitués en une nation indépendante, respectée, heureuse, pouvant rendre à la pauvre humanité des services dans le domaine moral comme autrefois !

Malheureusement, les destinées des nations ne sont point gouvernées seulement par ces conceptions abstraites, si pures, si nobles qu'elles puissent être. Il faut compter avec la réalité, avec les faits acquis, avec la force, oui avec la force brutale des circonstances. Or la réalité est que la Palestine fait maintenant partie intégrale de l'Empire ottoman et, ce qui est plus grave, elle est habitée par d'autres que des Israélites. Cette réalité, ces faits acquis, cette force brutale des circonstances ne laissent au Zionisme, géographiquement [souligné dans le texte], aucun espoir de réalisation, et ce qui est autant important menace d'un vrai danger la situation des Juifs en Turquie.

J'ai été pendant dix ans maire de Jérusalem, et après député de cette ville au Parlement impérial et je le suis encore ; je travaille maintenant pour le bien de cette ville pour y amener de l'eau salubre. Je suis en état de Vous parler en connaissance de cause. Nous nous considérons nous Arabes et Turcs, comme gardiens des lieux également sacrés pour les trois religions, le judaïsme, la chrétienté et l'Islam. Eh bien, comment les meneurs du Zionisme peuvent-ils s'imaginer qu'ils parviendraient à arracher ces lieux sacrés aux deux autres religions qui sont l'immense majorité ? Quelles forces matérielles les juifs possèdent-ils pour imposer leur volonté eux qui sont 10 millions au plus, aux 350 millions des chrétiens et 300 millions des musulmans. Les Juifs possèdent certainement des capitaux et de l'intelligence. Mais si grande que soit la force de l'argent dans ce monde, on ne peut acheter tout à coups de millions. Pour arriver à un but comme celui que le Zionisme doit se proposer, il faut d'autres coups, plus formidables, ceux des canons et des cuirassés. Or, quelle est la Puissance qui pourrait bien mettre ces choses-là à la disposition du Dr Herzl ? Est-ce la Russie ? Ou peut-être son alliée la France ? Croyez-vous que l'empereur Guillaume trouvera que cela vaut quelques os des soldats poméraniens ? Et même les nations les mieux disposées envers les Juifs, comme les Anglais et les Américains, je ne crois pas qu'elles consentent jamais de partir en guerre contre les autres nations pour aider les Juifs à s'installer en Palestine. Il est vrai que les Américains ont fait dernièrement la guerre aux Espagnols des Cubains et Philippins. Mais le peuple juif se trouve comme peuple dans un état beaucoup plus malheureux que ceux-ci, qui sont dans leurs pays, tandis que les Juifs sont dispersés, ne sont pas concentrés dans un endroit.

C'est donc une pure folie de la part de Dr. Herzl, que j'estime d'ailleurs comme homme et comme écrivain de talent, et comme vrai patriote juif, et de ses amis, de s'imaginer que, même s'il était possible d'obtenir le consentement de S.M. le Sultan, ils arriveraient un jour de s'emparer de la Palestine. Mais je ne me croirais pas en droit d'intervenir si je ne prévoyais pas un grand danger de ce mouvement pour les israélites en Turquie et surtout en Palestine.

Certes, les Turcs et les Arabes sont généralement bien disposés envers Vos coreligionnaires. Cependant il y a parmi eux aussi des fanatiques, eux aussi, comme toutes les autres nations, même les plus civilisées, ne sont pas exemptes des sentiments de haine de race. En réalité, il y a en Palestine des Chrétiens fanatiques, surtout parmi les orthodoxes et les catholiques, qui considérant la Palestine comme devant appartenir à eux seulement, sont très jaloux des progrès des Juifs dans le pays de leurs ancêtres et ne laissent passer aucune occasion pour exciter la haine des musulmans contre les Juifs. Il y a lieu de craindre un mouvement populaire contre Vos coreligionnaires, malheureux depuis tant de siècles, qui leur serait fatal et que le gouvernement doué des meilleures dispositions du monde ne pourra étouffer facilement. C'est cette éventualité très possible qui me met la plume dans la main pour vous écrire.

Il faut donc pour la tranquillité des Juifs en Turquie que le mouvement sioniste, dans le sens géographique du mot, cesse. Que l'on cherche un endroit quelque part pour la malheureuse nation juive, rien de plus juste et équitable. Mon Dieu, la terre est assez vaste, il y a encore des pays inhabités ou l'on pourrait placer les millions d'israélites pauvres, qui y deviendraient peut-être heureux et un jour constitueraient une nation. Ce serait peut-être la meilleure, la plus rationnelle solution de la question juive. Mais, au nom de Dieu, qu'on laisse tranquille la Palestine.

Notre Prophète imposa aux israélites de Kheïbar comme condition de paix de reconnaître sa mission divine. Aucun musulman n'exige cela des Juifs qui viendraient en Palestine. Ils sont les bienvenus, mais à la condition de n'avoir aucune autre pensée que d'être, comme nous-mêmes, des fidèles sujets ottomans.

Je dois accomplir un devoir sacré de conscience en adressant cet avertissement à ceux qui sont à la tête du judaïsme. Je m'imagine que cela peut être affligeant pour un cœur juif. Mais croyez-moi, Monsieur, que c'est un vrai ami d'Israël qui Vous parle et comme l'a dit si bien Votre grand et sage roi, les plaies causées par un ami valent mieux que les baisers d'un ennemi.

Agréez monsieur l'assurance de nos sentiments fraternels,

Youssuf Zia al-Khalidy,

Député de Jérusalem

Réponse de Theodor Herzl à Yusuf Dia al-Khalidi


Wien-Währing, 19 mars 1899

Carl Ludwigsträsse 50



Excellence,

Je dois à la gentillesse de M. Zadok Kahn le plaisir d'avoir lu la lettre que vous lui avez adressée. Permettez-moi tout d'abord de vous dire que les sentiments d'amitié que vous exprimez pour le peuple juif m'inspirent la plus profonde appréciation. Les Juifs ont été, sont et seront les meilleurs amis de la Turquie depuis le jour où le sultan Selim a ouvert son Empire aux Juifs persécutés d'Espagne.

Et cette amitié ne consiste pas seulement en paroles, elle est prête à se traduire en actes et à aider les musulmans.
L'idée sioniste, dont je suis l'humble serviteur, n'a aucune tendance hostile envers le gouvernement ottoman, mais bien au contraire, ce mouvement se préoccupe d'ouvrir de nouvelles ressources pour l'Empire ottoman. En permettant l'immigration à un certain nombre de Juifs qui apportent leur intelligence, leur perspicacité financière et leurs moyens d'entreprise dans le pays, nul ne peut douter que le bien-être du pays tout entier en serait le résultat heureux. Il est nécessaire de le comprendre et de le faire connaître à tous.

Comme Votre Excellence l'a très bien dit dans votre lettre au Grand Rabbin, les Juifs n'ont aucune puissance belligérante derrière eux, et ils ne sont pas eux-mêmes de nature guerrière. C'est un élément tout à fait paisible, et très satisfaisant s'ils sont laissés en paix. Il n'y a donc absolument rien à craindre de leur immigration.

La question des Lieux Saints ?
Mais personne ne pense à y toucher. Comme je l'ai dit et écrit plusieurs fois : ces lieux ont perdu à jamais la faculté d'appartenir exclusivement à une seule foi, à une seule race ou à un seul peuple. Les Lieux Saints sont et resteront saints pour le monde entier, pour les musulmans comme pour les chrétiens comme pour les juifs. La paix universelle que tous les hommes de bien espèrent ardemment aura son symbole dans une union fraternelle dans les Lieux Saints.

Vous voyez une autre difficulté, Excellence, dans l'existence de la population non-juive en Palestine. Mais qui penserait à les renvoyer ? C'est leur bien-être, leur richesse individuelle que nous augmenterons en y apportant la nôtre. Pensez-vous qu'un Arabe qui possède un terrain ou une maison en Palestine d'une valeur de trois ou quatre mille francs sera très fâché de voir le prix de sa terre augmenter en peu de temps, de la voir augmenter de cinq à dix fois en valeur peut-être en quelques mois ? D'ailleurs, cela se produira nécessairement avec l'arrivée des Juifs. C'est ce que la population indigène doit réaliser, qu'elle gagnera d'excellents frères comme le Sultan gagnera des sujets fidèles et bons qui feront prospérer cette province, cette province qui est leur patrie historique.

Quand on regarde la situation sous cet angle, qui est le vrai, il faut être l'ami du sionisme quand on est l'ami de la Turquie.
J'espère, Excellence, que ces quelques explications suffiront à vous donner un peu plus de sympathie pour notre mouvement.
Vous dites à M. Zadok Kahn que les Juifs feraient mieux d'aller ailleurs. Cela pourrait bien se produire le jour où nous réaliserons que la Turquie ne comprend pas les énormes avantages que notre mouvement lui offre. Nous avons expliqué notre objectif publiquement, sincèrement et loyalement. J'ai soumis à Sa Majesté le Sultan quelques propositions générales, et je suis heureux de croire que l'extrême lucidité de son esprit lui fera accepter en principe l'idée dont on pourra ensuite discuter des détails de l'exécution. S'il ne l'accepte pas, nous chercherons et, croyez-moi, nous trouverons ailleurs ce dont nous avons besoin.

Mais la Turquie aura alors perdu sa dernière chance de réguler ses finances et de retrouver sa vigueur économique.
C'est un ami sincère des Turcs qui vous dit ces choses aujourd'hui. Souvenez-vous de ça !

Et je vous prie d'agréer, Excellence, l'assurance de ma très haute considération.

Dr. Theodore Herzl

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