Après près d’un an et demi au cours desquels ils ont enduré la dévastation massive et le dénuement total, les Palestiniens de Gaza font entendre leur voix. Ces derniers jours, des milliers de personnes ont participé à de vastes manifestations dans l’enclave assiégée, réclamant le droit de vivre dans la dignité et la paix au sein de leur patrie.
Les principales cibles des manifestants sont la guerre génocidaire d’Israël, les nouveaux fantasmes américains d’effacement et d’expulsion, ainsi que la complicité des régimes arabes et de l’Occident. Les protestataires ont également été très critiques à l’égard le Hamas et e sa forme coûteuse de résistance à l’occupation israélienne. Même les médias arabes comme Al-Jazeera n’ont pas été épargnés pour leur couverture jugée apologétique du Hamas.
Rappelant le mouvement social gazaoui « Nous voulons vivre », qui avait eu lieu avant la guerre, des manifestants dans certaines des zones les plus dévastées du nord de Gaza ont scandé « Le peuple veut renverser le Hamas » et « Hamas dégage ». Un manifestant résumait bien le sentiment général : « Nous avons manifesté aujourd’hui pour déclarer que nous ne voulons pas mourir. Certes, c’est Israël qui attaque et bombarde, mais le Hamas porte aussi une responsabilité directe, tout comme ceux qui se présentent comme leaders arabes ou palestiniens. »
La réponse du Hamas a été fidèle à son autoritarisme. Plutôt que de reconnaître la colère et l’indignation collective face à cette guerre interminable et à la dégradation systématique de la vie humaine à Gaza, le Hamas a piétiné ce sentiment partagé et menacé les manifestants de représailles.
Le Hamas a d’abord affirmé que les manifestations visaient l’occupant israélien, et non lui. Puis il a réprimé les protestataires par la force, les qualifiant de traîtres et de fauteurs de division. Un communiqué commun avec d’autres groupes armés qualifiait les manifestants d’« individus suspects » et de « collaborateurs » avec Israël, les accusant de façon absurde de nuire aux négociations sur les otages. Des sources palestiniennes ont aussi rapporté que le Hamas aurait « enlevé, torturé et tué » un manifestant pour étouffer la contestation.
Reste à savoir si le Hamas peut étouffer un tel sentiment collectif. Mais sa réponse brutale ne fait que confirmer l’importance de ces mobilisations spontanées, le fait que ses choix politiques et militaires ne peuvent être éternellement soustraits au débat, et que les Palestiniens, après tant de souffrances, veulent avoir leur mot à dire sur leur avenir. Quand la survie nationale est en jeu, un examen politique et historique devient plus urgent que jamais.
Trois raisons principales expliquent les manifestations à Gaza : d’abord, le génocide en cours perpétré par Israël et les plans d’expulsion récents de la coalition américano-israélienne ; ensuite, l’échec du Hamas à protéger les civils palestiniens ; enfin, l’aspiration inaltérable des Palestiniens à vivre libres et dignes.
Génocide
Depuis le 7 octobre, les Palestiniens vivent dans un cercle de l’enfer créé par Israël. Personne ne semble à même d’arrêter la destruction de leur société. Déplacés plusieurs fois, sans lieu sûr, ils survivent parmi les gravats et les fosses communes, dans des conditions inhumaines.
Les chiffres sont effarants : au moins 50 000 Palestiniens — pour la plupart des civils — ont été tués par la guerre israélienne, soit plus de 2 % de la population de Gaza, dans l’une des zones les plus densément peuplées du monde, où la moitié des habitants sont des enfants.
Deux millions de Palestiniens n’ont pas un accès régulier à l’eau potable ou à la nourriture. Ils vivent dans des tentes et des camps improvisés, eux-mêmes régulièrement bombardés. Chaque jour est une lutte pour survivre.
92 % des logements ont été détruits ou endommagés. Des villes entières et des camps de réfugiés ont disparu. La plupart des enfants n’ont plus accès à l’éducation, avec 2 308 établissements scolaires ont été détruits. Le système éducatif a cessé d’exister, toutes les universités ont été réduites à néant. Très peu d’hôpitaux fonctionnent encore, de nombreux ont été complètement rasés. Un million d’enfants ont besoin d’un soutien en santé mentale et sont traumatisés à vie de la guerre.
Par ses bombardements incessants et indiscriminés, Israël a délibérément détruit la société palestinienne à Gaza, rendant simultanément la région inhabitable. C’était l’objectif : créer les conditions de l’exode et de l’expulsion des Palestiniens pour permettre une occupation permanente.
Le génocide est la conséquence intentionnelle de la guerre menée par Israël. C’est la vengeance d’Israël pour le 7 octobre. Cela se lit dans le comportement de ses soldats et s’entend dans les chansons israéliennes qui parlent de brûler des villages et d’anéantir les Palestiniens — tous, pas seulement le Hamas. Aucun niveau de censure, de déni ou d’imposition du silence, que ce soit par Israël ou par ses alliés (comme la BBC), ne peut effacer le fait du génocide.
C’est la principale raison pour laquelle les Palestiniens manifestent. Ils en ont assez de la mort de masse, d’être un peuple jetable et des pions dans les stratégies coloniales et les fantasmes impériaux des autres.
Militarisme du Hamas
Les manifestants de Gaza dénoncent aussi le Hamas et exigent son départ. Pour un observateur extérieur, cela peut sembler surprenant : comment des Palestiniens peuvent-ils critiquer aussi ouvertement le principal groupe de résistance à Gaza ? Le départ du Hamas est, après tout, ce que souhaite Israël comme punition pour le 7 octobre, en réminiscence du retrait de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Beyrouth en 1982.
Mais cette exigence résulte de la guerre elle-même, même si des exigences avaient déjà été formulés par les manifestants à Gaza en août 2023. Le 7-Octobre a rendu les Palestiniens totalement exposés à la vengeance génocidaire d’Israël, sans protection pour les civils. Tandis qu’Israël détruit Gaza, les combattants du Hamas se sont réfugiés dans des tunnels. Cette pratique de protection des combattants et non du peuple est une source majeure de ressentiment.
Un massacre particulièrement violent a eu lieu la semaine dernière : Israël a rompu la trêve et tué plus de 400 civils — la journée la plus meurtrière pour les enfants depuis le début de la guerre. Des pancartes disaient : « Le sang de nos enfants n’est pas bon marché. »
La réponse du Hamas à ce nouveau massacre israélien a de nouveau été d’évidente inefficacité : le mouvement a tiré deux roquettes rudimentaires sur Tel-Aviv, immédiatement interceptées par le système du Dôme de fer. Ce qui révolte les Palestiniens, c’est que ce type de tactique militaire n’a aucune chance d’arrêter la guerre contre Gaza. Elle soulève également de nombreuses questions sur la nature et l’efficacité de la résistance armée du Hamas. Les manifestants ont exprimé ouvertement l’échec et l’inutilité de ces tactiques, qui exposent les Palestiniens à des représailles, plutôt que de dissuader Israël.
Un autre grief des manifestants est la problématique des otages israéliens encore retenus à Gaza. Fondé sur l’expérience retirée de l’affaire Gilad Shalit, le calcul du Hamas était que la prise d’otages forcerait Israël à négocier, lever le blocus sur Gaza et libérer tous les prisonniers politiques palestiniens. Mais ce pari a échoué. Netanyahu a neutralisé tout levier politique potentiel que les otages auraient pu représenter pour influer sur le cours de la guerre. En réalité, c’est l’inverse qui s’est produit : Netanyahu a utilisé les otages pour prolonger la guerre. Ils servent désormais de principal prétexte pour tuer davantage de Palestiniens à Gaza, viser une « victoire totale » contre le Hamas et s’assurer que Gaza soit neutralisée pour des générations. Pour annihiler la contrainte politique que les otages auraient pu représenter dans la conduite de la guerre, Netanyahu a résisté à l’opinion publique israélienne et à la pression des élites en faveur d’un accord et de la fin du conflit. Il y est parvenu, et son gouvernement n’a jamais été aussi stable.
Il est évident que ni les roquettes du Hamas ni la détention d’otages n’ont permis d’alléger l’occupation ni d’améliorer les conditions de vie à Gaza. Aucun effet de mise en scène lors des cérémonies de libération d’otages profondément nuisibles orchestrées par le Hamas ne peut masquer le fait que cette guerre a été un désastre total pour les Palestiniens. Ces cérémonies, que le Hamas a instrumentalisées comme démonstration de force grossière, ont en réalité servi de nouveau prétexte à Israël pour reprendre la destruction de Gaza.
En arrêtant des milliers de Palestiniens depuis le 7 octobre (dont dix mille croupissent aujourd’hui dans les prisons israéliennes), Israël a vidé par avance de toute portée réelle tout échange otages-prisonniers. Pour le dire clairement : après chaque échange, Israël arrête encore plus de Palestiniens qu’il n’en libère.
Comme leurs slogans l’indiquent, les manifestants palestiniens à Gaza ont pleinement conscience de cette réalité et ont tiré leurs propres conclusions à propos de l’inefficacité de la résistance militaire indiscriminée contre Israël. Dans les ruines de leurs villes et de leurs foyers, ils ne voient pas les prétendues victoires du Hamas, mais la destruction absurde de l’existence sociale à Gaza, dont la reconstruction prendra des décennies. Ce qu’ils réclament, c’est qu’une nouvelle politique à Gaza place enfin au centre leurs besoins et leurs intérêts, comme un enjeu de priorité nationale.
Le droit de vivre à Gaza
Enfin, les manifestations affirment quelque chose de plus fondamental encore : l’enracinement quotidien des Palestiniens à Gaza, leur désir manifeste de rester et de reconstruire leur patrie dévastée. Ils veulent que la guerre cesse pour pouvoir rassembler les morceaux de leurs vies brisées, aussi difficile que cela soit.
À la veille de l’anéantissement et de l’expulsion, seule l’action collective et la solidarité peuvent reconstruire la société palestinienne et surmonter la nouvelle nakba de Gaza. Réprimer ou déformer cet élan, c’est enfermer une fois de plus les Palestiniens dans des schémas politiques vains — et mettre en péril l’avenir de Gaza.
Bien que les difficultés paraissent insurmontables, de nombreux Palestiniens cherchent aujourd’hui de nouvelles stratégies d’émancipation anticoloniale, afin de préserver leur avenir en Palestine — en rupture avec les politiques décrépies et les divisions internes de leurs dirigeants actuels, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie.