Combattre les racismes, même contre les nôtres

Jonas Pardo et Illana Weizman

Nous republions ici le texte de Jonas Pardo et d'Illana Weizman, récit d'une expérience tout à fait ordinaire pour nous, mais vécue de l'autre côté de la barrière islamopohobe. Lutter contre l'antisémitisme fait partie des nombreux combats où le fameux repli communautaire semble parfois, voire souvent, la meilleure des options. Elle évite la stigmatisation, le harcèlement, la diffamation et la mise à l'écart comme conclusion bruyante des tentatives de fraternisation. L'islamophobie est ce rapport à l'Autre qui consiste à lui imposer de montrer patte blanche et puis de lui trouver sans cesse une tache inexistante mais que tout le monde ou presque fait semblant de voir . C'est dans ce presque que réside une partie de nos espoirs. Récit d'un presque.


Dimanche 19 mars dernier se tenait au Musée Juif de Bruxelles une conférence intitulée « Les Juifs, angle mort de l’antiracisme ? » organisée par l’Union des Étudiants Juifs de Belgique (UEJB). La conférence s’inscrivait dans une tentative de réconciliation : ramener la lutte contre l’antisémitisme au sein des préoccupations des antiracistes belges. Les intervenants avaient à cœur d’analyser la place marginale de la lutte contre l’antisémitisme au sein des luttes antiracistes, repérer les raisons des blocages et proposer des pistes afin de les dépasser. Pour engager cette discussion cruciale, devaient se retrouver autour de la table Illana Weizman, autrice de Des Blancs comme les autres ? Les Juifs angle mort de l’antiracisme, Jonas Pardo, formateur à la lutte contre l’antisémitisme auprès des organisations du mouvement social, Fatima Zibouh, chargée de mission dans la préparation de la candidature de Bruxelles au statut de capitale européenne de la culture 2030, et Esther Kouablan, directrice du Mouvement contre le Racisme, l'Antisémitisme et la Xénophobie (MRAX).

En l’espace de quelques jours, l’évènement était sold out, témoignant de l’engouement autour du sujet, laissant présager une rencontre fructueuse et l’espoir de voir un dialogue se nouer entre des camps rigidifiés par des années de mises en concurrence toxique. Nous étions ravis devant la perspective d’une salle comble réunissant associations juives et organisations antiracistes bruxelloises. Malheureusement, un évènement est venu gâcher notre joie. Si nous étions venus parler principalement des nœuds, crispations et biais antisémites existant au sein du camp antiraciste, et plus globalement au sein des différentes gauches, nous nous sommes heurtés aux islamophobes de notre propre communauté. En raison de multiples pressions, propos diffamants et menaces, la venue de Mme Zibouh a finalement été annulée. Des propos délirants ont été tenus contre elle : accusations d’islamisme, accointance avec les Frères musulmans voire instrumentalisation par l'Iran. Les femmes musulmanes portant le foulard sont malheureusement rompues à ce type d’attaques et rhétoriques islamophobes qui visent à les bâillonner, au croisement du sexisme et de la haine raciale, d’autant plus lorsqu’elles apparaissent ou prennent la parole publiquement.

Dénonciation claire et volonté renforcée de convergence

Prenant connaissance de cette ignoble campagne la veille de l’événement, nous sommes furieux et écœurés par ces discours complotistes, d’autant plus que nous, Juifs, ne les connaissons que trop : accusations de double allégeance, de cosmopolitisme, d’être secrètement à la solde d'un État étranger ou de fomenter le renversement d’un pays de l’intérieur. Nous voici donc à Bruxelles, supposés ouvrir le dialogue autour de la convergence des luttes antiracistes et la venue des deux intervenantes antiracistes est empêchée par les menaces de quelques individus.

Dans un premier temps, nous pensons annuler notre intervention dans ces conditions. Mais nous réfléchissons posément. Le public bruxellois a répondu présent, nous avons des messages importants à délivrer et nous nous servirons de cette estrade pour révéler ce qui s’est produit afin de l’affronter publiquement. Ceci nous l'avons fait en tant qu'antiracistes, puisqu'il est hors de question de tolérer le racisme à l'égard des Musulman·es d’où qu’il vienne. Affronter le racisme coûte, lorsqu'il vient de sa famille politique ou communautaire, c'est même douloureux. Mais c'est la seule direction valable sur les plans éthique et politique. Angela Davis écrivait : « Dans une société raciste, il ne suffit pas d’être non raciste, il faut être antiraciste ». Et ce précepte s’applique à tous, victimes du racisme ou non, envers les camps d’en face ou les nôtres.

Nous avons donc choisi de maintenir notre présence à cette conférence, et ne l’avons pas regretté. Le public de l’évènement a été extraordinaire, les échanges étaient largement fraternels, enjoués. Fatimah Zibouh a été ovationnée lorsque nous avons pris la parole sur la violence des discriminations islamophobes qu’elle a subies. Et nous croyons, malgré la tristesse de cet incident et ce qu’il vient dire des hostilités identitaires, que nous avons illustré ce qu’être des alliés signifie. Qu’en tant que Juifs, antiracistes, nous ne laisserons pas passer l’islamophobie, même si elle vient de nos communautés, surtout si elle vient de nos communautés.

C’est ce que nous attendons de tous et toutes lorsque l’antisémitisme se manifeste dans les leurs : une dénonciation nette, afin de marginaliser les groupes ou individus qui ne souhaitent pas que l’on se parle. Aux haines qui existent dans nos camps, nous répondrons toujours par plus de solidarité intercommunautaire et de convergence. C’est aussi le parti pris de Mme Zibouh qui a réagi sur ses réseaux sociaux ainsi qu’aux journalistes de bx1. Elle « dénonce les menaces, mais assure qu’on y répondra par la convergence à ceux et celles qui veulent nous diviser. Ensemble, on luttera contre l’antisémitisme et toutes les formes de racisme. Et remercie au passage les intervenants, le Musée et l’UEJB. ».

Brève histoire d’un divorce

Lors de l’échange avec le public, un participant retournait justement le titre de la conférence en s’adressant aux organisations juives : l’islamophobie ne serait-elle pas l’angle mort de la lutte contre l’antisémitisme ? Les antiracistes sont-ils condamnés soit à mener une guerre contre le mot islamophobie plutôt qu’à la réalité qu’il recouvre, soit à mettre en compétition les victimes Juives et Musulmanes, lorsque ce n’est pas la mémoire des génocides ? Pourquoi luttes contre l’antisémitisme et luttes antiracistes semblent être dissociées, divergentes, opposées ? Est-il impossible de marcher sur deux jambes ?

Dans le contexte français, une séparation s’est opérée entre les Juifs et l’antiracisme dans le même temps de l’abandon de la lutte contre l’antisémitisme par les gauches politiques et sociales. Cet abandon s’initie dans les années 70, lorsque le monde découvre les politiques anti-juives initiées par Staline et poursuivie en URSS, sans que le PCF ne s’en émeuve particulièrement. Il se poursuit lors des années Mitterrand et son négationnisme particulier, ce dernier allant fleurir la tombe de Philippe Pétain chaque année avant que Serge Klarsfeld n’en fasse un scandale national. Les Juifs commencent à s’éloigner massivement du camp social après que la reconnaissance de la participation de la France dans la destruction des Juifs d’Europe ait été prononcée par Jacques Chirac en 1995. En 2000, dans le même temps qu’éclate la deuxième intifada en Israël-Palestine, une vague d’actes antisémites déferle sur l’Europe occidentale. Le gouvernement Jospin est resté sourd aux demandes de protection des communautés Juives, même après plusieurs attaques de synagogues et d’agressions anti-juives. C’est la droite qui accédera aux demandes de sécurité nécessaires à la survie de la vie juive française, en 2002. Le divorce est consommé.

La même année paraît un pamphlet contre les sciences sociales intitulé « Les territoires perdus de la République ». Il prône une « nouvelle sociologie ethnoculturelle » et établi que les banlieues et l’islam seraient, de manière essentielle, les nouveaux foyers de l’antisémitisme et du sexisme. L’expression consacrée devient le fer de lance des droites qui font de la défense des Juifs leur pré-carré. Après le 11 septembre 2001, puis l’accession de Jean-Marie Le Pen au 2e tour des élections présidentielles, les amalgames entre islam, islamisme et terrorisme djihadiste se normalisent dans les discours publics.

En 2005 et les révoltes des banlieues, c’est au tour du récit d’une France « ensauvagée » par les immigrés, les Musulmans, les Arabes ou les Noirs de s’imposer dans le débat sécuritaire. On se souvient de l'insulte de Chirac sur le bruit et l’odeur, la sortie de Sarkozy sur les banlieues et le karcher ainsi que le ministère de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale. La défense des Juifs devient opposée à la lutte antiraciste en ce qu’elle est accolée à une défense féroce de l’ordre et de la sûreté républicaine. En réaction à la stigmatisation des banlieues, le MRAP et la LCR refusent de marcher pour Ilan Halimi en 2006, niant le caractère antisémite de l’affaire. La lutte contre l’antisémitisme est devenue « un truc de réac ».

En mars 2012, les Juifs sont abasourdis par le silence des gauches après la tuerie d’Ozar Hatorah. La motivation du tueur : « venger les enfants palestiniens », semble désarmer les simples réactions d’empathie. L’autorité palestinienne est pourtant on ne peut plus claire : « Il est temps que ces criminels arrêtent de revendiquer leurs actes terroristes au nom de la Palestine ». Depuis les années 2000, les Juifs français, du fait de leur attachement à Israël (réel ou supposé), sont rendus responsables des agissements du gouvernement israélien. L’absence de boussoles antiracistes et les confusions sur l’attitude juste à adopter envers la Palestine empêchent toute une partie de la gauche de s’exprimer contre l’antisémitisme. C’est une « sorte de bug » qui paralyse les gauches : comment une victime du racisme, s’exprimant au nom d’un peuple opprimé, pourrait-elle se rendre coupable d’un acte de racisme ? Ce sera le cœur de la défense judiciaire de Mehdi Nemmouche, tueur du musée Juif de Bruxelles : il ne s’agit pas d’antisémitisme mais d’un acte politique en défense de la Palestine. Même constat en 2015 lors de la tuerie de l’Hypercasher, les Juifs ne seraient-ils pas un petit peu coupables de se sentir liés à Israël ? N’ont-ils pas un petit peu mérité qu’on les massacre ?
Les années 2000-10 sont aussi les années Dieudonné, où le politicien prospère sur le terrain du ressentiment anti-Juif en se cachant derrière l’étiquette « antisioniste ». Et tout un pan des gauches tombe dans le piège. La haine diffuse d’autant plus par l’humour et l’apparat antisystème : la quenelle, geste négationniste et homophobe, devient le symbole de ralliement de ceux qui luttent contre une prétendue élite « sioniste » aux manettes de l’État. On voit le geste se diffuser jusque dans les piquets de grèves pendant le mouvement contre la loi El-Khomry. Un négationnisme banalisé se diffuse également chez une partie des antiracistes : on parlerait trop de la Shoah, la mémoire du génocide des Juifs recouvrirait celle de l’esclavage ou de la colonisation, des étoiles jaunes sont portées lors de la manifestation contre l’islamophobie en 2019.

Les relents islamophobes de la théorie du « nouvel antisémitisme »

Toujours plus loin dans la mise en concurrence des antiracismes, le Manifeste contre le nouvel antisémitisme s’attache à minimiser, voire nier, l’islamophobie tout en établissant que l’antisémitisme est dorénavant le fait des musulmans qui seraient soutenus par la gauche radicale, le fameux conglomérat « islamo-gauchiste ». Si l’abandon de l’école publique par les familles juives et les déménagements consécutifs à des affaires d’antisémitisme en banlieue parisienne relèvent de problèmes réels – agressions antijuives à répétition dans le 93 depuis 2000, incendie de l’école juive de Sarcelles en 2002, viol antisémite de Créteil en 2014, etc. – on ne pourrait trouver narratif plus performant dans le renforcement des hostilités identitaires. Le manifeste rédigé par les personnalités du Printemps Républicain se fond à merveille dans la stratégie de dédiabolisation du Rassemblement National qui n’a pas eu à chercher un autre marchepied pour s’affirmer en tant que « meilleur bouclier pour vous protéger [Français juifs] face au seul vrai ennemi, le fondamentalisme islamiste »

A contrario, La fin de la modernité Juive d’Enzo Traverso propose la Thèse de la substitution et du ricochet. L’antisémitisme aurait été substitué par l’islamophobie, les Musulmans seraient des « nouveaux sémites ». Les expressions de violence contre les Juifs ne seraient que des réactions légitimes à la situation au Moyen-Orient, par ceux qui s’identifient à la cause palestinienne. Les Juifs ne seraient donc plus victimes du racisme, et les vrais responsables des violences qu’ils vivent sont le fait du gouvernement israélien et des institutions juives qui relaient la parole de l’État Juif. En résumé : les violences faites aux Juifs seraient la faute des Juifs. Dans cette cacophonie, droites et gauches s’accusent mutuellement d’antisémitisme jusqu’à n’y plus rien comprendre. Et, pendant que chaque camp politique accuse l’autre d’être les véritables antisémites, personne ne s’occupe de l’antisémitisme.

La situation tourne au cauchemar lorsque la défense des Juifs devient un cheval de bataille pour l’extrême droite. Louis Alliot remet la médaille du mérite de la ville de Perpignan aux époux Klarsfeld, qui l’acceptent. Le groupe parlementaire RN, fort de ses 88 députés, brigue la présidence de la commission antisémitisme à l’Assemblée nationale. Eric Zemmour, candidat Juif et antisémite, fonde le parti Reconquête, du nom du mouvement catholique qui expulse les Musulmans et les Juifs dans l’Espagne du XVe. Il diffuse et normalise la thèse du grand remplacement – antisémite et islamophobe -jusqu’à sa reprise par Les Républicains.

Nous pouvons marcher sur deux jambes plutôt qu’à cloche-pied

On ne hait pas un Juif comme on hait un Musulman, mais des rhétoriques communes existent entre les différents racismes. C’est le cas dans la campagne de diffamation à l’égard de Fatima Zibouh. Elle a beau avoir fait partie du Conseil d’administration du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme dans un parti politique, elle est accusée de cacher un militantisme imaginaire pour les Frères musulmans. Son ex-association, Empowering Belgian Muslims, avait beau être soutenue par l’ambassade des États-Unis et le ministère de l’Intérieur belge, elle est accusée d’être une espionne à la solde de l’Iran pour islamiser la Belgique.

Plus modestement et dans d’autres contextes, nous sommes nous aussi accusés depuis quelque temps de faire partie secrètement du mystérieux « lobby sioniste européen » dans la plus grande tradition antisémite de l’accusation de double allégeance. Et la rumeur opère, elle sème le doute. Puisque Fatima Zibouh porte un foulard, elle ne peut qu’être manipulée et elle-même dissimuler un double discours. À la manière des complotistes, des photos, où l’on voit son visage entouré, sont publiés sur les réseaux sociaux, telles des soi-disant preuves policières. Peu importe que la photo la montre en compagnie d’une troupe de théâtre ou d’une équipe de foot, des accointances douteuses, au passé trouble supposé, sont exposées sans que la moindre source soit citée pour étayer ces accusations.

Certaines théories sont à l’intersection de l’islamophobie et de l’antisémitisme. Le grand remplacement établit la responsabilité des Juifs dans l’origine des déplacements de populations musulmanes en vue de déstabiliser les états occidentaux. On l’a vu lors de la tuerie antisémite de Pittsburgh, où le terroriste justifiait le meurtre des 11 fidèles de la synagogue Tree Of Life par le fait qu’elle hébergeait une association de solidarité avec les personnes exilées. On l’a vu également dans plusieurs unes du magazine de Valeurs Actuelles qui accusent George Soros, qui joue le nouveau rôle attribué naguère aux Rothschild, d’être le « financier de l’islamisme mondial ». Au-delà des rhétoriques, les études d’opinions montrent que les antisémites sont généralement perméables aux stéréotypes islamophobes, négrophobes, antitsiganistes, anti-asiatiques, etc. De plus, la courbe des actes anti-juifs augmente parallèlement à celle de l’ensemble des actes racistes.

La convergence des luttes n’est pas un appel à la moralité ou à la solidarité. C’est la défense conjointe d’intérêts communs, réalisée en articulant les différentes stratégies propres à tous les acteurs et actrices. Il s’agit de créer des rapports de force sur plusieurs terrains : dans la rue pour affronter la loi Asile et Immigration, au tribunal pour empêcher Zemmour de raconter que Philippe Pétain a sauvé les Juifs, à l’université pour asseoir l’intérêt des études intersectionnelles, outil analytique permettant la prise en compte multifactorielle des discriminations, dans l’espace médiatique pour proposer les analyses et nouveaux narratifs nécessaires à l’antiracisme.

Créer des complicités en visant l’horizon commun de l’égalité des droits, atteindre l’idéal d’un universalisme réel, ne peut se faire qu’en écoutant les vécus des victimes des différentes oppressions et repérer ce qu’il existe de commun tout en n’omettant jamais les particularismes de nos vécus et nos armes spécifiques. Enfin, la bataille contre l’extrême droite et ses idées nécessite la réunion des différentes forces dans le contexte généralisé de ressentiment anti-Macron. Le puissant mouvement social contre la réforme des retraites a le mérite certain de retrouver de la dignité et de l’espoir, une réaction saine à une situation irrespirable, mais seulement si ce n’est pas le RN qui capitalise pour 2027.
Qu’ils soient motivés par nécessité éthique ou impératif stratégique, les combats communs sont d’autant plus urgents à mener que la période est confuse. Jeudi 30 mars, le Musée Juif de Belgique organisait l’Iftar, rupture du jeûne du ramadan, en compagnie de Fatima Zibouh et de l’UEJB. Ceux et celles qui rêvent d’un monde où les femmes portant un foulard restent cloîtrées chez elles, un monde où les Juifs et les Musulmans ne se côtoient pas, n’ont pas réussis à l’annuler cette fois-ci. Nous ferons en sorte que cela dure.

1 - Pour une analyse plus fournie, lire l’excellent article Le non-sujet de l’antisémitisme à gauche https://www.cairn.info/revue-vacarme-2019-1-page-36.htm

Made on
Tilda