Chronique de l'État séparé

Hamza Esmili
Cet article a fait l'objet d'une publication préalable en date du 12 janvier 2021 sur le site de la revue dièses.


"J’ai essayé de lui expliquer que ce n’est pas parce qu’ils construisaient des églises que le pouvoir avait envoyé des soldats contre eux, mais il m’a dit que si, que c’était précisément pour cela, car la République veut exterminer la religion. Étrange diatribe que celle que j’ai alors entendue, compagnons, contre la République, proférée avec une tranquille assurance, sans une ombre de passion. La République se propose d’opprimer l’Église et les fidèles, d’en finir avec tous les ordres religieux comme elle l’a déjà fait avec la Compagnie de Jésus et la preuve la plus flagrante en est l’institution du mariage civil, scandaleuse impiété, quand il existe le sacrement du mariage institué par Dieu. J’imagine la déception de bien des lecteurs et l’idée qu’ils pourraient se faire, en lisant ce qui précède, que Canudos, comme la Vendée lors de la Révolution, est un mouvement rétrograde, inspiré par les curés. (…) En me regardant dans les yeux, sans sourciller, l’homme m’a récité des phrases absurdes, du genre : les soldats ne représentent pas la force mais la faiblesse du gouvernement, quand il le faudra les eaux du Vasa Barris deviendront du lait et ses ravins des champs de maïs, et les jagunços morts ressusciteront pour être vivants quand surgira l’Armée du Roi Dom Sebastião (un roi portugais qui est mort en Afrique, au XVIe siècle). Est-ce que ces diables, empereurs et fétiches religieux sont les pièces d’une stratégie utilisée par le Conseiller pour lancer les humbles dans la voie d’une rébellion qui, dans les faits – à la différence des paroles –, est réussie, car il les a poussés à s’insurger contre la base économique, sociale et militaire de la société de classes ? Est-ce que les symboles religieux, mythiques, dynastiques sont les seuls capables de secouer l’inertie de masses soumises depuis des siècles à la tyrannie superstitieuse de l’Église et c’est pour cela que le Conseiller les utilise ?"

La question

Celui qui adresse ces mots à ses camarades demeurés en Europe est un anarchiste. Galileo Gall, exilé écossais en Amérique du Sud, exprime sa surprise face à la nature véritablement religieuse de l’utopie chrétienne et millénariste du Canudos où affluent les réprouvés du Brésil moderne – cangaçeiros, paysans pauvres et esclaves récemment affranchis. Au tournant du XXe siècle, une figure messianique, le Conseiller Antonio, donne l’élan à l’établissement d’une nouvelle Jérusalem où s’éprouve l’idéal collectiviste et égalitaire. Mais la riposte de la jeune et séculariste République brésilienne est terrible : après l’échec de plusieurs détachements militaires – dont l’un conduit par le glorieux chef Moreira César, qui trouvera la mort dans le sertão –, l’armée régulière parvint enfin à défaire les défenseurs du Canudos puis à anéantir l’ensemble de la population qui y avait élu domicile.

À l’évidence, la situation contemporaine est tout autre. Si, dans l’état actuel du débat public, il est désormais entendu que des pans entiers du territoire national ont été perdus au séparatisme musulman, une telle affirmation est le plus souvent articulée au thème apparemment contradictoire et cependant complémentaire de l’entrisme islamiste au sein des différentes sphères de la vie sociale – administrations, entreprises, universités, clubs de sport etc. Autrement dit, moins que la sécession, c’est la présence musulmane parmi nous qui inquiète. En miroir, et bien que l’heure soit à la réaffirmation nationaliste et à la menace de plus en plus explicitement belliqueuse, il semble néanmoins que nulle partie du champ politique institutionnel n’appelle encore au déploiement de la force guerrière sur le territoire du gouvernement civil.

Dès lors, la comparaison entre le débat en cours sur le séparatisme et son corollaire de mesures iniques affectant la communauté musulmane dans son ensemble – et au-delà, ce dont témoigne ainsi l’usage désormais banal du terme « islamo-gauchiste » – d’un côté et le roman de Mario Vargas Llosa de l’autre paraît d’emblée compromise : si celui-ci est inspiré de faits réels – l’établissement et l’extermination d’une communauté utopique au Canudos a bien eu lieu –, rien ne semble lier l’une situation historique à l’autre, hormis la si peu attestée opposition entre la politique séculière et le collectif religieux (ainsi le séculier Empire colonial, depuis la campagne égyptienne de Napoléon à la conquête de l’Algérie et passant par la figure du Maréchal Lyautey, n’a-t-il eu aucun mal à produire une politique islamique – y compris après la loi de 1905).

Ce qui rapproche le récit de Vargas Llosa de la séquence contemporaine est paradoxalement la part fictive du roman : l’incompréhension de l’aventurier Gall – personnage fabriqué de toutes pièces par l’auteur – à l’égard des fanatiques chrétiens du sertão auxquels il entend se joindre est précisément celle qui transparait de l’attitude bien disposée à l’égard des musulmans. Car, tout en admettant que la réaffirmation nationaliste est essentiellement dirigée à leur encontre, on est comme malgré soi conduit à l’incrédulité de l’anarchiste écossais : sont-ils véritablement religieux ?

Le quiproquo

Une telle interrogation est d’importance, car elle détermine la variété des options idéologiques face à une politique qui prend expressément les musulmans pour cible. Ainsi, si le gouvernement moderne tend naturellement à l’érection de frontières, la position d’ennemi interne à la communauté nationale n’est pas le lieu vide que remplissent successivement d’évanescentes figures. Allons plus loin : la question musulmane a pour coordonnées le triptyque nation, sous-groupe, individu – soit l’équation fondamentale de la politique moderne –, et seule la localisation du réinvestissement de la tradition islamique dans le cours de l’immigration sur le diagramme ainsi tracé permet d’éclairer en retour la politique islamophobe qui lui est opposée.

Aussi a-t-on cru voir dans le renouveau islamique en situation libérale et séculière un simple atavisme : celui-ci serait le résidu de particularité des immigrés et de leurs enfants insuffisamment inclus dans le fonctionnement régulier des sociétés modernes. Une telle caractérisation est alors déclinée en deux perspectives opposées. La première, bien intentionnée, affirme la continuation de la xénophobie par l’islamophobie : le racisme à l’égard des musulmans prolongerait ainsi la désignation de la figure de l’immigré arabe ou maghrébin comme unique responsable des maux contemporains ; la seconde, régulièrement exhibée dans le discours gouvernemental, transite par la dénonciation du ghetto ou de l’apartheid ethnique et social. Nul surcroît de réflexivité n’est cependant engendré par une telle objectivation pseudo-sociologique, il ne s’agit que d’instruire la « reconquête républicaine » du territoire – et non, à l’évidence, d’admettre per se le drame de la condition marginale. Autrement dit, si l’on peut ainsi reconnaitre la responsabilité de la nation qui a laissé se développer des poches de relégation en son sein, l’énoncé ne vise pourtant qu’à imputer l’étrangeté des musulmans à leur présence à la périphérie tant sociale que spatiale de la communauté nationale.

La valse à trois temps

Ainsi s’agit-il d’un renouveau : les immigrés, que l’on a dits peu dévots à leur arrivée à l’usine, ont réinvesti leur tradition religieuse. Est-ce cependant un retour du refoulé ? Il faut se garder de l’excès de constructivisme : la vitalité renouvelée de la pratique religieuse s’affirme sur le fond de la déliaison plutôt que sur le fond de l’absence – quoique différemment les ouvriers étaient bel et bien musulmans. Cette déliaison est alors conduite tant à l’égard de l’ailleurs qui a été quitté lors de l’immigration – ainsi la construction des mosquées au sein même des quartiers où se meuvent désormais les immigrés indique-t-elle la territorialisation de l’adoration religieuse dans la société d’accueil – que vis-à-vis des systèmes discursifs qui historiquement organisaient la vie musulmane, au premier chef desquels la jurisprudence du fiq’h ainsi partiellement délaissée. Disons-le autrement : l’inscription dans la société séculière et libérale a aussitôt des effets théologiques qui viennent redoubler et enrichir le sens du procès d’intégration sociologique. Partant, l’effacement des médiations institutionnelles – nul consistoire ou clergé n’est formé, en témoigne l’échec de l’ensemble des tentatives « d’organisation » de l’islam de France par le haut –, nationales ou discursives garantissant traditionnellement l’acte d’adoration religieuse a pour effet paradoxal un surcroît de piété d’abord individuellement ressenti : ainsi en va-t-il de ce voile dont l’apparition déchaîne tant les esprits, celui-ci est pourtant moins le marqueur de l’appartenance identitaire à une communauté figée que l’affirmation par le corps du caractère existentiel et intime de l’adoration religieuse.

Par-delà les oppositions ordinaires dans lesquelles sont prises tant l’opinion commune que les sciences sociales, il est alors remarquable que l’on retrouve, élaborés depuis l’acte religieux lui-même, les contours ordinaires de l’intégration sociologique – qu’il faut cependant distinguer de l’intégration politique – en contexte moderne : la piété est d’abord ressentie sur le plan individuel, donne lieu à une forme de souci de soi puis est translatée dans le réel. Aussi sa mise à l’épreuve sensible s’atteste-t-elle par la variété contemporaine de ses expressions collectives parmi les fidèles : la reconstitution des liens intergénérationnels mis à mal par le vécu du déracinement, l’utopie spiritualiste, la loi moderne (qu’elle soit religieuse ou civile), la quête de reconnaissance et celle de la redistribution, la violence politique, la tentation libérale, la charité et l’action humanitaire, chacune de ces figures est constituée depuis la matrice socio-théologique de l’inscription parachevée des fidèles dans la société moderne.

L’intégration n’est pas réductible à l’assimilation que l’on réclame à cor et à cri. Modernes, les musulmans n’ont pas disparu, tant s’en faut : ils demeurent fidèles (en arabe mu’minûn) mais leur fidélité (terme que l’on obtient partant du substantif imân) a été retraduite – sans être résorbée. Une telle entrée sur la scène moderne est le site d’une tension ressentie jusqu’au collectif des musulmans, si bien que s’instruit en leur sein une singulière réflexivité – tant à leur propre égard que s’agissant de la société globale à laquelle ils participent. Mais l’intégration échoue précisément lorsque ses effets ont été effectivement dispensés : incapable de lire correctement ou d’admettre la participation moderne des fidèles en tant qu’ils sont fidèles, le discours gouvernemental régresse au repérage de l’ennemi parmi nous, par-delà l’épaisse strate de sa duplicité – c’est-à-dire après que celui-ci nous est devenu semblable.

Pulsion

L’islamophobie n’est pas la continuation du racisme colonial par d’autres moyens. Comme le renouveau islamique, elle est entièrement contemporaine. Pour autant, si le réinvestissement de la tradition religieuse prenait la forme de la nouveauté socio-théologique, la politique islamophobe est quant à elle constituée dans le reflux vers l’unheimlich permanent de la politique moderne – soit la raison complotiste dont l’histoire des idées nous enseigne que la naissance est connexe de celle de la sociologie. Il n’est alors que peu surprenant que le discours gouvernemental, affairé à démontrer l’existence d’un séparatisme musulman, s’attache prioritairement à la figure des Frères musulmans : si, dans l’état très dégradé du débat public actuel, l’on peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’un tel nom suffise en lui-même à capter les fantasmes des plus imaginatifs, le soupçon est pour autant de facto formulé à l’égard de la pensée islamique réformiste et moderniste – dont les Frères musulmans ont historiquement été l’une des expressions centrales. Trivialement, l’inquiétude est pareillement forte à l’égard du barbu que de celui qui ne l’est pas.

Dès lors, face à la survenue sur le territoire national de la violence théologico-politique, celle-ci n’est traitée que par l’identité des assaillants, elle-même rapportée au caractère réputé compact du collectif des fidèles (ainsi a-t-on entendu une éditorialiste multi-médiatique réclamer le dévoilement des femmes en hommage à Samuel Paty). Disons-le autrement : la nature d’une violence pourtant si intimement liée la politique moderne, tant pour le meurtre géopolitique – fondé par le rabattement de l’acte religieux sur la poursuite de la guerre entre nations rivales – que s’agissant du crime antisémite – entièrement figuré dans le ressentiment à l’égard d’une autre minorité rendue responsable des souffrances éprouvées –, demeure non interrogée dans l’état actuel du débat public et de la réflexion intellectuelle et politique. Il est vrai que, puisque le complot est global, l’attentat n’est entendu que comme l’illustration – parmi d’autres – de la conspiration à l’œuvre.

Aussi est-il symptomatique que la réaction ait choisi pour premières cibles des organisations telles que BarakaCity et le Collectif contre l’islamophobie en France. En l’absence pourtant admise de tout lien avec l’acte violent, la répression de la première, soit une association humanitaire au succès reconnu, s’attaque alors à l’obligation morale de charité – c’est-à-dire l’un des fondements contemporains du collectif des fidèles. Mais la dissolution du CCIF est peut-être plus emblématique encore : en pointant une structure entièrement dédiée à l’action juridique et civile, la réaction gouvernementale vise avec force précision ceux qui, parmi le collectif qui se refonde religieusement, avaient élu le droit républicain et séculier comme seul appui à la défense des fidèles.

À l’inverse, en réinstituant des structures comme le Conseil français du culte musulman ou la Grande mosquée de Paris, moribondes et entièrement sous la coupe des États des pays d’origine, le discours gouvernemental, au-delà de prendre résolument parti pour l’islam consulaire, finit de nier l’intégration des fidèles à la société moderne. En ce point échoue cependant la raison complotiste : en opérant un tel déni de réalité, la ligne de force de la politique islamophobe est également ce qui en signe l’inanité. Car que se passera-t-il lorsque les fidèles continueront, malgré la fermeture triomphalement annoncée de leurs mosquées ou de leurs écoles, à participer pleinement et diversement à la société moderne en tant qu’ils sont fidèles ?

"Quelquefois, dans ces humbles cabanes des Noirs de Salvador, ou dans les ruelles derrière la gare de la Calzada, assistant aux rites frénétiques de ces sectes qui chantaient en des langues africaines perdues, il avait perçu une organisation de la vie, une cohabitation des choses et des hommes, du temps, de l’espace et de l’expérience humaine aussi totalement indépendante de la logique, du bon sens, de la raison que celle de cette nuit rapide qui commençait à défaire les silhouettes, il percevait chez ces êtres qu’elle soulageait, auxquels donnait forces et assise cette voix profonde, caverneuse, déchirée, aussi méprisante des nécessités matérielles, aussi orgueilleusement concentrée sur l’esprit, sur tout ce qui ne se mangeait ni ne s’habillait ni ne s’utilisait, les pensées, les émotions, les sentiments, les vertus. Tandis qu’il l’entendait, le journaliste myope crut deviner le pourquoi de Canudos, pourquoi durait cette aberration qu’était Canudos".

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