Changer l’intention. Adoration et conversion en islam contemporain

Hamza Esmili
Ce texte a précédemment paru dans l'ouvrage dirigé par Patrick Michel et Jean-Philippe Heurtin, La conversion et ses convertis (Paris, Centre Maurice Halbwachs, 2021).
Paul Klee, Angelus Novus, 1920

J’ai au cœur cette ville

Où Dieu m’a envoyé

Elle ne séduira pas

l’ange qui possède un tel sceau.

Gershom Scholem – Salut de l’Ange







À quels frais la sociologie de l’islam contemporain est-elle possible ?

Une importante tentative est celle engagée par Talal Asad qui, dans The Idea of an Anthopology of Islam, introduisait la notion de « tradition discursive » (Asad 1986) - soit un lieu d’énonciation où est possible la contestation des concepts et des pratiques dits religieux (Amer-Meziane 2017). Par opposition à l’approche « utilitariste » du fait religieux dont il est tenu qu’elle cède dans un même mouvement à la totalisation et au réductionnisme[1], cette proposition s’attachait alors à réinscrire la pratique islamique dans un « réseau de pouvoir » et, par suite, dans le cours d’un processus itératif de mise en cohérence des actes d’adoration (i’badât, terme que l’on préférera à celui de « croyances »). Autrement dit, il s’agissait ainsi d’appréhender les dynamiques touchant aux musulmans à l’aune du contemporain (c’est-à-dire à la lumière de leur participation à la réalité des sociétés étatiques et séculières), tout en établissant l’interlocution avec les fidèles (mu’minûn) en tant qu’ils sont fidèles.

Cette articulation est alors d’autant plus cruciale à l’étude des formes de réinvestissement de la tradition islamique en situation dite « diasporique ». À ce titre, appréhendé parmi des populations issues de l’immigration coloniale, le « retour du religieux » a d’abord été l’objet d’une approche par l’identité, la quête d’islam présumée récente serait ainsi une manifestation située des « recherches d’identité qui traversent l’ensemble de la jeunesse française » (Cesari 2000 : 63). Suivant cette caractérisation du « retour du religieux », les « exclus » devenus musulmans sont engagés dans une quête d’appartenance dont la nature oppositionnelle à la société dominante se trouve ainsi réfléchie dans la pratique islamique. Tout en dissolvant celle-ci dans le cadre général de la culture - elle-même assimilée à l’appartenance « communautaire », une telle approche n’échappe pas à la totalisation : les qualificatifs « musulmans », « intégristes » ou « fondamentalistes » y suffisent ainsi pour la caractérisation du geste religieux tandis que les actes concrets d’adoration ne sont pas pris en compte par l’objectivation sociologique (décrivant l’islam, on pourrait ainsi dire « l’idéologie sur laquelle ils sont tombés »).

Le point de départ de ce texte se trouve dès lors localisé. Par le biais de l’usage croisé des notions de tradition discursive et de conversion, il s’agit de rompre avec l’optique du « retour du religieux » : les musulmans, immigrés ou issus de l’immigration, étaient musulmans, ils le demeurent, mais il s’est produit un déplacement dans leurs actes d’adoration – une conversion. Celle-ci s’est faite au sein d’une même tradition discursive impliquant, suivant Talal Asad, qu’elle représente nécessairement une position doublement critique : à l’égard de la trame séculière où les fidèles sont « pris » et face à l’héritage traditionnel devenu incapable de lui donner sens. Quel est le déplacement effectué ? Loin d’être donnée, sa nature sera d’abord envisagée à la lumière de ses effets sur la constitution du collectif puis en tant que cette conversion constitue une recomposition critique de l’acte d’adoration, entendu comme le canal par lequel est subjectivement et collectivement réitérée une fidélité éprouvée.

Des « hésitations » : conversion et formation collective

Une part du mystère de la conversion tient à son caractère réputé spectaculaire. Point de rupturepar excellence, la conversion se voit ainsi affirmée comme le lieu de l’expression radicale de l’autonomie du sujet converti. Cette représentation est alors étayée par les exemples fournis par les histoires religieuses elles-mêmes : Paul est saisi par la lumière divine sur la route de Damas, Abou Bakr accepte la Révélation du seul fait qu’elle lui soit transmise par le Prophète[2] tandis que le messie Sabbataï Tsevi abjure sa foi (sans pour autant renoncer à son apostolat) à la rencontre du Grand Turc. Au-delà même la tradition religieuse proprement dite, l’analyse du passage des maoïstes palestiniens à un militantisme islamique d’inspiration iranienne dans les années 1980 (Pot-Douillard 2008) voire, plus trivialement, l’historiographie de l’adhésion à l’économie de marché des pays de l’ex-Bloc de l’est font régulièrement appel au référent de la conversion, entendue en son sens le plus radical du tournant « biographique » des individus comme des nations.

Cette première figure de la conversion s’est vue mise à l’épreuve par les études sociologiques de la conversion, où celle-ci apparait inscrite dans une trame essentiellement processuelle, tant en termes chronologiques (la conversion n’est que rarement instantanée) que sur le plan du rapport aux différentes socialisations qui agencent l’acte de conversion. Il s’ensuit ainsi que la réalisation des effets subjectifs attendus n’est possible qu’à la condition de leur vérification interactionnelle au sein du groupe dans lequel le converti s’insère (Michel 2003), ce qui installe alors inévitablement la conversion dans une forme de dialectique de l’individu et du collectif. Concernant notre objet, il semble nécessaire de situer le propos au sein même du foyer de cette tension. Car y compris dans les cas les plus affirmés et les plus individuels de changement de pratique religieuse dans la « communauté », ce déplacement est effectué au sein d’une tradition discursive en partage et requiert donc un positionnement tant vis-à-vis de l’orthodoxie que du collectif réputés musulmans. Allons cependant plus avant : nous nous intéressons ici moins aux cas de rupture « radicale »[3] qu’au mouvement d’ensemble de la « communauté » que, quoique nécessairement hétérogène, nous appelons « conversion ». Au-delà du dépassement de la caractérisation strictement individuelle de celle-ci (et bien qu’il ne s’agisse pas pour autant d’abandonner la dialectique qui s’y instaure entre le sujet et le collectif, nous y reviendrons), il en résulte alors que l’opération n’est possible qu’à la condition d’une définition configurationnelle de la conversion, dont les contours peuvent être établis par le repérage des « hésitations »[4] d’une communauté sous tension, c’est-à-dire de ses différentes tentatives de construction de sens au sein d’une trame séculière marquée par la contrainte étatique.

Si dire de la sociologie de l’islam « diasporique » qu’elle a partie liée avec celle de l’immigration relève du truisme, il est conséquemment cohérent que la structure discursive des « âges de l’immigration » (Sayad 1977) ait ainsi été directement transposée aux « âges de l’Islam ». À ce titre, si Sayad lui-même semble avoir permis ce passage, celui-ci a été considérablement amplifié par les études du « fait islamique » (Kepel, 1987 ; Arslan, 2010 ; Amghar 2013 ; Adraoui 2013), où le postulat de l’équivalence entre une « génération » d’immigration et une forme de pratique religieuse est axiomatique. De fait, l’intersection de l’approche générationnelle et de l’étude de l’islam « diasporique » se traduit alors par la seule polarisation où, par effet de contraste, les jeunes à l’engagement religieux essentiellement « identitaire » s’opposent à la pratique relative et apaisée des « anciens »(« du grand-père dont l’esprit est toujours resté au “bled" » écrivait ainsi Olivier Roy). Fatalement, établies sur la seule base (nous pourrions aussi dire en vertu) de la dichotomie, ces catégories se révèlent rétives à toute forme d’historicisation et demeurent ainsi figées dans la qualification apposée en amont. Si nous reprenons en ce point la critique énoncée par Talal Asad, il semble ainsi que le réductionnisme et la totalisation s’accommodent aisément l’une de l’autre : chacune de ses approches admet l’implicite d’une caractérisation de l’islam où celui-ci, en partie ou dans son entièreté, est une doctrine extérieure à ceux et celles qui en sont pourtant les porteurs.

C’est donc à ce titre que la notion de conversion permet d’aller au-delà de l’opposition taken for granted entre « jeunes » et « anciens » et, ce faisant, de réintroduire les catégories de l’approche générationnelle appliquée à la pratique islamique dans une trame historique et discursive (ce qui aboutit, si ce n’est à les dissoudre, tout du moins à en sérieusement atténuer les contours). Car s’il y a eu déplacement, nous pouvons faire l’hypothèse qu’il s’agit-là de la résultante à la fois d’une contrainte objective et d’un surcroît de réflexivité (Boltanski 2009) face à celle-ci et qui induit, sur un plan directement « religieux », à une compréhension nouvelle de l’acte d’adoration. Ce réagencement de ce qui constitue le cœur de la pratique islamique peut avoir des manifestations situées voire, en certains cas, antinomiques[5], il n’en demeure pas moins qu’une opération critique est ainsi réalisée à l’échelle de l’ensemble de la communauté des fidèles, dont aucune partie ne demeure alors « gelée ».

Immigration et réflexivité

« C’est Allah qui vous a fait venir en cette terre, Allah qui a voulu qu’en cette terre, son nom soit adoré et qu’y soit entendu l’appel à la prière. Qu’y soient construites les mosquées. C’est la volonté d’Allah si nous sommes venus, et non celle d’aucun d’entre nous. Nous sommes tous venus pour l’argent, pour acheter du bétail au pays. Mais Allah nous a dit que nous étions en tort, que ce n’est pas pour cela qu’il nous a amené. Allah est sage et nous connait : si on nous avait dit que nous viendrons en France pour construire des mosquées et prier, qui serait venu ? Nous serions restés dans nos pays où nous entendons l’appel à la prière par la fenêtre de nos chambres »

La scène se déroule au sein de la mosquée d’un quartier disqualifié d’une ville moyenne d’Occitanie. Cheikh D., venu de l’un des pays du Maghreb en sa première jeunesse pour exercer le métier d’ouvrier agricole et désormais retraité, s’adresse à ses pairs au cours du prêche informel qu’il prononce à la suite de la prière de ‘asr (au milieu de l’après-midi). Un « ancien »parle ainsi à d’autres « anciens »(et, à la marge, à quelques « jeunes » parmi lesquels l’auteur de ces lignes), dont rien ne le distingue si ce n’est d’être celui qui parle. Cheikh D. n’est pas l’imam désigné de la mosquée, il n’est pas celui qui a conduit la prière qui a précédé son discours tandis que l’horaire et le jour de celui-ci n’ont rien d’officiel.

Dans son prêche, Cheikh D. effectue un retour critique sur l’expérience de l’immigration (« Mais Allah nous a dit que nous étions en tort ») : le matérialisme perçu comme au fondement du geste migratoire (« nous sommes tous venus pour l’argent ») est désormais rejeté et ramené au rang de moyen[6] visant à conduire les fidèles vers une mission historique encore à définir (« C’est la volonté d’Allah si nous sommes venus, et non celle d’aucun d’entre nous »). Par ailleurs, la relecture contemporaine de l’expérience de l’immigration est immédiatement suivie d’une nouvelle compréhension théologique de ce que doit être la « vie bonne ». Celle-ci ne correspond plus à l’identification à un environnement présumé musulman (« nous serions restés dans nos pays où nous entendons l’appel à la prière par la fenêtre de nos chambres »), qu’il soit celui antérieur à l’acte d’immigration ou l’ailleurs absent auquel, aux premiers temps du déracinement (Sayad 1999), la pratique islamique se référait encore. Telle que désormais entendue, la forme de vie fondée sur d’adoration place en son cœur l’invocation sans cesse réitérée du nom de Dieu (irfa’a kalimat Allah) sur le territoire où se trouvent les musulmans (« C’est Allah qui vous a fait venir en cette terre, Allah qui a voulu qu’en cette terre, son nom soit adoré et qu’y soit entendu l’appel à la prière »). En d’autres termes, ainsi réinvestie par les fidèles rassemblés à la mosquée, l’expérience de l’immigration est déliée de ses causes sensibles pour être incorporée à une compréhension nouvelle de l’acte d’adoration, que l’on qualifiera imparfaitement d’existentialiste (nous y reviendrons) : si les musulmans ont quitté « leurs pays », c’est pour Allah et lui seul.

Une mission : la prédication au cœur de la conversion

« Les Compagnons ont été envoyés en ce bas-monde avant l’au-delà et pourquoi ? Pour appeler à la religion d’Allah. Ils connaissaient la vérité et la réalité, ils voyaient le paradis alors qu’ils étaient sur terre. Ainsi en va-t-il de nous, la seule différence est que nous suivons nos passions, nous nous sommes fait avoir. Eux, les Compagnons ont fait l’effort alors que nous le fassions aussi. Et faisons-le avec une pensée. Ne pensez pas qu’à vous, pensez aux autres. Combien de gens, même dans ce quartier, ne savent pas l’existence de la mosquée ? Si tu le rencontres en une occasion mondaine, il te dit qu’il ne connait pas la mosquée. C’est notre responsabilité à tous, sur laquelle nous serons interrogés au Jour du jugement. Alors faisons l’effort les uns sur les autres : « Nul d’entre vous n’est fidèle… jusqu’à ce qu’il désire pour son frère ce qu’il désire pour lui-même ». Ce que tu veux pour toi, désire le pour les autres. Si tu veux le paradis, désire le pour les autres aussi.
(…) Notre Prophète dit : « celui d’entre vous qui voit une injustice, qu’il la change. Par sa main, par sa langue et au minimum par son cœur ». Qu’Allah guide la communauté de Mohamed (l’audience dit amine). Ne serait-ce que par l’invocation. Si tu n’es pas capable d’agir, lève les mains au ciel et invoque Allah pour la communauté de Mohammed. »

De fait, s’il est bien réalisé un geste critique, celui-ci n’est possible qu’à la condition d’un agencement singulier du subjectif et du collectif à l’aune du processus de conversion. Cette dialectique, si elle ne s’incarne pas dans la relation qui va du converti au groupe dans lequel il s’insère, doit être comprise à la lumière de la prédication en tant que celle-ci est désormais définie comme l’unique raison de la présence musulmane en dehors des « pays musulmans ». De fait, si elle est bien indissociable de la conversion de la communauté des fidèles à une compréhension existentialiste de l’acte d’adoration, la prédication (da’awa) prend appui à la fois sur l’exemplarité (et s’opposant ainsi, selon la distinction wébérienne, aux formes les plus scripturaires de la prophétie[7]) et sur une conception collectiviste du salut (« Ce que tu veux pour toi, désire-le pour les autres. Si tu veux le paradis, désire le pour les autres aussi »). Concernant ses expressions pratiques, la prédication intègre une pluralité d’actes d’adoration, depuis les invocations prononcées à la fin de chacune des prières quotidiennes jusqu’aux excursions de groupe en vue de la diffusion de la parole divine (« Notre Prophète dit : « celui d’entre vous qui voit une injustice, qu’il la change. Par sa main, par sa langue et au minimum par son cœur »).
Dans ce cadre, seul le geste prédicatif, en tant qu’il constitue une modalité nouvelle de la vie religieuse (à la suite de l’épuisement des effets du déracinement migratoire, tout du moins sur le plan strictement théologique), permet au processus de conversion d’être également valide sur les plans individuel[8] et collectif. Car celui-ci repose moins ici sur la relation allant d’un clerc religieux à un public de laïcs que sur une configuration charismatique où parole et écoute sont deux figures (Hirschkind 2006 : 67) procédant de la même missionhistorique (« C’est notre responsabilité à tous, sur laquelle nous serons interrogés au Jour du jugement »). En ce point, la comparaison peut être menée avec la description faite par Pierre Bourdieu du rôle du poète (amusnaw) au sein de la société kabyle traditionnelle lorsque cette dernière entre en crise : en l’absence de référentiels extérieurs (c’est-à-dire constitués dans les champs autonomes de production de discours), le poète comme le prédicateur est celui qui transgresse l’existant et reconstitue le discours du groupe sur lui-même (Bourdieu 2012). Ainsi, si tous font acte de prédication (en vertu de l’articulation contemporaine de cette dernière à l’adoration), le prédicateur est celui qui agit en tant qu’intellectuel organique du groupe (Cirese 1974), et dont la tâche consiste précisément en la verbalisation de la conversion qui s’y est produite.

Lire le collectif à la lumière de la conversion

« Nous les vieux, nous devons avoir un peu de « réglage ». Nous les vieux, nous sommes « mal réglés », quand les jeunes viennent à la mosquée, ils n’ont qu’une envie, c’est faire « demi-tour ». Nous les vieux, nous ne nous sentons pas responsables alors qu’il faut juste faire l’effort pour les jeunes. Vous aussi vous étiez jeunes non ? Ou alors vous êtes venus en France les tempes blanches ? Mais si vous étiez venus en France vieux, personne ne viendrait après vous. (l’audience répond, nous sommes venus jeunes). (…) Alors ne soyons pas prétentieux face aux jeunes. Chacune des barbes blanches ici doit se rappeler de ce qu’il était quand il est venu, mais Allah nous a ramené. Maintenant, nous, nous avons construit les mosquées, les jeunes vont les remplir, et vous oust ! Ça suffit, bougez un peu (l’audience rit). Qu’Allah nous guide vers l’action juste (l’audience dit amine). Alors qu’on s’aide les uns les autres mes chers frères. Faisons l’effort pour les jeunes, je vous jure qu’ils sont plein de bien. Ils sont plein de bien, alors qu’on leur invoque le bien. Rencontrons-les, parlons leur, disons leur au moins salam si nous les croisons dans la rue. Nous ne leur disons rien ! Faisons l’effort, aidons-nous : « aidez-vous pour le bien et la foi, et ne vous aidez pas pour l’injustice et le mal » a dit le Prophète »

Plus tôt, nous affirmions qu’aucune partie de la communauté des fidèles n’était demeurée gelée, à rebours de la dichotomie trop souvent admise entre les « anciens » gardiens d’un islam traditionnel et les « jeunes » réinvestissant la tradition en quête d’affirmation identitaire (et, implicitement, en toute ignorance de la « vérité » de l’islam) ; il s’agissait ainsi de réévaluer l’intérêt de l’opposition savante de ces deux catégories pour la description des formes contemporaines de pratique islamique. Il semble cependant que l’analyse peut être poussée plus avant, puisque l’articulation du processus de conversion et de la mission de prédication va au-delà de la critique « rétroactive » du vécu d’immigration pour aboutir à une forme de réflexivité émique quant aux modalités de constitution de la communauté des fidèles. Dès lors, c’est précisément la relation des « anciens » aux « jeunes » qui est visée, les premiers se voient ainsi reprochés d’être « mal réglés », de pas « faire l’effort » sur les « jeunes ». Qu’est-ce alors que « faire l’effort » ? Plus tard dans son prêche, Cheikh D. en explicitera le propos : « les Compagnons ont fait l’effort, alors il nous faut le faire aussi. Combien de gens, même dans ce quartier, ne savent pas l’existence de la mosquée ? Faisons l’effort, aidons-nous : « aidez-vous pour le bien et la foi, et ne vous aidez pas pour l’injustice et l’agression » dit le Prophète. Vous êtes prêts ? Qu’Allah nous fasse réussir (la salle dit amine) ».

« Faire l’effort », et plus encore « faire l’effort sur les jeunes », se voit ainsi renseigné d’un sens explicite : « faire l’effort » sur indique le fait de ramener dans la communauté des fidèles ceux qui n’y sont que peu inclus (« Combien de gens, même dans ce quartier, ne savent pas l’existence de la mosquée ? »). Mais cette première acceptation se voit immédiatement enrichie d’une seconde, où il s’agit de faire participer les « jeunes » à la mission de prédication (« Maintenant, nous, nous avons construit les mosquées, les jeunes vont les remplir, et vous oust ! Ça suffit, bougez un peu»), celle-là même que nous avons décrite comme le cœur contemporain de l’acte d’adoration. Il apparait ainsi que la dualité du processus de conversion à l’œuvre (à la fois subjective et collective) fournit également les coordonnées de la critique se déployant au sein de de la communauté des fidèles : les conditions du salut sont alors saisies à la fois en termes de réforme de soi que de celle des autres. Autrement dit, considérant cette intersection, faire l’effort engage à la fois l’élaboration, paradoxale et corporelle, d’une forme de vie (selon l’expression de Wittgenstein) et la constitution d’une critique immédiatement attachée à celle-ci.

Repenser l’acte d’adoration : pour une approche internaliste de la conversion


Néanmoins, avant de poursuivre la discussion ce qui est déplacé dans l’acte de conversion, arrêtons-nous un instant à l’une des conditions de possibilité de celui-ci. En effet, si l’acte de conversion à l’œuvre parmi la communauté des fidèles requiert une réforme à la fois subjective et collective, il apparait que ce double engagement ne peut être appréhendé qu’à la lumière de la non-discrimination entre « croyance » et « pratique » et, plus avant, entre processus de construction de sens et acte d’adoration. En d’autres termes, rompre avec la distinction entre « offre doctrinaire » et « demande sociale » (Laclau 2008) s’accompagne subséquemment d’un postulat à l’internalité du déplacement théologique effectué au sein de la communauté des fidèles.

Partons alors du constat suivant : aux côtés du postulat générationnel, les études panoramiques du fait islamique ont placé dans leur axiomatique la subordination mécanique de chaque forme de pratique religieuse à un centre de production doctrinaire qui lui est doublement étranger : d’abord en tant que les fidèles sont ainsi rendus passifs dans leur relation aux contenus de croyance puis dans la mesure où, considérant le cas de l’islam « diasporique », ceux-ci sont nécessairement issus d’un ailleurs – étatique - que le sociologue se fait fort d’identifier. Trivialement, les « anciens » orienteraient ainsi leur pratique vers les pays du Maghreb ou de ceux de l’Afrique subsaharienne (Kepel, 1987), là où les « salafistes quiétistes» calqueraient leur compréhension de l’acte d’adoration sur le savant saoudien dont ils se font les disciples (Adraoui 2013 ; Amghar 2013) – dans ce dernier cas, la forme religieuse dont il s’agit est ainsi subtilement décrite via le vocable du « pétro-islam ». Cas liminaire mais théoriquement exemplaire de l’approche doctrinaire, les « jihadistes » sont réputés mus par la pensée « extrémiste » (Khosrokhavar 2018) à laquelle ils adhèrent[9] en situation d’anomie sociale[10].

En ce point, la notion de tradition discursive permet alors de mettre de côté l’opposition diamétrale entre le postulat de la mise en application mécanique d’une « doctrine » fabriquée en externalité par des « centres de production » et la proposition inverse, quoique plus rare, de la superficialité des contenus de croyance. Autrement dit, en ne s’attachant pas à une définition problématisée de l’acte d’adoration, ces deux pôles ignorent ainsi l’un et l’autre le processus tout à la fois configurationnel, itératif et éminemment politique de mise en cohérence des pratiques au sein d’une même tradition discursive. Plus avant, du fait même du refus de l’interlocution avec les fidèles en tant qu’ils sont fidèles, une partie de la sociologie du « fait islamique » est ainsi aveugle au déplacement à l’œuvre au sein de la communauté et par conséquent aux modalités à travers lesquelles celle-ci se refonde en elle-même. Face à cette ornière, l’usage internaliste de la notion de conversion permet alors d’affirmer que ce sont les fidèles qui, confrontés à une trame du contemporain à laquelle la tradition héritée ne répondait que très insuffisamment, ont procédé à la recomposition des actes d’adoration. Nous retrouvons ici les mots de Michel de Certeau :

«l’« invention » s’opère dans le langage reçu ou subi, mais sous la forme d’une brèche. Une expérience collective était obscure à elle-même, perdue, voire effacée, par la culture aliénante qui s’était imposée du dehors ou dans sa propre tradition altérée (devenue douteuse ou passée) à la suite de la rencontre. Voici qu’elle trouve une possibilité de s’exprimer. Certes, elle se constitue dans l’interstice de deux sociétés, avec des matériaux tirés de part et d’autre. Ce n’est pourtant pas un « mélange » mais, pour un groupe, le signe d’une possibilité neuve, celle d’exister. Les thèmes culturels reçus d’un passé compromis ou d’un dominateur ne sont pas métamorphosés, mais ils deviennent l’instrument d’une expression originale ; ils sont « pris » autrement, rassemblés d’une manière qui symbolise une autonomie possible » (de Certeau, 1973).

Pour autant, ce réagencement ne se fait pas ex nihilo, il s’affirme d’un côtéà l’aune du « réseau de pouvoir » (Asad 1976) structurant la tradition discursive islamique et de l’autre en rapport à la trame du séculier qui rend nécessaire la conversion (« l’interstice de deux sociétés, avec des matériaux tirés de part et d’autre »).

Se déplacer dans la tradition

À l’appui du principe d’internalité de l’acte d’adoration et, par suite, du processus de conversion à l’œuvre au sein de la communauté des fidèles, une figure du déplacement auquel ce texte s’attache est ainsi celle du rapport aux formes religieuses dites traditionnelles. Le propos est alors le suivant : l’existence de pratiques en apparence héritées des pays « d’origine »indique moins une continuité réelle qu’un réinvestissement original de la tradition à la lumière du sens lui-même recomposé de l’acte d’adoration.

Extrait de journal de terrain en date de l’Aîd el-Fitr[11] (15 juin 2017)
J’arrive à la mosquée Abou Bakr longtemps avant la prière. Abdellah (67 ans), Mohamed (70 ans) et Chaoui (73 ans) préparent les lieux. Des tapis sont posés à l’extérieur, à côté des tables où sont placés les dattes et verres de lait que nous mangerons après la prière. Comme toujours, Mohamed, vieil homme dont je ne parviens toujours pas à déterminer l’origine par le dialecte arabe qu’il parle, est en charge de la corbeille où sont récoltés les dons pour la nouvelle mosquée. À mesure que les fidèles affluent, habillés d’un blanc brillant, une litanie s’élève de la communauté rassemblée :

« Allah est le plus grand, Louange à Allah, Grâce à Allah, Il n’est de dieu qu’Allah »

Jeunes, vieux, hommes, femmes, « maghrébins », « africains », « Frères de l’Effort », pratiquants occasionnels, bien vite, l’intérieur de la mosquée ne suffit plus à contenir l’ensemble de la communauté et les tapis disposés au pied d’une des tours des Lumières sont également entièrement occupés, les derniers arrivés prieront à même l’herbe du square attenant. Abdellah prononce un court discours visant à encourager les dons pour la construction de la nouvelle mosquée, avant de laisser la place à l’imam Youssef qui félicite les croyants pour leur jeûne avant de conduire la prière. À la sortie de la mosquée, les fidèles se congratulent les uns les autres, en une cacophonie de langues et de formules.

De l’Occitanie à l’est de la Seine-Saint-Denis. À la mosquée Abou Bakr de la cité des Lumières, la référence à l’ailleurs est limpide dans la volonté des fidèles de se voir assignés un imam directement désigné par les autorités consulaires de l’un des « pays d’origine ». Celui-ci, Youssef, particulièrement jeune et arrivé sur le territoire national en 2014, ne comprend que très partiellement le français, ne le parle pas et fait montre d’une présence très relative dans la vie de la mosquée et, de manière plus générale, dans celle de la cité des Lumières. Cependant, pour ceux et celles qui l’ont fait venir à Abou Bakr, il semble qu’il soit moins attendu de l’imam l’exercice d’une autorité effective que la revivification d’une appartenance commune célébrée et ainsi personnifiée. Plus avant, la relation charismatique allant de l’imam Youssef aux fidèles de la mosquée Abou Bakr tient ainsi à la maîtrise par le premier des formes liturgiques traditionnelles, c’est-à-dire celles supposées[12] avoir cours au sein des « pays d’origine ». À ce titre, la pratique de la « lecture du hizb » qui a cours parmi les plus anciens d’Abou Bakr est emblématique : est ainsi collectivement récitée une portion déterminée du texte sacré selon une succession calendaire complexe[13] et sur le mode de la tilawa (forme de lecture rythmée), une première fois après fajr et une seconde entre moghreb et ich’a. Si la pratique est originellement éducative et à destination des plus jeunes, celle-ci est coupée de toute transmission aux générations suivantes d’Abou Bakr et ne perdure ainsi que parmi le cercle des « anciens », augmenté du seul Youssef et dont le rôle est alors de garantir l’exactitude des versets psalmodiés.

La réalité collective que personnifie l’imam est ainsi paradoxale. Son sens le plus apparent est dûment commenté dans la sociologie du « fait islamique » ; il consiste en l’incarnation d’un « milieu artificiel » (Halbwachs 1968) au sein duquel un sous-groupe particulier déploie un islam « dominé, expatrié, mutilé et réduit à un simple de corps de conditions strictement figées » (Sayad 2014 : 137). Cette « théologie de l’attente » (que l’on pourrait aussi qualifier de « théologie du souvenir »), soit une hystérésis (Bourdieu 2002) religieuse dont la fonction première est d’offrir une défense passive de la conscience privée du collectif dominé, serait alors condamnée à la disparition du fait de la marginalisation progressive de ceux qui en sont les porteurs, nommément les « anciens ».

Pourtant, cette première signification se double immédiatement d’une seconde : si l’imam Youssef personnifie bien les formes liturgiques dites traditionnelles, leur investissement parmi la communauté des fidèles fait figure de condition aussi bien que de résultante du processus de conversion. Ici, il s’agit moins du « souvenir » que de la manifestation, certes située au sein d’un sous-groupe particulier, de la compréhension nouvelle de l’acte d’adoration. À la cité des Lumières, celle-ci se donne d’abord à voir dans le geste historique qui a vu les fidèles, à la fin des années 1990, construire la mosquée Abou Bakr. Ici comme ailleurs, le processus d’édification des lieux de cultes au sein même des quartiers où réside la communauté (et en opposition aux premières salles de prières dans les foyers de travailleurs et au « réduit privé » décrit par Sayad) témoigne ainsi d’une territorialité nouvelle : là où les musulmans sont, l’adoration est « complète ». Autrement dit, si une partie de la communauté des fidèles s’attache aux formes liturgiques traditionnelles, ces dernières, recomposées, sont, selon l’expression de Michel de Certeau, « l’instrument d’une expression originale » dont le sens est paradoxalement la déliaison de l’acte d’adoration et de l’ailleurs réputé islamique (c’est-à-dire les pays « musulmans » qui ont été quittés).

Sitôt que le rapport de l’acte d’adoration aux formes traditionnelles est enrichi d’un troisième terme, celui de communauté, la portée du processus de conversion qui s’opère apparait au grand jour. Ainsi, à Aïd el-Fitr, il s’agit bien de la formule consacrée qui est déclamée : « Allah est le plus grand, Louange à Allah, Grâce à Allah, Il n’est de dieu qu’Allah ». Si le rituel n’est pas original et puise sa source dans la tradition discursive islamique abordée en son versant maghrébin, la portée qui lui est désormais attribuée excède de beaucoup la simple survivance de schèmes culturels transposés dans le cours de l’immigration : par le biais de la répétition collective de la forme liturgique, il s’agit bien de la communauté des fidèles qui, rassemblée aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la mosquée Abou Bakr, fait advenir la fin du jeûne à l’issue du mois de Ramadan. Ce n’est alors qu’à la suite de la litanie collective que l’imam Youssef félicite les croyants et c’est ainsi que, symétriquement, la forme liturgique joue un rôle de réassurance dans la proclamation de la fin de « l’attente », c’est-à-dire la possibilité pour la communauté des fidèles d’affirmer en elle-même la possibilité du salut.

Sortir au monde : retour sur une prédication

Jusque-là, il a été envisagé quelques-uns des effets du processus de conversion, d’abord en définissant les procédés critiques par lesquels la communauté se pense dorénavant en elle-même ; puis, considérant la déliaison de la pratique islamique de l’ailleurs qui a été quitté, le rapport qui s’établit alors avec la tradition héritée. Ce n’est donc que latéralement que le propos s’est attaché à l’acte d’adoration, duquel on a pourtant postulé que la compréhension nouvelle dont il est investi constitue le cœur du déplacement à l’œuvre. Comment saisir alors cette recomposition de sens, non plus à travers ses effets collectifs ou par le biais des figures liturgiques qu’elle emprunte, mais bien en son essence, c’est-à-dire en tant qu’elle est une fidélité redéfinie ?
Formulé ainsi, le problème de l’aboutissement du déplacement opérécourt le risque de « rabattre » la description du processus de conversion sur le postulat doctrinaire (la résultante serait alors un ensemble de croyances s’énonçant verbalement) ou identitaire (soit la constitution de marqueurs symboliques en vue de l’institution d’une contre-société). Au-devant de cette ornière, il s’agit dès lors de donner à la recomposition de l’expérience religieuse l’acceptation générale de l’élaboration d’une forme de vie dont le principe est ce qu’Asad appelle « the cultivation of sensibilities » (Asad 2018 : 12). Cet élargissement permet ainsi de saisir en un seul geste l’information des corps dans le cours du réagencement de la tradition discursive et la constitution d’un pendant idéologique, en d’autres termes, d’une parole.

« Je ne suis pas allé à l’Université, ni à l’école, ni à Al Azhar. Je vous demande pardon, parce que je ne suis pas à la hauteur de faire ce discours, cette place est réservée à ceux qui se sont sacrifiés pour la religion, qui ont donné leurs vies pour la religion, et c’est pourquoi leurs paroles ont plus d’impact que les miennes, malgré le fait que ce soit les mêmes paroles. C’est pour cela que le musulman cherche à tout instant à orienter son cœur vers Allah, car Allah regarde en permanence les cœurs, comment il est orienté, quelle est sa position, si l’on y a bien évacué toute raison autre qu’Allah. Et c’est pour cela que les plus importantes des adorations sont celles des cœurs. (…) Comment chaque membre de cette communauté doit se dire qu’est-ce qu’il peut ramener à la religion, comment être la cause de la miséricorde d’Allah ? Car si les gens ont la religion, tout se passe bien, s’ils ne l’ont pas, même s’ils ont tout, ils n’ont rien. On a visité des gens et on leur a demandé quel était le problème : pas de problème matériel, il a le travail, il est marié et a une famille, une voiture, une maison, les vacances etc. Mais il te dit qu’il n’est pas bien, et qu’il n’attend que de se suicider, qu’Allah nous protège. Il a tout, mais il n’est pas bien, parce que le grand bien est la relation avec Allah. Et comme il l’a coupée, tout ce qui l’entoure devient un fardeau, le bienfait devient une malédiction. Partout où tu vas, que tu sois avec le musulman ou le non-musulman, il te dit je ne suis pas bien. Il a tout pourtant, mais c’est l’intérieur qui manque, pas l’extérieur. Ce n’est pas la carte bancaire, c’est à l’intérieur, c’est le cœur qui n’est pas bien. Mohamed va nous demander : il y a beaucoup de personnes autour de toi, qu’as-tu fait pour eux ? Nous dirons que nous sommes venus en Europe pour gagner de l’argent et subvenir à nos familles, mais nous avons vu l’état de ces pays. Alors nous avons changé l’intention et que nous avons voulu qu’Allah nous utilise comme cause de guidée pour les musulmans et les non-musulmans, ici comme dans nos pays ».

Prolongeons l’enquête au sein de la mosquée Abou Bakr de la cité des Lumières et, au rang de ses fidèles, parmi une communauté de prédication que nous appellerons génériquement les Frères. Plus tôt, nous avons défini la superposition de l’acte d’adoration à la mission de prédication comme la condition de la double attestation de la conversion à l’œuvre dans la communauté, subjective et collective. Partant de là, le geste prédicatif au centre du déplacement opéré est d’abord une instruction de soi dont la portée spirituelle transcende sa mise en discours (« c’est pourquoi leurs paroles ont plus d’impact que les miennes, malgré le fait que ce soit les mêmes paroles »). C’est là une caractéristique de la recomposition contemporaine de l’acte d’adoration : son acceptation parmi la communauté des fidèles relève désormais du « cœur », soit une relation au divin peu médiatisée par les instances référentielles extérieures que sont le fiq’h (nous y reviendrons) et le savoir moderne (« Je ne suis pas allé à l’Université, ni à l’école, ni à Al Azhar »). Tel qu’elle s’affirme alors, la recomposition de la pratique islamique n’est ni instantanée ni idéelle mais se mesure à l’échelle du temps donné ; la formation des corps pieux (Mahmood 2005 : 137) est ainsi fondée sur la réitération des actes d’adoration en vue de la constitution d’un soi « orienté vers Allah ».

Plus avant, le déplacement que les Frères mettent en discours est d’abord celui visant à l’élaboration d’une forme de vie fondée sur une approche spiritualiste du réel. Au sein même de la tradition islamique, celle-ci diffère ainsi de la shari’a, que l’on peut définir comme un système épistémologique et discursif (Zysow 2013) dont l’objet est la traduction de la Révélation en une casuistique des situations et des comportements vertueux(el-Shamsy 2013) – et qui ne correspond pas, comme il est le plus communément admis, à la loi (Ali Agrama 2012). Ce déplacement à l’égard de la shari’a, sans qu’il signifie pour autant la non-observance, induit alors une forme de vie alternative fondée sur l’adoration ; le divin y est ainsi plus directement atteignable, quoiqu’au prix de la rupture consciente et critique avec d’autres points d’ancrage dans le réel, en d’autres termes, des épreuves (« Allah regarde en permanence les cœurs, comment il est orienté, quelle est sa position, si l’on y a bien évacué toute raison autre qu’Allah »). S’agissant des Frères - dont la pratique constitue la forme la plus aboutie du déplacement de l’adoration au sein de la communauté des fidèles, il s’ensuit ainsi de l’autonomisation relative à l’égard de la shari’a une importante fécondité théologique.

S’il fallait interrompre l’analyse en ce point, il semblerait alors que la nature de la conversion de l’adoration qui s’opère parmi la communauté des fidèles relève d’une forme de mysticisme, dont les racines dans la tradition discursive islamique sont anciennes et bien connues. Sans que cette caractérisation soit entièrement inexacte, la conversion du soi à une relation non-médiatisée entre le « cœur » et le divin se double immédiatement d’un appel aux autres (« nous avons voulu qu’Allah nous utilise comme cause de guidée pour les musulmans et les non-musulmans, ici comme dans nos pays ») et, par suite, d’une définition morale de la communauté. Cette dernière s’appréhende difficilement via le questionnement identitaire, pas plus qu’elle ne constitue la traduction symbolique d’une appartenance de fait. Car tel qu’entendu dans le déplacement de l’acte d’adoration, le collectif se définit d’abord par une fidélité partagée et dont l’identification à une forme de vie alternative est permise par son caractère potentiel : c’est ainsi que les « pays musulmans » ne sont pas présumés participants de celle-ci. Une autre conséquence à la définition du collectif en tant qu’il est une communauté de fidélité consiste alors en ce que ce geste se double d’une prescription normative sur la société séculière, autrement dit, d’une critique à l’endroit de cette dernière (Jaeggi 2018). Celle-ci ne se fonde pas sur une quête de reconnaissance (c’est en cela que la prédication ne définit pas une « identité »), pas plus qu’elle ne prend appui sur une demande de redistribution (« Ce n’est pas la carte bancaire, c’est à l’intérieur, c’est le cœur qui n’est pas bien »).

De ce double évitement, il résulte alors que, par-delà la conscience dramatique du monde qui s’y donne à voir, la critique à l’œuvre a pour objet la vie mutilée (selon l’expression d’Adorno), c’est-à-dire la condition séculière à laquelle il est reproché une absence constitutive d’intériorité (« On a visité des gens et on leur a demandé quel était le problème : pas de problème matériel, il a le travail, il est marié et a une famille, une voiture, une maison, les vacances etc. Mais il te dit qu’il n’est pas bien, et qu’il n’attend que de se suicider. Partout où tu vas, que tu sois avec le musulman ou le non-musulman, il te dit je ne suis pas bien. Il a tout pourtant, mais c’est l’intérieur qui manque, pas l’extérieur »). Cette critique n’est pas formulée depuis le postulat d’une vérité que la tradition discursive islamique détiendrait en propre : c’est parce que la communauté des fidèles a été confrontée à la trame séculière que le contenu de la mission de prédication se révèle (« Nous dirons que nous sommes venus en Europe pour gagner de l’argent et subvenir à nos familles, mais nous avons vu l’état de ces pays »). S’agissant-là du pendant idéologique de la forme de vie fondée sur l’adoration, cette critique s’accuse en pratique chez les Frères par une tendance certaine à l’ascétisme : donner du temps, l’un des mantras du geste prédicatif, est ainsi renseigné par l’implicite en partage du renoncement à toute forme d’enrichissement matériel.

Enfin, il découle du déplacement de l’adoration et de l’élaboration subséquente d’une forme de vie alternative qu’il s’y engage une configuration nouvelle de la sortie au monde, ce dont témoigne alors la notion islamique de « l’intention » (niyya). On le sait, cette dernière est aussi bien une dimension constitutive du rite (Asad 2003 : 90) qu’une disposition d’acceptation à l’égard de la volonté divine (Amer-Meziane 2017). Cependant, dans le cours du déplacement qui s’opère parmi la communauté des fidèles, il semble qu’une extension considérable lui soit ainsi donnée. « Nous avons changé l’intention » indique certes une relecture critique du geste migratoire, on l’a évoqué plus tôt, mais également une redéfinition des termes (on pourrait aussi dire une renégociation) qui lient la communauté des fidèles à la réalité matérielle, l’intention relevant ainsi en soi d’une action sur le monde lorsqu’elle s’accorde à la volonté divine (« Nous avons changé l’intention et que nous avons voulu qu’Allah nous utilise comme cause de guidée pour les musulmans et les non-musulmans, ici comme dans nos pays »). Canal par lequel s’exprime le pendant idéologique du déplacement à l’œuvre, c’est-à-dire la constitution d’une parole depuis l’acte d’adoration, l’intention se révèle également être l’interface théologique entre la réforme de soi et l’appel aux autres.

À ce stade du propos, quel reliquat au processus de conversion à l’œuvre ?

Partons du postulat suivant : si le déplacement qui s’opère a pour objet l’acte d’adoration, il faut nécessairement en conclure que la communauté des fidèles n’est pas la « communauté musulmane » : la première se fonde sur l’épreuve d’une fidélité en partage, la seconde désigne une appartenance dont la réalité sociologique est contestable. Il en résulte alors que la forme de vie fondée sur l’adoration n’est pas exclusive au sein de l’espace dans lequel elle se déploie : elle y coexiste avec d’autres sensibilités vis-à-vis desquelles elle se fait tantôt complice, tantôt critique. Pour autant, en dépit de cette précaution, il nous apparait ici que le passage à une compréhension de l’adoration fondée sur le geste prédicatif est décisif tant à l’échelle de la tradition discursive islamique qu’à la lumière de notre séquence historique (Dakhlia 2005 : 161). Ramenée à l’interlocution avec la sociologie, l’interrogation de la forme de vie attachée à l’adoration revient alors à réaffirmer la contemporanéité de la critique qui s’y engage, et dont démonstration est ainsi faite par la mise en lumière de la conversion qui s’est opérée au sein de la communauté des fidèles.

[1] Que Talal Asad, s’agissant de l’islam, identifie prioritairement à Ernest Gellner.
ASAD Talal. 1986. The Idea of an Anthropology of Islam. Center for Contemporary Arab Studies
[2] Selon la tradition islamique, Abou Bakr est le premier à avoir cru en la prophétie de Mohammed, dont il était un ami d’enfance. À la mort du Messager d’Allah, il lui succéda comme premier calife de l’Islam.
[3] Sans surprise, ces cas relativement rares de « rupture radicale » (dont l’archétype dans la sociologie de Gilles Kepel est le passage de l’islam « traditionnel » au « salafisme ») constituent l’essentiel de la littérature attachée aux « conversions intra-islamiques ».
[4] KARSENTI, Bruno. 2008. « Ni évaporés, ni gelés. L’émancipation et son reste », Po&sie, vol. 124, no. 2, , pp. 119-134
[5] Mais, une fois encore, ces oppositions canoniques (« salafis », « frères », « tablighis » etc.), en plus d’être le plus souvent inexactes, nous semblent mal dissimuler l’incapacité éprouvée au sein d’une partie de la sociologie du fait islamique à l’interlocution réelle avec les fidèles.
[6] Cheikh D. dira plus tard dans son prêche : « Mais Allah loué soit-il sait que nous sommes ambitieux. Nous avons eu nos contrats, pour gagner de l’argent et acheter du bétail. Et nous sommes venus dans un état moral qu’il vaut mieux taire, mais Allah nous a guidé vers Son chemin ».
[7] GEERTZ Clifford. 1992 [1968]. Observer l’Islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie. Paris, La Découverte
[8] Cheikh D. nous dira ainsi en entretien : « Quand je suis arrivé, j’étais musulman mais je ne connaissais de l’Islam que ce qu’on m’en avait dit mes parents et à l’école [au Maroc]. Quand j’ai été naturalisé, j’ai failli dire que je voulais m’appeler désormais Mickaël. Mais nous étions tous comme ça, et c’est par la grâce d’Allah que les choses ont changé ». Remarquons ici l’usage par Cheikh D. de la figure de la conversion opposée (je voulais m’appeler Mickaël), pour indiquer le chemin qui a depuis été parcouru.
[9] Ce terme est alors entendu en son sens le plus mécanique. De fait, à l’extrême des approches « doctrinaires » (c’est-à-dire en son versant cognitiviste), la mise en relation de l’offre idéelle et de la demande sociale se fait selon les théories de la « manipulation ».
Voir OLLION Etienne. 2017. Raison d’Etat, une histoire de la lutte contre les sectes, Paris, La Découverte
[10] L’expérience sociale est ainsi réduite à la thèse des « terreaux fertiles » que définissent les approches subjectivistes de la domination (dont une illustration est le thème du « sentiment d’exclusion »). Ce geste théorique permet alors de fonder l’argument de textes circulant librement d’un continent à l’autre et déterminant ains les choix individuels des futurs « extrémistes ».
Pour une critique plus détaillée de l’approche subjectiviste telle que mise en œuvre dans la sociologie de « l’islam », nous renvoyons ici à ESMILI Hamza. 2019. « La radicalisation n'existe pas, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit rien. Les sciences sociales à l'appui d'une nouvelle raison d'État », op.cit.
[11] L’Aïd-el-Fitr est la fête célébrant la fin du mois de Ramadan.
[12] Sans développer plus avant, il semble que les formes traditionnelles ont bien plus cours dans les situations d’islam diasporique qu’au sein des « pays musulmans ».
[13] Il y a soixante hizb dans le Coran et deux sont récités pour jour, sachant que la règle est qu’à chaque mois soit lue l’entièreté du texte sacré. Pour autant, comme le calcul est effectué sur la base du calendrier lunaire (dont les mois ne comptent que 29 ou 30 jours), et que la veille du vendredi est réservée à un hizb en particulier, des ajustements sont réalisés pour maintenir l’immuabilité de l’enchaînement des lectures.
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