Aux militant.e.s féministes et antiracistes.

Ce que nous devons à Adjani

Nejwa Mimouni
« Et je n'aurai plus qu'à
Mettre des verres fumés
Pour montrer tout ce que je veux cacher »
Isabelle Adjani, Pull Marine, 1983


Isabelle. Yasmina. À 10 ans, si j’avais pu vous écrire une lettre, je vous aurais dit, je vous trouve belle. Et forte. D’ailleurs, je vous trouve toujours très belle. Même dans les moments les plus agités de votre vie. Vous savez, j’aurais pu être votre fille, vous avez l’âge de ma mère. Elle aussi, elle est belle, vous partagez ce même teint diaphane et cette mine boudeuse. Et ce regard si mélancolique. Certains diront que c’est une oraison, un hommage ou juste une lettre d’une admiratrice. C’est plus que ça. C’est une lettre de gratitude. Je vous écris surtout parce que je vous dois beaucoup. Nous vous devons beaucoup. Nous, femmes arabes de France. Et militantes féministes et antiracistes.

Vous êtes une figure importante dans la construction de mon identité de femme. Et de femme arabe et musulmane de France. Il y a eu ma mère, mes grand-mères. Khadija, Oum Kalsoum. Et vous. Vos combats méritent d’être connus et reconnus. Vous avez ouvert la voie. Même avant mes 10 ans et ma rencontre cathodique avec vous, je vous connaissais déjà. Je vous connaissais sans le savoir. Cette femme sublime de la publicité Woolite qui donnait envie d’avoir des pulls en laine si doux. Cette adolescente espiègle aux longues tresses brunes dans « Le petit bougnat ». Cette jeune lycéenne passionnée, fille de Lino Ventura, dans « la Gifle ». Et bien c’était la même. C’était vous.

Il m’a fallu du temps pour le comprendre et faire le lien entre le modèle, l’actrice, et la femme de ce fameux soir du 18 janvier 1987. Ce soir-là, je vous ai rencontré. Mais aussi admiré. Cette séquence est rentrée dans l’histoire de la tlévision pour de nombreux français. Moi, j’étais de l’autre côté de l’écran, chez moi. J’avais 10 ans. C’était en 1987 ; à 20h, je n’avais pas tout compris, je me souviens que ça parlait de Sida, de rumeurs, de mort. De Camille Claudel aussi. Mais j’ai surtout retenu les mots « racisme » et « père algérien ». Je ne saisissais pas tous les enjeux de la discussion. Mais j’avais compris l’essentiel. L’injustice, l’acharnement, la folie. Ce qu’ont pu subir Karim Benzema ou Lena Mahfouf, récemment, est sans commune mesure avec ce déversement de haine féroce jeté à votre figure durant l’hiver 86. Peu de soutiens. Une énorme solitude. Vous en parlez avec beaucoup d’émotion dans le documentaire encore aujourd'hui.

Aux militantes féministes et antiracistes, Isabelle Adjani fut notre chair à canon. Et une sentinelle. La première. Les coups subis ont été d’une violence effroyable. Mais elle a tenu. Hiver 1986. Les réseaux sociaux n’existaient pas encore. Mais depuis quelques temps, une folle rumeur circulait. On disait qu’Isabelle Adjani serait atteinte du Sida. Pire elle serait morte. Le 18 janvier 1987, l’actrice s’invite au journal de Bruno Masure, sur TF1. Elle dénonce l’hystérie infondée et déclare « « Je suis surtout venue ici pour rassurer les gens, pour leur dire que je les aimais. C'est uniquement pour rassurer le public que je suis venue ce soir, et pour leur dire : "Ne croyez pas tout ce qui se raconte, parce que tout ce qui se raconte n'est pas vrai". Certains téléspectateurs refusent de vous croire. Bruno Masure évoque des courriers racistes d'une violence inouïe après votre passage. En réalité, pour eux, vous n’aviez pas seulement le sida. Vous étiez le sida, vous étiez ce virus qui terrorisait la planète entière. Ce virus incontrôlé avançait masqué pour mieux détruire les français. En réalité, vous étiez ce virus de l’immigration qui menaçait la Nation organique de l’intérieur.

Voilà de quoi vous étiez coupable.

Une beurette, de la Comédie française aux Oscars

Là, je m’adresse à la nouvelle génération des féministes. Il faut connaître Adjani. Yasmina Isabelle Adjani est née en 1955 à Paris. Son père est algérien. Il s’appelle Mohamed Cherif Adjani. Il est de Constantine. Sa mère est Emma Schweinberger, allemande. Dès le départ, rien ne va dans pour cette jeune fille née de cette union improbable. Fille de "boche" et de "bougnoule", elle est incarne l'alliance redoutée des ennemis intimes de la France. Isabelle a grandi dans une cité HLM à Gennevilliers, au sein d'un milieu populaire. Oui, Adjani est une meuf de cité d’origine algérienne qui a grandi dans la banlieue parisienne. Brillante et amoureuse de grands textes classiques. Adjani est une aura, une beauté et une intelligence. Mais, très tôt, sa mère demande à sa fille de cacher ses origines, et de feindre une ascendance turque. Imaginez la torture identitaire qui devait dévorer l’adolescente. Elle brouille très tôt les pistes. Elle apprend alors à (se) cacher et jouer un personnage qu’elle n’est pas réellement. On ne peut pas comprendre le génie d’Adjani sans connaître la genèse de son histoire. Le mystère qui l’entoure encore aujourd’hui est lié à cette impossibilité d’exister. Et la culpabilité d’être. C’est pourquoi, Adjani trouvera son salut dans le théâtre et le cinéma. Elle a eu l’insolence de s’affranchir du racisme lorsqu’elle part à la conquête d’un territoire où elle va déployer un talent à couper le souffle. Sa mère et la France lui ont interdit d’affirmer son identité hybride. La comédie lui offre l’occasion de se jouer de ce rôle d’imposteuse qu’on lui fait porter. Elle fera mieux. Des rôles elle en jouera une multitude. Avec vénération. Son art lui a offert la liberté de créer son propre personnage. Sa propre identité. Quand elle joue, elle n’est ni Yasmina, ni Isabelle. Elle est Adjani.

« Vous êtes une actrice fabuleuse (…) je n'ai jamais senti un désir aussi impérieux de fixer un visage sur la pellicule » François Truffaut

Rien d’elle ne laissait transparaître ses origines nord africaines. Et ce sera son pêché. Yasmina l’Algérienne passera inaperçue, dangereusement. Car elle est avant tout un visage. Blanc. Elle est ce regard. Ces yeux bleus. Pas bleu comme un pull marine. Mais bleu comme le froid, la vulnérabilité. Bleu comme un secret. Un bleu qui s’enflamme quand elle joue et un regard qui crève l’écran. La Reine Margot, Camille Claudel, la Dame aux Camélias, Adjani habite ses rôles avec une telle force qu’elle peut porter à elle seule un film. Elle n’incarne pas, elle hante ses personnages. Avec obsession. On ne sort pas indemne après avoir vu un film d’Adjani. La consécration mondiale viendra avec le remarquable Adèle H. de Truffaut. Le monde du cinéma la porte aux nues, et la meuf de cité est nominée aux Oscars. En 1979 elle accouche d’un garçon, Barnabé dont le deuxième prénom est Saïd.

Adjani, l’incomprise

Années 80. Des figures qui me représentaient n'étaient pas légion à la télévision.
Isabelle. Yasmina. Vous vous êtes affirmée Arabe au moment où je me découvrais arabe. Les vieilles passions françaises ne cessaient les débats politiques. Mais une nouvelle génération, enfants de l’immigration, la vôtre, s’était tenue vent debout pour résister. S’en est suivie l’historique marche pour l’égalité en 1983 pour dénoncer le racisme. Les ratonnades cruelles et barbares faisaient à l’époque la Une de l’actualité. On pense à Habib Grimzi. Étudiant algérien et touriste venu découvrir l’Europe, il avait 26 ans. Il visitait la France pour la première fois. Des légionnaires se déchainent avec force barbarie et jettent Habib du train à 0h15, le 15 novembre 1983. Monstrueux.

1983. C’est la marche des beurs. 1983. C’est la sortie du sulfureux l’Été meurtrier. 1983. Vous perdez votre père, Mohamed Adjani.

Est-ce un hasard si c’est à ce moment que vous avez pu enfin affirmer haut et fort vos origines ? Vous avez posé en photo aux côtés d’Harlem Désir dans le magazine Globe dans lequel vous déclarez « Je me suis toujours sentie beure » . Vous avez dit aussi à Pierre Séguillon dans le journal d’Antenne 2 « Revendiquer qui je suis, pour aider les plus défavorisés ». On ne vous le pardonnera pas. S’en est suivie une campagne ignoble orchestrée par le Front National, héritiers de la Collaboration et nostalgiques de l’Algérie française. Et par d’autres aussi. Quoi ? Isabelle aux yeux bleus de la Comédie Française a un père arabe ? Adjani est arabe ? Voilà. Vous aviez caché honteusement aux français ce sang impur. Votre visage n’était qu’un masque. Ce visage que vous tenez, avec la main sur la joue ce 18 janvier 1987. Comme pour dissimuler vos véritables intentions. Vous devenez une suspicion. Le white passing ne protège pas de la haine. Parfois, c’est bien pire. Car vous devenez cet élément dormant qui peut tromper tout le monde. Et pour la Nation, quand il se réveille, l’élément peut s’avérer dévastateur. Mortel. Comme le sida.

Je me suis identifiée à vous. Pas en tant que personne. Mais je me suis identifiée à votre douleur, à vos questions existentielles, concernant la place de la femme, d’une femme arabe. Plurielle. Fille d’immigrés. Sans réel ancrage. Quand on vous attaquait, j’avais l’impression que c’est à moi qu’on s’en prenait, à mon identité. Cela ne vous a pas empêché de poursuivre vos combats, et de déclarer votre amour pour l’Algérie. En 1988, vous vous rendez à Alger pour soutenir les étudiants algériens et leur désir de démocratie. Vous rencontrez Lounès Matoub, à l’hôpital, artiste kabyle et militant pour la cause amazighe, blessé grièvement par un gendarme lors d’une distribution de tracts. Hélas, il tombera sous les balles d’un groupe armé dix ans plus tard. Sur une célèbre photo, on vous voit lui tenir la main. Vous direz plus tard : « j'ai été, en 1989, très sensibilisée par l’agression terrible qu’il avait subi. Je me suis rendu à son chevet pour lui témoigner mon soutien ainsi que mon attachement. J’étais une de ses plus fidèles admiratrices. Je l’ai rencontré pour la première fois et hélas la seule fois, sur son lit d’hôpital ». Pendant la décennie noire, vous avez déclaré au Figaro, en 1997 « l’Algérie m’empêche de dormir et vous ? ».

C'est pourquoi je voudrais insister auprès de la nouvelle génération de militants. Son parcours d'engagement est de premier ordre. Admirez Adjani en visionnant cette vidéo du 18 janvier 1987. Bruno Masure, le présentateur vedette revient sur l’origine de la rumeur « Pourquoi vous ? Vous avez un père algérien (…) et puis il y a des endroits en France, où on n’aime pas beaucoup ça, peut-être que cela explique cela » elle répond « Écoutez ça fait partie de notre devoir à tous, en France, de dire qu’en France, qu’on n’est pas raciste, parce qu’hélas, ne pas dire qu’on n’est pas raciste, c’est cautionner le racisme avec tout ce qu’il se passe »[1]. Respect pour cette déclamation. Et ce départ d’anthologie quand elle quitte le plateau en embrassant Masure. Une audace insolente que j’ai envie d’interpréter comme « je suis arabe et je vous emmerde, je suis un virus et je vous embrasse quand même ». Elle dira plus tard, le traumatisme vécu et l’impact sur son corps. Elle se cache. Elle revient avec le rôle de sa vie, Camille Claudel, artiste sculptrice incomprise et injustement internée. Tout un symbole. C’est la consécration. Elle sera nommée à nouveau aux Oscars et obtiendra le César de la meilleure actrice en 1989. « J'aimerais me servir du corps de Camille Claudel pour pouvoir incarner mon propre désarroi, mon cri »[3]

Lors de la cérémonie, elle se présente avec une longue chevelure noire ondulée qui lui cache ce regard azur. Elle n’était plus les yeux bleus d’Isabelle mais les cheveux noirs de Yasmina. Sur scène, elle lira des extraits des Versets sataniques de Salman Rushdie pour affirmer son soutien à l’écrivain menacé. Adjani l’engagée. Jusqu’au bout. Adjani une femme maghrébine et libre.

Adjani, le voile et nous

Curieusement, sa prise de position la réconcilie avec les Français. Une partie de l’élite et de ses détracteurs l’ont perçu comme un gage d’allégeance. Adjani est arabe certes, mais elle a osé dénoncer ses cousins lointains de « fanatiques barbares musulmans » d’Iran . Donc ça va. Elle est des nôtres. Elle n’est plus « barbare » ni un virus. D’autres lui reprocheront une trahison. Elle sera à leurs yeux une « évoluée » au service d’un pouvoir colonial qui jubile lorsqu’on le conforte dans sa conviction d'être la civilisation par excellence. Toute sa vie, Adjani fera l’objet de polémiques racistes, d’attaques sexistes incessantes et de remise en cause de sa parole. Alors que la presse française est complaisante avec une autre icône, Brigitte Bardot, et ses obscénités racistes, sexistes et homophobes, obscénités sans intelligence.

Adjani. Elle. On ne lui fait pas de cadeau. On l’attend au tournant. On attend qu’elle trébuche. La France n’aime pas le succès, encore moins celui de ses enfants arabes. En 1983, les photographes la boycottent sur le tapis rouge, car elle refuse le photocall du festival de Cannes pour contester l’intrusion dans sa vie privée. Et puis une femme arabe et intelligente qui pense et s’affirme. Et ne se dé-voile que quand elle veut. Ça reste dangereux.
Mais personne ne peut contester son génie. Elle est aujourd’hui l’actrice culte française par excellence, qui a remporté cinq Césars et été nominée deux fois aux Oscars. Un record. Encensée dans le monde entier. Madonna, Sharon Stone, de nombreuses stars de cinéma lui vouent une admiration et désirent jouer avec elle. Adjani n’est pas seulement un visage, elle est un talent, une déclamation théâtrale et une passion. Imitée dans son jeu, son phrasé, son engagement. Mais jamais égalée.

Dernièrement, Adjani s’est exprimée sur les révoltes des femmes en Iran après la mort de Mahsi Amini. Elle aurait déclaré « "Ce combat me donne envie d'attendre des femmes qui portent le voile de l'enlever, dans le monde entier, par solidarité pour celles qui se font tuer, massacrer, en faisant ce geste". Déclaration choc reprise en boucle sur tous les réseaux sociaux. Les islamophobes s’en sont donné à cœur joie. Pour alimenter leur haine contre les femmes musulmanes qui portent le hijab. Des femmes instrumentalisées avec obsession pour semer la discorde entre femmes. Regardez, si même Adjani le dit, c’est que… Elle va devoir se justifier. Encore. France info refait une mise à jour en nuançant ses propos. Elle « a déclaré qu'il n'était pas question de 'ne pas entendre l'appel' des femmes iraniennes ». « Là où j'ai été assez déstabilisée et mécontente, c'était d'entendre dans l'émission de M. Morandini que j'appelais les femmes à l'enlever leur voile. C'est absolument ridicule » affirme-t-elle sur C à vous[5].

En 1987, on lui reprochera cette main sur la joue comme pour se cacher. En 2022, on lui reproche d’avoir porté un masque et des gants. L’acharnement est sans fin. Adjani se dérobe, se « voile », devient à nouveau suspecte. Foutez-lui la paix. Se justifier d’être. Se justifier d’exister. Se justifier de penser. Adjani est politique.

Mais là où je m'inscris en faux, c’est auprès de mes amis militants antiracistes, en particulier la jeune génération qui ont dénoncé le fémonationalisme d’une femme « blanche » bourgeoise. Pardon ? Adjani, une femme blanche ? Non. Et je me permets de vous dire que vous avez tout faux. Je vous le dis avec sympathie et sans condescendance. C’est mal connaître son histoire et le prix de son engagement. Le prix de son histoire. Elle a payé cher ses triomphes, sa conscience politique. Et le fait d’être arabe. Le fait de l’affirmer haut et fort dans une période difficile. Aujourd’hui, on la dit kabyle pour aseptiser ce mot qu’on ne saurait entendre. A-RA-BE. C’est en tant qu’arabe, qu’elle se présentera à la télévision suisse en 1977[6]. Avec une certaine hésitation mais courage. « Je suis française parce que je suis née à Paris, ma famille n’est pas une vieille famille française…du côté de ma mère c’est suisse allemande. Et du coté de mon père, c’est du côté..euh..Arabe. Disons que mon père est né en Algérie ». Voilà officiellement, elle n’est plus turque. A l’époque elle était une étoile montante et devenait une star mondiale. Elle sera reconnue la meilleure actrice de l’année par la presse américaine.

Adjani avait déjà dénoncé les polémiques stériles sur le burkini et le danger de la déchéance de la nationalité en 2016. Adjani est légitime. Le sacrifice a été grand. Elle est de la génération de ma mère, qui s'est battue pour ne pas mettre le voile dans les années 80. On ne peut pas fermer les yeux, ni réduire au silence ces femmes de notre communauté qui perçoivent le hijab comme un instrument d’oppression. Je ne partage pas leur rejet mais je les entends. Adjani a évoqué à plusieurs reprises les interdits qui la paralysaient, liés à l’éducation de son père. Elle redoutait à chaque fois son regard lorsqu’un de ses films était projeté. Cette fameuse Hchouma qui pèse sur le corps des femmes. Malgré le chagrin dévastateur lié au deuil, elle revient sur la mort de son père survenue avant la sortie de l’Été meurtrier : « Ironiquement, j’étais soulagée qu’il ne voit pas le film car il ne m’aurait plus adressée la parole pendant longtemps ».
Mais aujourd’hui, on ne peut pas avoir un débat serein sans que le hijab soit utilisé contre nous, contre les musulmans. Mariame Tighanimine le raconte avec beaucoup d’intelligence dans Dévoilons-nous[7] . En réalité, celles qui le portent ou qui l’ont porté sont les seules habilitées à se positionner. Celles qui le retirent ou celles qui le brûlent aussi. En France comme en Iran. Sous prétexte qu’elles seraient manipulées, on prétend les sauver. Les femmes musulmanes sont très intelligentes et sont aptes à savoir mieux que quiconque, ce qui est bien pour elles ou non. Ne les sous-estimez pas. Ce serait les insulter à nouveau. Ce serait raciste et sexiste.

Le voile est un instrument d’oppression dans de nombreux pays. Des théocraties comme des républiques laïques. Hors-la-loi quand elles l’enlèvent. Hors-la-loi, quand elles le mettent. Dans l’Histoire, le voile a été aussi un instrument de résistance. Durant la colonisation de l’Algérie, Assia Djebar, historienne et extraordinaire écrivaine, membre de l’Académie française, raconte dans L’amour, la fantasia comment les femmes se voilent et se couvrent même d’excréments pour repousser les soldats français afin que ces barbares ne les violent pas. On conquiert des terres. On conquiert aussi des corps. On ne peut pas comprendre l’obsession du voile en France sans remonter à cette histoire sombre du pays. Pendant la guerre d’Algérie, les autorités françaises mènent une campagne pour pousser les femmes arabes à se retourner contre leurs hommes. On les encourage ou on les force à se dévoiler. Comme un gage de « civilisation ». Des affiches sont placardées et des cérémonies de dévoilement sont organisées. Ce sera un échec. Non seulement, une partie reste voilée tandis que d’autres le retirent de leur propre chef, mais les femmes algériennes prennent les armes, et combattent les colons et l’armée française. Encore aujourd’hui, la femme arabe est dans l’inconscient collectif comme celle qu’on veut sauver ou punir. On ne peut comprendre la haine abjecte dont Adjani a fait preuve dans les années 80 sans la relier à cette Histoire.

Aujourd’hui, en Iran, une révolution est en marche. Les femmes iraniennes défient le pouvoir et brûlent leur voile. Avec une telle bravoure. Un tel sacrifice. Combien de temps encore à supporter cette théocratie moribonde qui contrôle les corps, les désirs et les pulsions de vie de toute une jeunesse ? Ces femmes sont un exemple. Combien de temps encore les États dans le monde, partout dans le monde, en Occident comme en Orient, utiliseront leurs lois pour savoir si les femmes peuvent avoir des enfants ou non, aller à la piscine, jouer au football ou étudier, voilée ou avec un croc-top, ou coucher avec qui elles veulent. Combien de temps mesurer la valeur des femmes en fonction des lois des États ?

Nos corps sont politiques. Et sont devenus une rançon pour reprendre notre liberté. Aux militantes féministes et antiracistes, n’attendons pas, pour les femmes en Iran ou en Afghanistan, de prendre position de peur que cela soit instrumentalisé. Contre nous et contre les nôtres. Ça l’est déjà, cela a toujours été le cas. Ne soyons pas dépendants de leurs opinions. La récupération conforte les islamophobes et racistes, ils aiment se rassurer quant à la supériorité de leur civilisation. A-t-on besoin de leur avis ?
« Notre silence ne nous protègera pas », dit Audre Lorde. En ce qui me concerne, je refuse d’être leur otage. L’otage des opinions de ceux qui nous dominent et nous haissent. Je refuse d’être l’otage de leur validation.

Les États dits démocratiques alimentent aussi les violences sexuelles et sexistes dont sont victimes les femmes de manière mortifère. En France, en Italie, aux États-Unis. Est-ce qu’on peut appeler féminisme, le féminisme d’un État sexiste dominé par des hommes qui dit aux femmes comment être féministe ? Un État français qui abrite en son sein, dans ses institutions, des violeurs et des agresseurs sexuels et une classe politique qui enrage dès que des femmes dénoncent leurs supercheries.
Nous ne sommes pas dupes.

Adjani et ses héritières

Rachida Brakni, Aissa Maiga, Camélia Jordana, Leila Bekhti, Lyna Khoudri, Adèle Haenel, Golshifteh Farahani et tant d’autres. Des héritières.

Talentueuses et engagées. Elles ont compris qu’elles avaient une responsabilité. Elles prennent des risques avec leurs tripes et mettent leur art au service de leur engagements. Elles sont là. Isabelle Yasmina, vous n’êtes plus seule. J’avoue que j’ai moins d’admiration pour d’autres. Les tartuffes de l’engagement. Un engagement à géométrie variable. Celles qui découvrent l’antiracisme quand il s’agit de George Floyd aux États-Unis ou le féminisme quand il s’agit de l’Iran. Pour flatter leur égo et avoir des milliers de likes quand elles publient un carré noir ou découpent une mèche de cheveux. À ces actrices, pas besoin d’aller aussi loin ; en France, le monde du cinéma, votre monde regorge de prédateurs. Racistes, homophobes et sexistes. Le combat commence là.
Isabelle. Yasmina.
Madame Adjani.
Vos héritières sont nombreuses. Et partout.
Sur les plateaux de cinéma. Elles prennent position et ont pris des coups. Violemment.

A l’occasion de la sortie du film « Sœurs », vous avez évoqué avec émotion vos liens avec l’Algérie et vos racines volantes, en 2021. Et dans ce film, vous vous appelez Zohra. Comme ma mère. Vos héritières et sœurs sont aussi dans ces quartiers en périphérie, avec des "racines volantes". Le 15 octobre s’est organisée en Seine-Saint-Denis une marche féministe et antiraciste extraordinaire pour dénoncer le racisme, la lgbtphobie, le sexisme dont sont victimes les femmes et les plus précaires . Des collectifs féministes divers et multiples qui ont rassemblé des femmes de tout horizon. Exilées, queer, noires, arabes, afghanes, iraniennes. Elles ont les yeux bleus, noirs, noisette, vert, marron. Mais la profondeur d’un pull marine dans le regard. Des femmes qui refusent de toucher le fond et ont marché dans la sororité. Et qui agissent en silence mais avec efficacité sur le terrain. Parmi d’autres associations qui tiennent ce pays hors de l'eau, là où la République a failli.
Une marche historique.

Les quartiers ne sont pas des déserts féministes. Bien au contraire, c’est souvent dans ces contrées à la marge que jaillit une force de la révolte qui inspire le reste du pays. Madame Adjani, vous êtes originaire de Gennevilliers, de la banlieue parisienne et aujourd’hui vous êtes devenue une actrice culte dans le monde entier. La banlieue influence Paname. Paname influence le monde.

Le féminisme, c’est aussi oser se lever contre nos propres hommes, tous, d’où qu’ils viennent. Malgré l’amour qu’on leur porte. C’est réclamer de repenser les règles du jeu. Terriblement en notre défaveur. Et qui nous mettent en danger. De mort. Piétiner avec rage des lois sexistes, racistes, pour sauver notre peau. Et d’en créer des nouvelles. Ensemble. On ne lutte pas contre les hommes, on lutte contre ce système qui les favorise. Et qui nous détruit. Et nous montent les unes contre les autres. Ni plus. Ni moins. Le drame de notre combat est là. C’est d’avoir à lutter contre un ennemi qui nous est si proche. Qui est en nous. Comme un virus.

Ayons l’audace d’Adjani, elle a osé se positionner sans jamais renier. Ni les siens. Ni elle-même.




[1] Journal de Bruno Masure le 18 janvier 1987 https://www.youtube.com/watch?v=BZ2d_EyNc2g
[2] Documentaire, Isabelle Adjani, 2 ou 3 choses qu'on ne sait pas d'elle de Frank Dalmat, Arte, diffusé le 5 mai 2013.
[5] Emission C à vous, 7 novembre 2022 https://www.youtube.com/watch?v=Zmy80mLcoa0
[6] Gros plan sur Isabelle Adjani, RTS en 1977 https://www.youtube.com/watch?v=NpQyA11N56g
[7] Mariame Tighanimine : «J’ai adopté le voile en cinq minutes, j’ai mis cinq ans à le retirer»
https://www.liberation.fr/idees-et-debats/mariame-tighanimine-jai-adopte-le-voile-en-cinq-minutes-jai-mis-cinq-ans-a-le-retirer-20211012_SLU4H3PWKZGZHAKZ4CJAJD4JLI/

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